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Le Pont de Fer (début du chapitre 1)

Deux siècles et demi après la fin de notre civilisation, au milieu des ruines de Paris, la communauté des ponteux vit dans l'allégresse à l'abri des deux forteresses protégeant son pont, cette ancienne tour qui portait le nom de tour Eiffel, jadis, avant son effondrement au-dessus du fleuve. Un matin, le quotidien des membres de cette communauté est bousculé par l'arrivée de deux colonnes de soldats qui approchent depuis l'est, l'une sur la rive gauche et l'autre sur la rive droite de la Seine, afin de s'emparer de leur pont, le dernier à encore surplomber le fleuve.



Mémoires sacrés de la Grande Pontife Rébécane



Année 243ème après l'effondrement de la civilisation des Anciens Hommes



30ème jour du mois des fèvres



Point du jour : Deux interminables colonnes de soldats sont arrivées depuis l'est, l'une sur la rive droite de la Seine, l'autre sur la rive gauche du fleuve, et se sont postées face au Fort-Flèche et au Fort-Piliers, les deux forteresses protégeant notre pont, cette ancienne tour que les Anciens Hommes appelaient la tour Eiffel, et qui est désormais notre foyer, à nous, le peuple du pont de fer.



Mijour : Un homme monté sur un destrier caparaçonné aux couleurs du Royaume de la Seine, un drapeau blanc transpercé d'une ligne bleue, s'est avancé jusqu'à la porte du Fort-Flèche et a demandé à rencontrer les monarques de notre peuple. Nos trois GranPontes, Germion, Barbaran et Silvinin, ainsi que moi-même, la Grande Pontife Rébécane, en temps que quadriarques de notre communauté, nous sommes donc rendus dans la cour du Fort-Flèche où l'homme avait été mené.

Deux siècles et demi après la fin de notre civilisation, au milieu des ruines de Paris, les ponteux vivent dans l'allégresse à l'abri des deux forteresses protégeant leur pont, une ancienne tour de fer de plus de trois-cents mètres de hauteur qui s'est effondrée par-dessus la Seine.

Un matin, leur quotidien à tous est bousculé par l'arrivée de deux colonnes de soldats qui approchent, l'une sur la rive gauche du fleuve, et l'autre sur sa rive droite, afin de s'emparer de leur pont. La grande prêtresse Rébécane cherche alors à préserver la paix, mais Germion, Barbaran et Silvinin, les trois chefs de la communauté, ne l'entendent pas de cette oreille.

À mon grand frère, Julien.


Année 243ème après l'effondrement de la civilisation des Anciens Hommes

30ème jour du mois des fèvres

Point du jour : Deux interminables colonnes de soldats sont arrivées depuis le sud et l'est, l'une sur la rive droite de la Seine et l'autre sur sa rive gauche, et se sont postées face au Fort-Piliers et au Fort-Flèche, les deux forteresses protégeant notre pont, cette tour effondrée que les Anciens Hommes appelaient la tour Eiffel et qui est désormais notre foyer, à nous, le peuple du pont de fer.


Mijour : Un homme monté sur un destrier caparaçonné aux couleurs du Royaume de la Seine, un drapeau blanc transpercé d'une ligne bleue, s'est avancé jusqu'à la porte du Fort-Flèche et a demandé à rencontrer les monarques de notre peuple. Nos trois GranPontes, Germion, Barbaran et Silvinin, ainsi que moi-même, la Grande Pontife Rébécane, nous sommes donc rendus, en tant que quadriarques de notre communauté, dans la cour du Fort-Flèche, où l'homme avait été mené. Il s'est présenté à nous comme étant Eugénin des Aubes, le Généralissime des armées du Royaume de la Seine, puis il a déclaré que son Roi, Hélon, l'avait envoyé auprès de nous afin d'obtenir la reddition inconditionnelle de notre pont. Le menton haut et les yeux menaçants, il a ajouté qu'il nous laissait une septaine pour déposer les armes et ouvrir les portes de nos deux forts. Si nous obtempérions, tous les membres de notre communauté seraient traités avec honneur et pourraient continuer à vivre sur le pont comme ils l'avaient fait jusque-là, sinon, ce serait la mort qui attendrait chacun des nôtres, par la faim ou par les armes. Ces mots prononcés, des Aubes nous a confié la missive de son Roi contenant ces implacables termes, puis nous lui avons signifié que nous l'aviserions de notre décision dès lors que celle-ci serait arrêtée. Il a ensuite été raccompagné par des soldats à l'extérieur du fort, puis nous avons décidé de la tenue d'un Conseil des Quatre exceptionnel au cours de l'après-mijour.


Après-mijour : Les trois GranPontes et moi-même nous sommes retrouvés au Palais des Quatre, dans la salle du conseil, où nous avons pris place dans nos fauteuils disposés autour de la table carrée, cette fameuse table agrémentée d'une magnifique maquette de notre pont et de nos deux forts, ainsi que de Paris, ses vestiges et ses villages, et qui avait vu tant de graves décisions être prises au fil des décennies et des siècles.

Le GranPonte aux Ouvrages Silvinin, les bras reposants sur sa grosse bedaine, a pris la parole le premier, pour nous faire remarquer que depuis le récent effondrement du pont de Troies, situé plus en amont sur la Seine, notre édifice était le dernier à permettre de traverser le fleuve sans avoir à utiliser de bac, et que, bien inévitablement, cela attirerait les convoitises. Le GranPonte aux Troupes Barbaran, impressionnant de robustesse, a ajouté que depuis l'effondrement de ce pont, le Roi Hélon dépendait de nous pour faire passer en un temps court ses soldats d'une rive à l'autre de la Seine et qu'il devait certainement refuser de se résoudre à cet état de fait. Germion, notre GranPonte aux Affaires, a complété ces propos en lançant, du haut de ses presque deux mètres, que le Roi Hélon en avait sans doute assez, également, que ses marchands aient à payer nos taxes lorsqu'ils passaient d'une rive à l'autre de la Seine, en charrette, ou de l'amont à l'aval du fleuve, en bateau.

Les motivations du souverain seinien devinées, nous avons évoqué la réponse à lui donner et Barbaran a alors affirmé que notre décision devait dépendre de notre capacité à résister au siège et aux assauts que les armées seiniennes feraient peser sur nous, ou en d'autres termes, de notre capacité à nourrir notre communauté sur une période longue, ainsi que de résister militairement à de solides attaques. Germion, en réponse, s'est écrié que de telles menaces avaient été anticipées et qu'il lui apparaissait plus qu'évident que nous étions prêts à combattre et disposés à l'emporter, avec nos forces ainsi que celles de nos alliés, la Principauté de Mandie, le GranComté des Artes et le peuple de Paris, si bien que selon lui, nous pouvions convoquer des Aubes aujourd'hui encore et refuser sa demande de reddition.

Épouvantée à l'idée que nous décidions d'entrer en guerre à la va-vite, sans réflexion et sans débat, j'ai clamé que nous avions sept jours pour répondre au Généralissime des Aubes et qu'il ne serait pas inutile de consacrer ce temps-là à l'inspection de nos forts, de nos troupes, de notre pont et de nos stocks de denrées. Silvinin a acquiescé à ma proposition, puis Barbaran s'est écrié que cela ne coûterait rien, avant que Germion, visiblement ennuyé par ce consensus constitué contre sa position, ne souffle de dépit puis ne s'exclame que tout cela n'était qu'une pure perte de temps.

Le Conseil a arrêté, par la suite, que nous consacrerions la journée du lendemain à nous entretenir de la situation avec nos Pontes respectifs, puis que quatre journées d'inspections se succéderaient, après quoi nous nous rencontrerions à nouveau en Conseil des Quatre afin de prendre notre décision, qui serait communiquée le jour suivant au Généralissime des Aubes, soit dans une septaine jour pour jour.


