La flemme de l’enfer
Un bruit de grincement de porte me réveilla en sursaut alors que je dormais paisiblement, bien au chaud sous ma couette. À moitié dans le coaltar, je levai la tête et aperçut tout à coup un monstre hargneux et bavant de colère, ma mère, entrer dans ma chambre.
— Debout, espèce de fainéant ! s'écria cette dernière. Tu dois partir pour le lycée dans quarante-cinq minutes.
— Oui, maman, répondis-je, avant de me rendormir aussitôt.
Dix minutes plus tard, le monstre affreux poussa à nouveau ma porte, et plus furieux que jamais, il grogna à nouveau :
— Lève-toi immédiatement ou je vais me fâcher, sale paresseux !
— J'ai la flemme, lançai-je.
— Flemme ou pas, tu vas te lever en quatrième vitesse, te doucher, t'habiller et prendre ton petit-déjeuner ! Allez ! Dépêche-toi !
— Rien qu'à entendre ta liste de choses à faire en si peu de temps, je me sens malade ! râlai-je.
— C'est ta glandinite aiguë qui te prend à nouveau ! s'exclama-t-elle. Allez, debout, feignasse, et tout de suite !
D'un coup, d'un seul, elle se saisit de ma couette puis la jeta à l'autre bout de la chambre.
— Ça, c'est un coup bas, maman, hurlai-je ! Ça se fait pas, surtout qu'il fait si froid ! Vous avez coupé le chauffage, papa et toi, ou quoi ?
— Mais c'est qu'il se plaint en plus, ce flemmard ! s'outra-t-elle.
Elle pointa subitement son index rageur vers moi tout en serrant les dents.
— Debout maintenant, parce que je peux t'assurer que si tu te mets pas un coup de pied aux fesses tout de suite, j'aurais pas la flemme de te punir de téléphone, moi !
— Vas-y, lançai-je par défi, punis-moi, si ça peut te calmer les nerfs !
Elle me tança du regard, les yeux presque hors de leurs orbites. Pour la titiller et la faire sortir encore un peu plus de ses gonds, je feignis d'essayer de me ficher un coup de pied aux fesses.
— On peut savoir ce que tu fabriques maintenant, bougre d'imbécile ? balança-t-elle.
— J'essaye de me m'auto-shooter le cul, comme tu me l'as demandé, maman, mais je crois bien que c'est physiquement impossible ! m'amusai-je.
— Quand je t'aurais rossé, je peux t'assurer que tu en seras capable, riposta-t-elle avec fureur.
Elle s'approcha du lit et je crus qu'elle allait mettre sa menace à exécution, mais elle se contenta de poser ses poings sur les hanches et de me regarder avec défi.
— Si seulement t'avais la flemme de raconter des conneries, ça me ferait des vacances ! se plaignit-elle.
Puis d'un bond, soudainement, sans même que je puisse esquisser le moindre mouvement de parade, elle se jeta sur mon téléphone qui était posé sur la table de nuit, et s'en empara, avant de le ranger dans la poche de son pantalon.
— Tu reverras ton meilleur ami dans une semaine, coco ! fanfaronna-t-elle ensuite, un rictus de jubilation au coin des lèvres.
Être séparé de mon téléphone me mit au comble du désespoir, mais je me refusai catégoriquement à le montrer, par fierté.
— M'en fous, baratinai-je, de toutes façons, j'ai la flemme de l'utiliser dernièrement, mon portable !
— On en reparlera dans dix minutes quand tu feras ton habituel caca nerveux pour que je lève la punition et que je te le rende !
Elle pouffa de rire.
— Laisse-moi deviner, me gaussai-je, t'auras pas la flemme de m'envoyer chier, alors !
— C'est exactement ça !
— Tu ferais mieux de pas avoir la flemme de travailler tes blagues, maman, rétorquai-je. C'est les mêmes depuis dix ans et elles sont pas drôles ! Ça va être quoi la prochaine ? « J'aurais dû t'appeler tire-au-flanc » ou « Ton deuxième prénom c'est branleur » ?
— Branleur, c'est pas moi qui le dis, déjà, c'est ton père ! Et toi, pour ta gouverne, garnement, tu ferais mieux de pas avoir la flemme de travailler tout court, toi, parce que tes notes au lycée sont catastrophiques pour ce trimestre !