Point de la nuit : Je me suis rendue dans la grande bibliothèque de la Haute Chapelle, afin d'y rencontrer la diacresse Prunine, une femme remarquable, qui en plus d'être en charge de l'école du pont, est sans conteste la personne la plus érudite de notre communauté. Prunine passe presque tout son temps libre entre les quatre murs de la bibliothèque, à lire les ouvrages que notre peuple avait accumulé au fil des décennies ou à préparer quelque leçon, pour les élèves du pont, et cela a donc été sans surprise que je l'ai trouvée là, reconnaissable à sa silhouette malingre, à ses lunettes ainsi qu'à son éternelle natte grise, nouée à son extrémité par un petit ruban rouge. À ma vue, elle s'est étonnée de ma présence en ce lieu à cette heure tardive, et je lui ai alors confié qu'au vu des événements extrêmement préoccupants qui étaient survenus le matin même, je m'étais enfin décidée à rédiger des mémoires sacrés, après un peu plus d'une année passée à la tête de la religion pontifienne, mais que j'ignorais totalement de quelle manière m'y prendre pour cet exercice-là. Prunine m'a suggéré de me rendre dans la salle sacrée de la bibliothèque, où étaient conservés les mémoires sacrés des Grandes Pontifes qui m'avaient précédée, et d'y feuilleter quelques-uns d'entre eux, afin de trouver de l'inspiration quant à la manière de coucher sur le papier mes propres mémoires.

J'ai immédiatement suivi son conseil et me suis rendue dans cette petite salle sombre et silencieuse, dont l'entrée était réservée à la Grande Pontife en exercice, car elle seule était autorisée à consulter les mémoires de ses prédecesseuses, des textes considérés comme les plus sacrés de notre religion. J'y ai parcouru les écrits de plusieurs d'entre elles et ce faisant, j'ai pu constater qu'il y avait autant de façons de rédiger ses mémoires sacrés que de Grandes Pontifes. Filomine, ma devancière directe, n'évoquait par exemple que les faits importants advenus sur le pont tout en y adjoignant de nombreuses informations quant à l'histoire de notre communauté. D'autres, comme Genevène, qui l'avait précédée, évoquaient également la vie des habitants du pont et allaient parfois jusqu'à mentionner des histoires cocasses et sans importance. Certaines laissaient aussi une place non négligeable à leurs émotions et à leurs réflexions personnelles, en plus de donner le détail des actions qu'elles avaient entreprises. Face à cette grande diversité des manières de faire, je me suis dit que j'allais simplement tâcher de trouver ma propre voie parmi tout cela.


Avant-minuit : Tout en jouant inlassablement avec mes longs cheveux roux, allongée sur mon lit, j'ai beaucoup repensé à la résolution du GranPonte Germion à se lancer dans la guerre, qui m'interrogeait véritablement, en tant que Grande Pontife, puisque notre religion, la religion pontifienne, chérissait la paix plus que toute autre valeur. Cela apparaissait d'ailleurs dès les premières pages du plus important des textes pontifiens, que j'ai relues plus tôt dans la soirée, les mémoires sacrés de la Grande Pontife Évelène, la première cheffe religieuse de notre communauté. La sainte femme, qui au cours de ses jeunes années, avait vécu l'effondrement de la civilisation des Anciens Hommes, y racontait, en quelques dizaines de lignes aussi terribles que poignantes, de quelle façon la guerre avait émaillé l'histoire de cette civilisation, qui avait fini emportée dans un conflit encore plus abominable que les autres appelé la troisième guerre mondiale. Elle proclamait ensuite, avec une force incomparable, que la paix était le plus précieux de tous les biens et que de la Grande Pontife au plus humble pontifien, tous se devaient de la rechercher, toujours et en tous lieux, avec l'ardeur la plus fiévreuse.

J'ai fini par prier Dieu, par la suite, nerveuse au vu des événements qui se tramaient, tout en me disant que les Anciens Hommes avaient également cru en lui, en leur temps, et l'avaient honoré de leurs prières, comme je le faisais alors, avant de lui tourner le dos et de se vautrer dans la haine et la guerre, puis d'être balayés de la surface du monde.


Après-minuit : Bien incapable de m'endormir, après une journée si forte en émotions, je me suis adonnée une bonne heure durant à quelques exercices de méditation, afin de trouver le calme nécessaire à mon envol vers le monde des rêves. J'ai commencé par quelques mouvements de délassement, puis une fois relaxée, j'ai progressivement ralenti ma respiration jusqu'à placer mon corps entier dans une sorte d'état second, qui a permis à mon esprit de s'échapper vers les contrées du sommeil.

1er jour du mois des marses

Avant-mijour : Comme les trois GranPontes le faisaient avec leurs Pontes respectifs au même moment, j'ai réuni mes trois Pontifes en commission dans mes appartements attenants à la Haute Chapelle, là-haut, chez moi, au sommet du Pilier-aux-Prières, afin de m'enquérir de leurs réflexions et de leurs conseils.

La Première Pontife Madlène, une femme d'expérience, pleine de sagesse et que je considère comme la mère que je n'ai jamais eue, m'a exhortée à tout faire pour désamorcer ce conflit, car il n'y avait rien de pire que la guerre dans ce monde et que notre religion nous ordonnait d'entreprendre tout ce qui était en notre pouvoir pour l'éviter. La Seconde Pontife Janivone, pleine de réalisme, m'a alors fait remarquer que l'alternative à la guerre était la perte de notre souveraineté sur le pont, et que dans ces conditions, la guerre était préférable à une reddition, qui amènerait notre communauté à la servitude. Ma bonne amie Abine, la Troisième Pontife de notre pont, s'est ensuite écriée, pleine d'optimisme, qu'il existait une troisième voie entre la servitude et la guerre et que celle-ci passait par la négociation et le compromis. Madlène et moi avons acquiescé à ces paroles, tandis que Janivone a exprimé des doutes quant à la possibilité de définir les termes d'un accord qui satisferait à la fois les GranPontes et le Roi Hélon. Je lui ai répondu que la paix méritait que l'on essaie, avant d'ajouter qu'au cours des jours prochains, je consacrerai toute mon énergie à obtenir un tel accord.

Après-mijour : J'ai passé quelques heures avec Prunine, à l'école du pont, en compagnie de ses diacresses enseignantes ainsi que des enfants de la communauté. Ces derniers n'ont pas la moindre idée de ce qui se trame aux portes de nos forts et leur tendre insouciance a été une divine bénédiction pour moi, qui me trouvais si préoccupée et perturbée depuis la veille et l'arrivée des soldats seiniens.

Après la classe, j'ai fait part à Prunine de mon projet de parvenir à un compromis qui satisferait les GranPontes comme le Roi Hélon, et qui permettrait donc d'éviter la guerre. Elle a applaudi avec force cette initiative, qui était parfaitement en phase avec nos valeurs pontifiennes, avant de pointer du doigt l'ardeur de la tâche qui m'attendait, car je ne disposais pas du droit de vote en Conseil des Quatre, en conséquence de quoi il me faudrait, par mes seules paroles, réussir à convaincre deux des trois GranPontes de choisir le compromis et la paix, afin d'obtenir le nombre de voix nécessaires à atteindre la majorité au Conseil. Elle a ensuite longuement fait état de ce qu'il était bien anormal selon elle que les GranPontes disposent d'un droit de vote en Conseil et la Grande Pontife non, avant de finir par me proposer son aide si d'aventure j'avais besoin d'elle.

Avant-Minuit : J'ai à nouveau passé des heures dans la salle sacrée de la grande bibliothèque, seule, à parcourir l'un ou l'autre mémoire de mes devancières, et j'ai appris, à cette occasion, que notre peuple, qui avait une histoire longue de presque un quart de millénaire, n'avait pas une seule fois déclaré de guerre, et que lorsque d'autres peuples avaient voulu nous affronter, nos GranPontes comme nos Grandes Pontifes avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir pour désamorcer l'engrenage guerrier qui avait cours. Malgré tous ces efforts, notre communauté avait été prise dans des conflits par trois fois au cours de son histoire.

Le premier de ces trois conflits, nommé la « guerre de la rive gauche », avait eu lieu dans les années qui avaient suivi l'effondrement de la civilisation des Anciens Hommes, peu après que notre communauté se soit installée sur la rive gauche de la Seine, au pied de la tour Eiffel, effondrée depuis peu. Un autre peuple, le peuple des ténèbres, qui avait colonisé les carrières des Anciens Hommes se trouvant dans le secteur, sous Paris, s'était alors mis à nous attaquer, incessamment, en lançant sur nous de violentes razzias depuis leurs caches. Il nous avait fallu subir leurs assauts sauvages des années et des années durant, jusqu'à ce que l'érection du Fort-Piliers nous permette enfin de neutraliser la menace qu'ils constituaient.

Quelques décennies plus tard, après que nous ayons aménagé la tour effondrée en pont et gagné la rive droite du fleuve, notre peuple avait été pris dans une nouvelle guerre que l'on connaît aujourd'hui sous le nom de « guerre de la rive droite ». Celle-ci nous avait opposé à deux peuples, le peuple des collines, qui était installé au nord et à l'est de Paris, sur la colline des Martres, la colline des Chaumes, la colline des Belles et la colline des Ménils, et le peuple des îles, qui occupait les deux îlots situés au centre de Paris, Longu'île et Fin'île. Ces deux peuples nous avaient livré bataille après bataille, afin de nous bouter hors de la rive droite de la Seine et hors de notre pont également, mais bien heureusement, grâce à notre détermination et à notre supériorité technique, notre peuple avait tenu bon puis l'avait finalement emporté.

La troisième guerre menée par les nôtres, la « guerre de Paris », était advenue bien des années plus tard, alors que forts de nos victoires passées, nous nous trouvions maîtres de l'ensemble des terres du Paris des Anciens Hommes. À cette époque, notre République du Pont avait laissé place à la République de Paris et avec les nombreuses taxes que l'on récoltait, notre peuple vivait des années particulièrement fastes et prospères, sur un territoire large. Tout cela avait malheureusement pris fin près d'un siècle plus tôt, lorsque le Royaume de la Seine nous avait soudainement attaqué, avec une violence inouïe, avant d'écraser nos troupes puis de nous renvoyer à l'étroit derrière nos forts, où nous nous trouvons encore en ce jour.

Toutes ces lectures consacrées aux guerres que notre peuple avait livrées, ainsi qu'à leurs conséquences, m'ont fait comprendre, avec acuité et gravité, que notre pont vivait en ces jours des heures cruciales qui auraient des répercussions colossales sur le devenir de notre communauté, et que dans des moments historiques comme ceux que nous vivions, il me fallait absolument être à la hauteur des responsabilités qui étaient les miennes, pour le bien et la sauvegarde de tous les nôtres.


2ème jour du mois des marses

Début d'avant-mijour : Barbaran, Germion, Silvinin et moi avons débuté notre série de quatre journées d'inspection en nous rendant au sommet de la tour d'observation se trouvant sur les toits du Palais des Troupes, à quelque chose comme cent-et-cinquante mètres de hauteur. Depuis là, nous avons pu voir, sur les deux rives du fleuve, face à nos forts, des campements seiniens à perte de vue. Barbaran a affirmé que d'après ses estimations, entre sept et neuf milliers de soldats se trouvaient là. Prise de stupeur, j'ai alors fait remarquer que ce nombre était énorme et représentait plus de trois fois la population de notre pont, hommes, femmes et enfants compris, ce à quoi Barbaran a acquiescé, avant d'ajouter que le nombre ne faisait pas tout dans une guerre et que la femme que j'étais ne devait guère s'en faire pour ces considérations d'ordre numérique.

Milieu d'avant-mijour : Le Premier Ponte aux Troupes, Rolian, commandant du Fort-Piliers, nous a convié à une visite de son fort, une muraille rectangulaire de quatre-cents mètres de long sur deux-cents mètres de large, flanquée de cinq tours, deux tourelles ainsi qu'une porte, au sud. Une fois dans la cour du fort, il nous a raconté, non sans fierté, qu'au temps des Anciens Hommes, déjà, la zone avait été un lieu d'entraînement de soldats, si bien qu'elle avait été nommée Champ-de-Mars, du nom du dieu de la guerre des Antiques Hommes, qui était l'un des plus importants dieux auxquels on croyait aux temps de cette civilisation. Rolian nous a ensuite retracé l'histoire du Fort-Piliers, qui, au départ, n'avait été qu'un modeste rempart constitué de débris, dont le but était d'arrêter les razzias de « ces salauds du peuple des ténèbres », pour reprendre la formule qu'il a utilisée, et que cela n'avait été que bien plus tard qu'il avait été érigé à l'aide de larges pierres de taille provenant des ruines de divers édifices du Paris des Anciens Hommes.

Fin d'avant-mijour : Nous avons passé en revue les troupes du pont, réunies presque en totalité sur le Champ-de-Mars, trois centaines d'hommes, nous a précisé Barbaran. J'ai tiqué, en entendant ce nombre, puis j'ai demandé à notre GranPonte aux Troupes si trois-cents soldats pouvaient résister aux sept à neuf milliers de ceux qui se trouvaient face à nos portes. Barbaran, mi-grave, mi-amusé, m'a fait la leçon, une fois de plus, en lançant qu'un homme posté en haut de nos murailles, avec un arc, des flèches, des pierres et de l'eau bouillante, en valait cinquante d'en bas et qu'à ce compte-là, nous nous trouvions être quinze milliers d'hommes face aux sept à neuf milliers de soldats de l'armée seinienne. Silvinin a ajouté que les armes et armures de nos soldats étaient forgées par des ouvrageurs du pont, les meilleurs de toute la région, et en fer de la tour de qui plus était, un fer de haute qualité produit par les Anciens Hommes, et de loin de meilleure facture que celui qu'utilisait l'armée seinienne, si bien que nos soldats jouissaient d'équipements bien supérieurs à ceux de nos ennemis. Germion a aussi rappelé qu'en cas de besoin, le restant des hommes du pont pourrait venir prêter main forte à nos soldats et que nous disposions également d'alliés dans cette guerre, dont les troupes, nombreuses, viendraient équilibrer les forces en présence.

Début d'après-mijour : Le Second Ponte aux Troupes, Hichon, qui commande le Fort-Flèche, nous a à son tour fait visiter son fort, qui ressemble en tous points au Fort-Piliers, hormis que ses dimensions, deux-cents mètres sur cent mètres, sont deux fois moindres, et que son mur septentrional culmine en hauteur, au sommet de la colline de la Trocade. Hichon nous a lui aussi livré une leçon d'histoire en nous apprenant que cette colline, qui était aujourd'hui flanquée du Fort-Flèche, tirait son nom d'un autre fort, datant de l'époque des Anciens Hommes, le fort du Trocadéro. Ce dernier avait été pris par les forces de Paris, qui avaient obtenu là une si grande victoire militaire, que l'on avait donné son nom à cette colline. Hichon, par la suite, nous a rappelé que la construction du Fort-Flèche avait été bien postérieure à celle du Fort-Piliers et que celle-ci n'avait débuté que bien après que notre peuple a aménagé la tour en pont et mis le pied sur la rive droite de la Seine.

Fin d'après-mijour : Le Troisième Ponte aux Troupes, Lorin, qui est chargé de la sécurité du pont, nous a fait passer en revue le matériel de défense se trouvant disposé à même notre édifice de fer. Il s'agit de tout un attirail qui nous permet, en temps normal, d'aborder puis de stopper les embarcations qui tentent de passer sous le pont sans s'acquitter des taxes leur étant dues. L'on trouve là, sur toute la longueur de la Flèche et des Bas-Piliers de l'édifice, ancres, grappins, cordes, bâtons, échelles, lances, arcs et flèches qui pourraient être utilisés à des fins militaires en cas d'attaque par voie fluviale.

Point de la nuit : Après avoir rejoint mes appartements attenants à la Haute Chapelle, je me suis allongée quelques instants et j'ai repensé aux paroles échangées la veille avec Prunine. Ma tâche était de taille, en effet, puisque sur les trois GranPontes, je devais en convaincre deux de voter pour la paix en Conseil des Quatre, ce qui signifiait, étant donné que Germion semblait indécrottablement établi dans le camp de la guerre, qu'il me fallait amener Barbaran et Silvinin à mes vues. Cela ne serait pas une mince affaire, à l'évidence, d'autant plus que je devais accomplir ce prodige par un simple discours. Il me fallait donc trouver les mots justes, sous peine d'échouer, et à réaliser cela, la responsabilité qui pesait sur mes épaules de jeune femme de vingt-et-sept ans m'a étouffée de tout son poids, au point qu'il m'a fallu gagner l'extérieur, pour trouver de l'air et éviter de m'évanouir.