— Je me suis mis au travail, pourtant, répliquai-je.
— Ah ouais ?
— Ouais. Je lis ! Regarde sur mon bureau.
Elle tourna la tête puis se saisit du livre qui y était posé.
— « Le droit à la paresse », de Paul Lafargue, lut-elle. C'est quoi cette merde ?
— C'est le livre que le prof de philo nous a conseillé de lire.
— Il a pas autre chose à vous faire lire ce con-là ?
Je ricanai d'une manière volontairement moqueuse.
— Le prof de philo a dit que certains de nos parents diraient ça quand il verraient le titre du livre, jugeant promptement la couverture, et avec facilité, plutôt que de prendre la peine de lire l'ouvrage. Et il a même ajouté que ce seraient les plus fermés et les plus simples d'esprit qui réagiraient comme ça ! mentis-je.
— Et « ta gueule p'tit con !», il a aussi dit que certains parents le diraient ?
Je soupirai le plus ostensiblement qu'il me fut possible de le faire pour mettre en scène ma tout à fait factice consternation face à cette violence verbale en réalité nullement incommodante pour moi.
— Souffle encore une fois comme ça, avec mépris, et crois-moi, j'aurais pas la flemme de t'en coller une ! me menaça désormais ma mère, qui n'avait pourtant jamais levé la main sur moi.
Elle se calma ensuite puis désigna du doigt mon téléphone, dans sa poche.
— T'as gagné, champion, la punition vient de passer à deux semaines. Et maintenant, lève-toi, et tout de suite !
— On est jeudi et j'ai philo, répondis-je. J'irai à dix heures et j'invoquerai mon droit à la paresse auprès du prof. Il me trouvera super brillant et ne me notera pas absent, et avec un peu de chance, il me donnera même un bon point !
Ma mère explosa de rire.
— T'es tellement flemmard, mon fils, piailla-t-elle, que quand on est seulement mardi tu crois qu'on est déjà jeudi !
— Oh ! béai-je avec dépit. Je commence par deux heures de maths !
— Et au discours que ton prof de maths m'a tenu lors des rencontres parents-profs, il va pas trop apprécier ton laïus sur le droit à la paresse !
— Carrément pas ! confirmai-je.
— Il te reste donc plus qu'à te lever, fiston !
— Non, maman, j'me lèverai pas, lui opposai-je. J'en peux plus du lycée, je vais arrêter les cours !
— Ah bon ? s'étonna-t-elle. Éh ben tu vas te lever quand même, mais pour aller à Pôle emploi alors !
— Pôle emploi, c'est quoi ça ? l'interrogeai-je.
— C'est l'endroit où on va pour chercher du travail.
— Mais maman, t'es folle ou quoi ? gloussai-je en réaction à cette idée loufoque. Je compte pas chercher de travail, je compte prendre une année sabbatique, pour réfléchir à la vie !
Elle sourit avec un brin de malice.
— Tu veux faire flemmard professionnel et être logé, nourri et blanchi par papa et maman, c'est ça ! Ben tu rêves, parce que la glandouille à s'astiquer la nouille, comme dirait ton père, ici, c'est non ! Tant que tu vis chez nous, tu vas à l'école ou tu bosses, un point c'est tout !
— Si c'est comme ça, vous ne me laissez pas d'autre choix que de quitter la maison, papa et toi ! conclus-je.
Ma mère ricana une fois de plus.
— Très bien ! On peut savoir quand est-ce que tu comptes partir ? questionna-t-elle.
— Tout de suite ! rétorquai-je avec détermination.
Ma mère resta plantée sur place, immobile, au milieu de ma chambre, à me regarder bêtement et je me mis alors à sourire profondément en mon for intérieur, supputant que d'un instant à l'autre, elle fondrait en larmes ou se confondrait en excuses afin d'éviter que l'oisillon ne quitte le nid et ne la laisse orpheline d'enfant.
— Et alors, tu prépares pas tes affaires ? finit-elle par demander, à ma grande surprise.
— Euh, non, bafouillai-je.
— Et on peut savoir pourquoi ?
— Parce que j'ai trop la flemme ! grondai-je, avant de me lever en trombe et d'aller prendre ma douche, monstrueusement hargneux et bavant de colère.