Avant-minuit : En parcourant les mémoires sacrés de la Grande Pontife Filomine, j'ai découvert que nos deux forts avaient été bâtis à l'aide des vestiges de plusieurs prestigieux monuments du Paris des Anciens Hommes. Le Fort-Piliers, de son côté, avait ainsi été érigé à partir des pierres de trois palais de la rive gauche parisienne, le Palais des Invalides, le Palais-Bourbon et le Palais du Luxembourg, tandis que le Fort-Flèche avait été élevé en utilisant les ruines de quatre palais de la rive droite parisienne, un palais immense nommé le Louvre, un deuxième, presque aussi grand, nommé le Palais-Royal, puis deux autres encore, de moindre taille, le Grand Palais et le Petit Palais. Filomine, et c'était là un point très intéressant, indiquait également dans ses écrits que notre peuple, pour ne pas attirer la colère de Dieu sur notre pont, avait choisi de ne pas toucher aux vestiges des plus importantes églises des Anciens Hommes de Paris, Notre-Dame, le Sacré-Cœur et la Sainte-Chapelle, ni même aux églises d'importance moindre comme l'église de la Madeleine, l'église Saint-Sulpice ou l'église Saint-Eustache, et que le Panthéon, ce mausolée où les Anciens Hommes faisaient reposer les plus illustres d'entre eux, avait lui aussi été épargné.

3ème jour du mois des marses

Début d'avant-mijour : Le soleil brillant agréablement, c'est à pied que je me suis rendue dans les entrailles du Pilier-aux-Ouvrages, où le GranPonte Silvinin nous avait donné rendez-vous, à Germion, à Barbaran et à moi pour notre deuxième jour d'inspection. En chemin, j'ai pu apercevoir plusieurs peintreurs besognant à quelques dizaines de mètres au-dessus du sol, accrochés à des poutrelles du pont à l'aide de simples cordages. Ces hommes-là, qui œuvrent à protéger le fer de notre édifice de l'humidité, au risque de leur vie, sont de véritables héros pour moi, qui suis sujette au vertige.

Après notre arrivée à tous, le Premier Ponte aux Ouvrages, Vinsian, qui est préposé à l'aménagement du pont, nous a fait passer en revue les centaines et les centaines de poutres et poutrelles en bois de différentes tailles qui se trouvaient entreposées au niveau inférieur du Pilier-aux-Ouvrages, puis il en a estimé nos réserves à plus d'une année, avant de nous rappeler que le bois était le premier matériau de construction utilisé sur le pont, du fait de sa légèreté, et ce, depuis les origines de notre communauté. Ainsi, hormis la structure du pont, qui était en fer, et les quatre palais ainsi que les quatre chapelles qui s'y trouvaient, partiellement bâtis en briques, la totalité de nos constructions étaient constituées uniquement de bois. Vinsian nous a menés un étage plus haut, après cela, au plus bas des niveaux intermédiaires du Pilier-aux-Ouvrages, où se succédaient à perte de vue des casiers emplis de rondins de bois destinés au chauffage et qui, malgré leur importance, aux dires du Ponte, ne nous suffiraient pas à passer l'hiver prochain dans le cas où nous aurions à subir un très long siège.

Fin d'avant-mijour : Le Troisième Ponte aux Ouvrages, Pilon, qui est chargé de l'entretien du pont, nous a guidés jusqu'au niveau supérieur du Pilier-aux-Ouvrages, tout en nous apprenant que la communauté entreposait là des centaines de tonnelets d'huile et d'essence, les deux produits nécessaires à fabriquer la peinture dont la structure de notre pont était recouverte. Il nous a également montré les stocks de charbon, le pigment noir que nous utilisons pour cette peinture, ainsi que les réserves de seaux, de pinceaux, de poils, ou encore de cordes servant aux peintreurs à s'attacher, afin de ne pas chuter.

Pilon, dont on réalise rapidement qu'il voue une sorte d'admiration pour notre pont, nous a rappelé que sans peinture, le fer de l'édifice ne serait pas protégé et rouillerait jusqu'à ce que l'ouvrage, fragilisé, ne finisse par s'effondrer. Il a ajouté que les Anciens Hommes enduisaient le fer de leur tour d'une peinture protectrice tous les sept ans, et que cette dernière avait connu plusieurs couleurs, à savoir le rouge, au départ, puis d'autres teintes allant du jaune, à l'orange en passant par le brun. Il a déclaré, après cela, que depuis que la tour était pont, elle avait toujours été peinte en noir par les membres de notre communauté, mais qu'à l'avenir, l'on pourrait très bien opter pour une autre couleur, si les GranPontes en décidaient jamais ainsi. Il a proposé un bleu intense ou un vert lumineux, qui siéraient particulièrement à notre édifice selon lui.

Pour ce qui était des stocks, Pilon nous a révélé que seules certaines zones devaient être repeintes au cours de cette année, et que pour cette besogne-là, ses hommes et lui disposaient de quantités amplement suffisantes de tout ce qui leur était nécessaire, si bien qu'un siège ne poserait pas de problème pour la sécurité de notre édifice, à moins d'être très long.

Début d'après-mijour : Le Second Ponte aux Ouvrages, Mamadon, qui est chargé de l'aménagement et de l'entretien des forts, nous a fait traverser le chemin de ronde du Fort-Flèche, puis celui du Fort-Piliers, afin de nous faire constater que les deux châteaux se trouvaient en parfait état et que nos murs, hauts partout d'au moins dix mètres et larges de deux, seraient un obstacle de taille pour nos ennemis. Il nous a ensuite fait pénétrer dans le souterrain situé sous le Fort-Piliers, avant de nous annoncer que celui-ci était opérationnel et prêt à être utilisé, tout comme celui qui se trouvait sous la colline de la Trocade, du côté du Fort-Flèche. Sur le chemin du retour vers la surface, nous nous sommes arrêtés quelques instants, afin d'observer le travail d'un groupe d'ouvrageurs, dont Mamadon nous a appris qu'ils s'employaient à détacher des murs de gros blocs de pierre destinés à être jetés sur nos assaillants du haut de nos murailles.

Fin d'après-mijour : Nous nous sommes retrouvés dans la cour du Fort-Piliers, devant la forge du pont qui se trouve en contrebas du Pilier-aux-Ouvrages. C'est là que nos forgeurs réalisent les vis, les clous, les rivets, mais aussi les marteaux, les tenailles, les scies et autres outils et outillages nécessaires à l'entretien et à l'aménagement de notre pont, sans oublier les épées, les pointes de flèches, les pointes de lances et les armures de nos soldats, ainsi que nos pièces et nos piécettes de monnaie également. Le Ponte Vinsian nous a fait visiter la forge tout en vantant le travail des forgeurs ainsi que la qualité de notre fer, que nous appelons le fer de la tour et qui est unique au monde, car il a été fabriqué par les Anciens Hommes spécifiquement pour l'érection de la tour Eiffel, cet ouvrage si exceptionnel. Vinsian a ajouté que les épées ainsi que les armures forgées ici faisaient trembler les soldats de la région entière et même au-delà, et que les pièces et piécettes que nous fondions avaient une qualité telle que les marchands de plusieurs territoires voisins avaient fini par les utiliser en lieu et place de l'or pour certains de leurs échanges. Le Ponte a conclu son propos en affirmant que nous disposions de réserves de fer de la tour pour plusieurs années, car de nombreuses pièces qui n'étaient pas indispensables à la solidité du pont ou qui étaient obsolètes du fait de la station horizontale de celui-ci avaient été retirées de l'édifice ou pouvaient encore l'être.

Point de la nuit : J'ai travaillé dans mes appartements de la Haute Chapelle à l'élaboration du compromis qui pourrait satisfaire tant les GranPontes que le Roi Hélon. Pour ce faire, j'ai cherché à déterminer ce qui était primordial pour chacun des deux camps et il m'est alors apparu que les GranPontes portaient une grande importance à récupérer les terres de Paris, annexées jadis par le Royaume de la Seine, afin que notre peuple dispose d'un territoire plus grand pour se développer, tandis que le Roi Hélon, de son côté, voyait comme essentiel de pouvoir faire usage d'un pont sur la Seine, pour des raisons militaires, à l'évidence, mais sans doute également pour des raisons économiques et commerciales. J'avais là une ébauche de compromis, après ce travail préliminaire – les terres de Paris contre un droit à faire usage de notre pont - ce qui était un bon début, mais n'était guère suffisant, si bien que j'ai encore longuement réfléchi aux détails de cet accord, par la suite.

Avant-minuit : Au cours de mes lectures nocturnes, dans la salle sacrée de la bibliothèque, j'ai appris qu'après s'être installés au niveau inférieur du Pilier-aux-Affaires, les premiers membres de notre communauté avaient aménagé le Pilier-aux-Ouvrages, là aussi, au niveau inférieur, avant de construire sur les deux piliers des niveaux intermédiaires puis d'en coloniser les niveaux supérieurs. L'on a ensuite progressé du côté de l'EntreBalcon, puis l'on s'est installé sur la Flèche, avant de gagner enfin les deux Haut-Piliers, le Pilier-aux-Troupes et le Pilier-aux-Prières. La construction des quatre chapelles de notre pont a suivi cette colonisation progressive. Ainsi l'Ancienne Chapelle, qui se trouve sur le Pilier-aux-Affaires, est l'aînée de toutes, comme son nom l'indique, suivie de la Chapelle Nouvelle, construite sur le Pilier-aux-Ouvrages. La Basse Chapelle a été bâtie bien plus tard à l'extrémité septentrionale de la Flèche, quelques années avant que ne soit construite la Haute Chapelle, au sommet du Pilier-aux-Prières.

4ème jour du mois des marses

Avant-mijour : Le Conseil des Quatre, en ce troisième jour d'inspection, a été convié par le GranPonte Germion au Palais des Affaires, où il nous a fait servir un verre d'un bon cru avant de nous emmener jeter un œil du côté des stocks de marchandises se trouvant entreposés aux niveaux intermédiaires du Pilier-aux-Affaires.

Le Premier Ponte aux Affaires, Andrian, un homme discret et réservé, qui en plus d'être le frère cadet du GranPonte Germion, est en charge des relations extérieures de notre pont, nous y a fait constater que notre communauté était en possession de fil, de tissus, de cuir, de vêtements, de céramique de table, de verreries, de tapisseries, de mobilier, de savon, de parfums et d'autres marchandises qui, en plus de notre or, que nous veillerons à conserver aussi longtemps que faire se pourra, seront utilisés pour payer nos alliés, lorsque ces derniers, comme ils s'y étaient engagés auprès de Germion et de lui-même, viendraient nous ravitailler en denrées alimentaires.

Après cela, le Second Ponte aux Affaires, Stivon, un homme bourru qui est responsable des taxes sur le pont, mais qui à l'évidence est plus à même de les récolter auprès des marchands qui passent par notre édifice que de disserter sur le sujet, nous a appris ce que nous savions tous déjà, autrement dit que depuis le début du siège, plus aucune charrette ni aucune embarcation n'était passée sur ou sous le pont, et que par conséquent, plus aucune taxe n'entrait dans nos caisses.

À ces mots, le Troisième Ponte aux Affaires, Milien, qui est le fils de Germion, quant à lui, a affirmé qu'en dépit de ces tracasseries financières, le chargé des rémunérations qu'il était mettrait un point d'honneur à continuer de payer dans leur entièreté les salaires des soldats, ouvrageurs et affaireurs qui besognaient pour le bien de la communauté. Germion, qui est sévèrement brouillé avec son fils depuis des années et ne le fréquente guère plus que lorsqu'il ne peut l'éviter, lui a répondu avec dédain que c'était là de la pure folie exempte de toute rigueur comptable, puisque plus la moindre recette n'entrait dans les caisses. Milien lui a rétorqué avec aplomb que pour payer les employés du pont, il n'y avait pas besoin de taxes entrant dans les caisses, mais seulement que nos forgeurs façonnent suffisamment de pièces et de piécettes pour que chacun puisse recevoir sa paie à la fin de chaque septaine. Le visage grimaçant, Germion a saisi son fils par l'épaule, avant de lui lancer que si l'on procédait ainsi, tous sur le pont disposeraient de quantités et de quantités de piécettes dans leurs bourses alors que sur les étals de nos échoppeurs, boulangers et autres bouchers, il n'y aurait rien à acheter ou presque, en conséquence de quoi nos pièces et piécettes perdraient toute leur valeur jusqu'à redevenir du vulgaire fer. Je suis intervenue à ce moment-là et j'ai mis un terme à la querelle quelque peu technique entre les deux hommes en rappelant que le fer de la tour, que nous utilisons pour frapper notre monnaie, ne serait jamais que du vulgaire fer, car il avait été forgé par les Anciens Hommes, afin d'élever la plus haute tour du monde, et que notre pont, ce si noble édifice, en était entièrement constitué. Tous deux ont convenu à cela très volontiers avant d'abandonner leur dispute non sans s'adresser encore chacun un dernier regard en coin méprisant.

Mijour : Une fois les visites du jour terminées, j'ai remonté le Pilier-aux-Affaires en longeant la route commerciale empruntée par les marchands souhaitant franchir le pont. Celle-ci démarre dans la cour du Fort-Piliers, puis passe par le niveau inférieur du Pilier-aux-Affaires, qu'elle traverse en pente montante jusqu'à déboucher à la surface, au niveau supérieur de la Flèche. Lors de mon passage, j'ai aperçu de nombreux affaireurs traînant ici ou là aux abords de la route, occupés à discuter ou à jouer aux cartes ou au jeu du fer à cheval. Il faut dire qu'en l'absence de marchands passant en charrette sur notre pont ou en bateau sous notre pont, ils se trouvent tous sans ouvrage, puisqu'il n'y a pas de taxes à prélever ni de marchandises à charger ou à décharger. Leurs gamins, un peu plus loin, s'amusaient à descendre à toute vitesse le grand glissoire du pont, qui en temps normal, sert à acheminer des marchandises du sommet jusqu'à la base de notre édifice, mais qui depuis quelques jours, n'a plus d'autre utilité que d'amuser les gamins du coin.

Par la suite, j'ai voulu flâner un peu au niveau supérieur de la Flèche, mais très rapidement, plusieurs échoppeurs sont venus à ma rencontre, afin de me faire part de la détresse que leur causait le siège en leur enlevant toute possibilité de négoce avec les marchands de passage, auxquels ils avaient l'habitude d'acheter et de vendre des marchandises. Il leur restait néanmoins les ventes aux membres de notre communauté, pour gagner leur croûte, mais celles-ci ne pourraient se faire que tant qu'ils disposeraient encore de stocks, soit quelques septaines tout au plus. J'ai tâché de les rassurer du mieux que j'ai pu, sans toutefois trop m'en faire pour eux, puisqu'ils sont les membres les plus riches de notre communauté et donc pas les plus à plaindre d'entre les nôtres.

Après-mijour : Assise à la table de mes appartements, face à quelques feuilles griffonnées, j'ai réalisé que si le compromis que j'avais imaginé la veille était parfaitement équilibré et profitable à notre pont comme au Royaume de la Seine, il fallait encore, pour qu'il soit accepté par tous, que je parvienne à faire réaliser à chacun que la guerre présentait des coûts très importants et qu'un risque de défaite loin d'être négligeable existait pour un camp comme pour l'autre. J'ai travaillé plusieurs heures durant à élaborer cette partie de mon discours et j'ai été tellement plongée dans mes réflexions, à cette occasion, que j'en ai manqué le dîner.

Avant-minuit : Mes lectures du soir, dans la salle sacrée, m'ont apprises que notre communauté était la plus faste de la région et sans doute même de tous les pays alentours, et que c'était au commerce que notre peuple devait sa prospérité. En effet, à partir du moment où nous avions aménagé notre tour effondrée en pont sur lequel il était possible de traverser la Seine, les marchands au long cours qui achetaient et vendaient des deux côtés du fleuve s'étaient empressés d'emprunter notre édifice plutôt que de dangereux bacs, moyennant une taxe, évidemment. À la même époque, nous avions également mis en place une contribution à l'adresse des diverses embarcations qui souhaitaient passer d'amont en aval du fleuve, ou inversement, et tout cela mis bout à bout avait apporté de véritables fortunes à notre communauté.

Les marchands qui passaient par notre pont, en outre, s'étaient rapidement mis à approvisionner nos échoppeurs en tout ce qui se trouvait de mieux dans le pays, et ce faisant, ils avaient permis à ces derniers de devenir de très riches négociants. Ils avaient également fait la fortune de nos hôteleurs, en demeurant bien souvent une ou plusieurs nuits sur notre pont, ainsi que celle de nos aubergeurs, en se restaurant dans leurs établissements. Les employés de toutes ces maisons n'avaient malheureusement pas autant bénéficié du commerce que leurs patrons, puisqu'ils étaient très mal payés, la plupart du temps.


5ème jour du mois des marses

Avant-mijour : Pour notre quatrième et dernier jour d'inspection, j'ai invité les trois GranPontes à visiter le niveau inférieur et les niveaux intermédiaires du Pilier-aux-Prières, afin de leur faire passer en revue nos réserves alimentaires.

Avant de commencer, j'ai rappelé à tous que lorsque notre communauté s'était installée au pied de la tour effondrée, deux siècles et demi plus tôt, les hommes avaient été tant accaparés par l'aménagement du Pilier-aux-Affaires et l'érection du Fort-Piliers, que les femmes avaient pris en charge les travaux des champs, les bêtes, le stockage des denrées agricoles ainsi que les affaires religieuses et l'éducation de la jeune génération. Tout cela, bien que fort lointain, avait laissé sa marque sur nos us, par-delà les décennies et les siècles, et ainsi, de nos jours, des femmes, les religieuses du pont, s'occupaient encore de toutes ces tâches, si bien que les réserves de denrées de notre communauté avaient été établies auprès d'elles, du côté du Pilier-aux-Prières.

Abine, une fois mon discours achevé, a mené les GranPontes sur place, dans les profondeurs de notre Pilier, puis elle leur a fait découvrir l'ampleur de nos réserves : des tonnes et des tonnes de blé, de seigle, d'orge, d'avoine, de riz et de quinoa pour les céréales, presque autant pour les fécules, pomme de terre et patate douce, à peine moins pour les légumineuses, pois, haricots et lentilles en tous genres, sans compter les centaines et les centaines de kilos de carottes, de panais, de betteraves, de navets, de citrouilles et de potirons que nous conservions, pour ce qui était des légumes. Ma bonne amie leur a ensuite fait voir nos réserves de viande séchée, de terrine, de poisson fumé et de fromage avant de leur montrer les nombreux pots de confitures et de miel dont nous disposions, puis de leur faire admirer nos réserves de vin et d'alcool, qui étaient particulièrement importantes, ce qui a réjoui le GranPonte Barbaran, autant pour lui que pour ses soldats.

Madlène, que j'avais chargée de faire un comptage des animaux en présence sur le pont et de calculer ce que nous pourrions en attendre comme denrées, nous a ensuite rapporté qu'entre les poules du Pontifat et celles possédées par des membres de notre communauté, nous devrions disposer de plus d'une centaine d’œufs par jour. Elle a ajouté qu'avec les deux coqs qui se trouvaient sur le pont, il nous serait aussi possible d'élever des poussins et de tuer quelques poules de temps en temps. En ce qui concernait la pêche, Madlène a déploré que seule une poignée de pêcheurs ne réalisant que de fort modestes prises travaillaient sur le pont, car notre communauté, en temps normal, se fournissait en poisson à Sèzes, un village situé plus à l'ouest, par-delà la forêt du Bois-Debout. Elle a également regretté qu'étant donné qu'il ne se trouvait ni vaches ni chèvres sur le pont, il nous faudrait nous passer de lait, de beurre et de crème jusqu'aux premiers ravitaillements.

Janivone, à qui j'avais demandé, de son côté, de faire un recensement du nombre d'hommes, de femmes et d'enfants présents sur le pont, a déclaré, après cela, qu'en se fiant aux registres de la communauté qu'elle s'occupait de tenir à l'Ancienne Chapelle, elle était arrivée au nombre de mille-et-neuf-cents bouches à nourrir, soit sept-cents hommes, huit-cent femmes et quatre-cents enfants. Suite à cela, j'ai conclu que d'après les estimations que j'avais réalisées avec les diacresses aux réserves, nos stocks de denrées devraient nous permettre de tenir environ quatre mois, si bien qu'il n'y aurait, a priori, pas de difficultés particulières à nourrir les nôtres en attendant que nos alliés ne nous livrent en denrées, après deux mois de siège, comme cela avait été convenu avec eux.

Le GranPonte Silvinin, une fois le groupe arrivé au niveau supérieur du Pilier-aux-Prières, près de la Haute Chapelle, s'est dit très satisfait de l'état de nos réserves et a félicité le Pontifat pour son admirable gestion. Barbaran lui a emboîté le pas, affirmant qu'il s'agissait là d'un travail épatant pour des femmes, avant que Germion n'ajoute que si nos stocks de denrées étaient importants, le nombre de bouches à nourrir l'était tout autant, et que nous devions ainsi gérer nos réserves avec parcimonie et rigueur sous peine de se retrouver dépourvus plus vite qu'on ne le pensait. Je lui ai répondu que j'y veillerai scrupuleusement, avant de me tourner vers Barbaran et de lui déclarer, avec une pointe de malice qu'il n'a pas relevée, que je tâcherai de faire aussi bien que mes capacités de femme me le permettraient.

Après-mijour : À ma demande, la diacresse Prunine m'a rejointe dans la grande salle de la bibliothèque, où je lui ai fait lire le discours que j'avais préparé pour le Conseil des Quatre du lendemain, avec mes arguments en faveur de la paix, dans la première partie, puis les points saillants du compromis que j'avais imaginé dans la seconde partie. Prunine a parcouru mes notes avec attention, puis elle a déclaré le plus sérieusement du monde que si elle était GranPonte, tout cela la ferait immédiatement renoncer à la guerre. Elle a ensuite attiré mon attention sur quelques améliorations qui pouvaient encore être réalisées, avant d'affirmer que mon travail était remarquable et qu'elle prierait pour qu'il parvienne à faire entendre raison aux GranPontes et à préserver la paix. Je l'ai remerciée très chaleureusement pour son soutien.

Avant-minuit : J'ai encore une fois beaucoup appris de mes lectures du soir dans la salle sacrée. J'ignorais par exemple jusque-là que nous, les cheffes des religieuses de la communauté du pont, devions notre nom de Pontifes, et non de Pontes, à la Grande Pontife Évelène, qui avait trouvé le terme particulièrement adéquat, étant donné qu'il avait été porté par quelques chefs religieux de la civilisation des Antiques Hommes, qui pour la petite histoire, devaient leur nom à ce qu'ils avaient pour fonction d'entretenir un pont sacré dans une ville nommée Rome. Leur chef était d'ailleurs appelé, comme nous, le Grand Pontife. Les Anciens Hommes, par la suite, avaient eux aussi repris le terme, le plus important de leurs dignitaires religieux s'étant fait appeler le souverain pontife durant des siècles et des siècles. Évelène avait alors estimé, en conséquence de tout cela, que conserver cette dénomination serait un pont merveilleux entre nos trois civilisations.

Après-minuit : Je me trouvais si nerveuse et si anxieuse face à l'intervention qu'il me faudrait effectuer en Conseil des Quatre, le lendemain, en présence des trois GranPontes, que j'ai décidé de méditer quelques temps, avant de gagner mon lit, bien consciente que sans mes exercices de détente du corps et de l'esprit, je ne parviendrais jamais à trouver le sommeil. Tout cela m'a fait le plus grand bien, je dois dire, et lorsque je me suis couchée, ma tête se trouvait libérée de tous mes tracas, ce qui m'a permis de m'endormir en un instant.


6ème jour du mois des marses

Mijour : Une certaine gravité pouvait se déceler sur les visages des trois GranPontes, ainsi sans doute que sur le mien, à l'ouverture d'un Conseil des Quatre qui allait être déterminant pour l'histoire de notre pont, puisqu'il allait décider si nous entrerions ou non en guerre contre le Royaume de la Seine.


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Les Deux Monarques (Chapitres 1 et 2)

Mille ans après l'effondrement de notre civilisation, à ÉrineVil, capitale du royaume de GranQarélie, le prince Orason de NobleVal monte sur le trône suite au décès soudain de son père, le Roi Constanton. Mal préparé à régner, il lui faudra composer avec le chef religieux suprême et deuxième monarque du royaume, le farouche Aron de SaintCieux, que son père craignait autant qu'il le haïssait. Orason sera aidé dans ses fonctions par sa mère la reine Quentine ainsi par son oncle Flavian, un homme rompu à l'exercice du pouvoir.

Non loin de là, au sein de son dispensaire, un vieil homme nommé Nénon tente de transmettre à une enfant aveugle un mystérieux pouvoir de l'âme. Sa fille, la guérisseresse Arnène, s'efforce de son côté de trouver un remède à un terrible mal qui ravage le royaume, la vervénose. Leur ami Soren, un anciennologue, fouille quant à lui inlassablement le sol afin de comprendre qui étaient les Anciens Hommes, ceux-là même dont la civilisation s'est éteinte un millénaire plus tôt. Tous les trois ainsi que l'ensemble de leur communauté seront happés malgré eux dans des jeux de pouvoir qui les surplombent.

– Uberin ! Uberin! Sa Noble Altesse la Reine Quentine m'envoie ! hurla la valette Silvine en traversant le grancouloir au pas de course. Le Roi est au plus mal, et il désire immédiatement voir son fils afin de lui adresser quelques dernières paroles !

– Ce que l'on raconte est donc vrai, Constanton va mourir ! s'exclama le valet. Voilà une bien triste nouvelle pour les marchands de vin de la capitale !

Horrifiée par cette boutade des plus osées de son collègue, Silvine jeta un coup d’œil sur ses côtés puis derrière elle afin de s'assurer que personne n'avait pu entendre.

– Tu es fou de dire ça en plein milieu du grancouloir, Uberin ! pesta-t-elle.

– Fou, moi ? De toi, ah oui, ça je le suis ! rétorqua le valet.

Et d'un pas langoureux, il s'approcha de Silvine puis tenta de l'embrasser, mais la valette, d'un geste déterminé, lui agrippa l'oreille avant de la tirer allègrement dans un sens, puis dans l'autre.

– Tu vas prévenir le NoblePrince Orason que son père désire le voir, et sur le champ ! lui intima-t-elle.

– Oui, oui, tout de suite ! s'écria le valet tout en grimaçant de douleur.

Les Deux Monarques

Mille ans après l'effondrement de notre civilisation, à ÉrineVil, capitale du royaume de GranQarélie, le prince Orason de NobleVal monte sur le trône suite au décès soudain de son père, le Roi Constanton. Mal préparé à régner, il lui faudra composer avec le chef religieux suprême et deuxième monarque du royaume, le farouche Aron de SaintCieux, que son père craignait autant qu'il le haïssait. Orason sera aidé dans ses fonctions nouvelles par sa mère la reine Quentine ainsi par son oncle Flavian, un homme rompu à l'exercice du pouvoir.

Non loin de là, au sein de son dispensaire, un vieil homme nommé Nénon tente de transmettre à une enfant aveugle un mystérieux pouvoir de l'âme. Sa fille, la guérisseresse Arnène, s'efforce de trouver un remède à un terrible mal qui ravage le royaume, la vervénose, tandis que leur ami Soren, un anciennologue, fouille inlassablement le sol à la recherche de vestiges qui lui permettraient de comprendre qui étaient les Anciens Hommes, ceux-là même dont la civilisation s'est éteinte un millénaire plus tôt. Tous les trois ainsi que l'ensemble de leur communauté seront happés malgré eux dans des jeux de pouvoir qui les surplombent.

Chapitre 1: “La mort du Roi”

— Uberin ! Uberin! Sa Noble Altesse la Reine Quentine m'envoie ! hurla la valette Silvine en traversant le grancouloir au pas de course. Le Roi est au plus mal, et il désire immédiatement voir son fils afin de lui adresser quelques dernières paroles !

— Ce que l'on raconte est donc vrai, Constanton va mourir ! s'exclama le valet. Voilà une bien triste nouvelle pour les marchands de vin de la capitale !

Horrifiée par cette boutade des plus osées de son collègue, Silvine jeta un coup d’œil sur ses côtés puis derrière elle afin de s'assurer que personne n'avait pu entendre. 

— Tu es fou de dire ça en plein milieu du grancouloir, Uberin ! pesta-t-elle.

— Fou, moi ? De toi, ah oui, ça je le suis ! rétorqua le valet. 

Et d'un pas langoureux, il s'approcha de Silvine puis tenta de l'embrasser, mais la valette, d'un geste déterminé, lui agrippa l'oreille avant de la tirer allègrement dans un sens, puis dans l'autre.

— Tu vas prévenir le NoblePrince Orason que son père veut le voir, et sur le champ ! lui intima-t-elle. 

— Oui, oui, tout de suite ! s'écria le valet tout en grimaçant de douleur. 

La jeune femme martyrisa une dernière fois le lobe endolori de son collègue avant de lâcher prise. Uberin porta alors ses doigts à son oreille, qu'il massa tout en geignant et ce faisant, il omit de se mettre en route. Passablement exaspérée, Silvine fit mine d'un mouvement vif de lui attraper l'autre oreille, mais Uberin esquiva l'attaque en se décalant d'un pas de côté. 

— J'y vais, ma chatte sauvage, j'y vais ! Inutile de t'énerver ! minauda-t-il, tout sourire. 

Puis il disparut dans le couloir du Roi

Quelques instants plus tard, le NoblePrince Orason pénétra au pas de course dans l'antichambre des appartements royaux. Le VilSieur Piteron VilFort, commandant des gardes d'ÉrineVil, la capitale du Royaume, se trouvait de faction à la porte de la chambre royale. D'un hochement de tête, il salua le NoblePrince avec gravité, lui ouvrit la porte, puis la referma après son passage. Trois hommes étaient alors présents au chevet du Roi, le ProbeSieur Léonaron ProbeRond, médecin royal, qui épongeait le visage de Sa Noble Altesse à l'aide d'un linge humide, le SaintSieur Valeran de SainteLueur, plus haute autorité religieuse d'ÉrineVil et Cordon de la famille royale, qui priait en silence au pied du grand lit à baldaquin, et le NobleSieur Flavian de NobleVal, frère puîné du Roi Constanton et GrandAviseur du Royaume, qui tenait la main de son frère dans la sienne. 

— Sortez tous ! soupira le Roi Constanton depuis son lit. Je dois parler à mon fils, seul à seul !

Les trois hommes prirent la porte séance tenante, sans dire un mot. Orason s'approcha ensuite du lit, lentement, et à cette occasion, il fut stupéfait par la pâleur du visage de son père ainsi que par l'impression de fébrilité qui se dégageait de lui.

— Je vais mourir, râla Constanton.

Orason alla dénier, mais son père l'arrêta d'un geste résolu de la main. 

— Il ne me reste que peu de temps ; ne le mésusons pas avec des sotteries !

Le NoblePrince acquiesça en constatant que son père manquait tant de souffle qu'il devait marquer une pause tous les trois ou quatre mots qu'il prononçait. 

— Dès lors que mon cœur s'arrêtera de battre, Orason, une ribambelle de responsabilités, de devoirs et d'obligations de souverain vous tomberont dessus. Je sais que je ne vous ai pas bien préparé à me succéder et que vous n'avez jamais été très attentif aux leçons de votre précepteur – ProbeBise me l'a assez seriné ! - mais sachez que cela n'importe guère, car Flavian, votre oncle, sera présent à vos côtés pour vous conseiller et vous guider avec dévouement et fidélité, comme il l'a toujours fait pour moi !

Orason acquiesça tandis que son père se redressa légèrement dans son lit, avant de parer son visage d'un air grave.

— Le premier conseil que Flavian vous délivrera sera d'assurer la perpétuation de la dynastie de NobleVal en enfantant un héritier légitime, déclara-t-il en grimaçant de douleur. Ce conseil, ma foi, est fort sage, car ma mort, bientôt, fera de vous le dernier de NobleVal, à l'exception de votre oncle, qui n'a point de descendance. Il vous faudra donc obtenir votre maturité au plus vite, Orason, puis vous marier et engrosser votre Reine ! Pour ça au moins, j'ai veillé à ce que vous sachiez comment faire !   

Le NoblePrince sourit en repensant à ce soir de son dix-et-troisième anniversaire. Il se trouvait alité, prêt à s'endormir, quand son père était soudainement entré dans sa chambre pour lui annoncer qu'il avait pour lui le plus beau cadeau qu'un père puisse faire à son fils. L'instant d'après, une inconnue en tenue légère avait fait son apparition dans sa chambre puis était venue s'asseoir à ses côtés. Son père l'avait ensuite laissé en tête-à-tête avec la charmante créature après lui avoir solennellement déclaré qu'il quittait un garçon et retrouverait un homme le lendemain.

— Il est vrai que vous avez fait tout ce qu'il fallait à ce niveau-là, Père, et vous n'avez aucune crainte à avoir, je saurai parfaitement comment m'y prendre !

Constanton sourit, puis recouvra ensuite son sérieux très rapidement. 

— Avant d'en arriver à cette étape-là, mon fils, il vous faudra obtenir votre maturité, que le Prélat Valeran, vous jugeant bien trop impieux, se refuse à vous octroyer pour le moment !

La maturité, chez les cordonniens, était le deuxième des quatre sacrements que l'on effectuait au cours de la vie. Elle succédait à la mue, qui advenait juste après la naissance, et précédait le mariage et la mort. Au contraire de ces trois sacrements-là, la maturité ne s'obtenait pas d'office, mais se méritait, et chaque jeune cordonnien devait ainsi convaincre son Cordon de famille de la lui accorder en faisant preuve de suffisamment de piété dans son comportement. Ensuite, et ensuite seulement, il lui était autorisé de se marier et d'enfanter. 

— Je veux que vous fassiez le nécessaire pour obtenir ce foutu sacrement au plus vite, Orason ! s'écria Constanton poussivement. Satisfaites donc toutes les requêtes du Prélat Valeran ! Priez, confessez-vous, rendez-vous aux offices, et s'il le demande, fermez ce maudit dispensaire de Sentelles ! 

Une quinte de toux féroce le fit grimacer à nouveau de douleur. 

— C'est un établissement qui recueille des orphelins et des démunis à quelques milles de mètres au sud d'ÉrineVil. Valeran veut le voir fermer depuis des années, mais je le lui ai toujours refusé, pour l'embruner, pour sûr, mais surtout du fait de votre mère, qui s'y est incessamment opposée !

Il toussa à nouveau, très longuement. 

— Vous savez, Orason, je n'ai qu'un seul regret quant à la vie que j'ai menée : mes errements de jeunesse ! Je me suis marié sur le tard, à trente ans passés, puis le sort, cruel, m'imposa les naissances de trois filles jusqu'à ce que votre mère vous mette enfin au monde, si bien que des années et des années durant, j'ai bien cru ainsi que craint que je n'enfanterai point d'héritier. Mon fils, ne suivez pas mon piètre exemple !  

Le NoblePrince acquiesça, puis Constanton ferma les yeux un long moment, avant de les rouvrir très légèrement. 

— Une dernière chose, Orason. Ne vous morfondez point de trop sur mon sort après mon départ !

Le NoblePrince opina d'un très léger hochement de tête.

— Vivez ! Profitez de l'existence ! s'exclama Constanton en y mettant le peu de force qui lui restait. Et ripaillez, buvez et fourrez tout votre soûl, encore et encore, car il n'y a rien de plus vrai que le plaisir en ce monde !

Orason ne put s'empêcher de sourire à ces mots qui ressemblaient tant à son père. Celui-ci, après s'être esclaffé dans une succession de hoquètements rauques, sembla tout à coup pensif.

— J'espère que la vie que j'ai menée ne me vaudra pas les Enfers, murmura-t-il.

— Bien sûr que non ! le rassura Orason. Vous irez aux Paradis, Père, pour sûr ! 

— Je l'espère, soupira Constanton, je l'espère. 

Il fit signe d'approcher à son fils, d'un signe de la main qui lui fut pénible d'effectuer, puis il enlaça ce dernier avec tendresse. 

— Je vous aime plus que tout au monde, bredouilla-t-il à son oreille.

— Je vous aime, moi aussi, répondit Orason, la voix empreinte d'émotion. 

Le jeune homme serra son père très fort dans ses bras puis après quelques instants accolé contre lui, il remarqua que son torse ne s'élevait puis de s'abaissait plus au gré de ses inspirations et expirations. Il se redressa alors, puis découvrit son père le visage figé et les yeux perdus dans le vide, et paniqué, il hurla.

Les hommes qui patientaient dans l'antichambre accoururent en quelques instants dans la chambre royale. Piteron VilFort entra le premier, la main sur le pommeau de son granglaive, suivi du médecin royal ProbeRond, qui se précipita auprès du Roi puis lui prit le pouls, avant de secouer la tête horizontalement. Le Prélat Valeran, affligé, se signa plusieurs fois, en effectuant en face du corps du Roi le cercle cordonnien de sa main droite tandis que Flavian de NobleVal s'approcha du corps de son frère, doucement, meurtri, puis lui ferma les paupières de la paume de sa main. Immédiatement après, il s'agenouilla face à Orason et déclama « Le Roi Constanton est mort, grand règne au Roi Orason ! » Dès lors, le Prélat Valeran, le médecin ProbeRond et le commandant VilFort mirent eux aussi un genou à terre avant d'entonner le même scandement. À entendre ces mots, allègrement répétés, Orason se sentit nauséeux et l'envie de leur hurler à tous qu'en lui souhaitant un grand règne, ils réduisaient son père en poussière alors que son corps était encore chaud lui brûla les lèvres. Mais Orason se maîtrisa, se contint, et agit comme on lui avait commandé de le faire en pareilles circonstances. Il releva chacun des hommes présents, l'un après l'autre, puis les remercia cérémonieusement pour leur fidélité. Des larmes lui montèrent ensuite aux yeux, inexorablement, et désireux d'éviter qu'on ne le voie pleurer, il tourna le dos aux quatre hommes, puis quitta la chambre royale en courant. 


Sur l'ordre de Flavian de NobleVal, le commandant VilFort s'élança à la suite du désormais Roi Orason afin de s'assurer de sa sécurité, puis le Prélat de SaintCieux, le médecin ProbeRond ainsi que le GrandAviseur Flavian lui-même se placèrent au bord du lit royal, puis gardèrent longuement le silence en contemplant le corps sans vie du Roi Constanton.

— Je me désole que mes traitements n'aient pu sauver Sa Noble Altesse, finit par déclarer le médecin royal.

— C'était la volonté du Bénicieux que d'appeler le Roi Constanton à lui, ProbeRond, s'exclama le Prélat Valeran, et penser ainsi comme vous le faites que vos traitements auraient pu contrer l’œuvre de notre Dieu à nous tous, les cordonniens, me paraît affreusement présomptueux. 

Le médecin laissa échapper une sorte de rire moqueur que tous notèrent. 

— Contestez-vous que la mort résulte de la volonté du Bénicieux, ProbeSieur ? interrogea le religieux.

— Je n'irai pas jusque-là, cher Prélat, et vous concède bien volontiers toute autorité en matière de volonté divine, répondit prudemment le médecin royal. Toutefois, plusieurs décennies de pratique de la médecine m'ont appris que la mort a le plus souvent des raisons parfaitement tangibles.  

— Et quelles sont-elles concernant mon frère ? interrogea le GrandAviseur Flavian. 

— M'autorisez-vous à vous répondre honnêtement, NobleSieur la Voix ? questionna le médecin royal en usant de l'appellation officieuse que tous employaient en GranQarélie pour désigner le GrandAviseur.

Flavian de NobleVal opina verticalement de la tête.

— Sa Noble Altesse, je le crois autant que je le crains, est morte de ses excès, affirma ProbeRond. Elle en souffrait d'ailleurs chroniquement, comme vous le savez tous, et était régulièrement prise de crises semblables à celle qui lui a été fatale.  

Le GrandAviseur trouva les mots du médecin royal difficiles à entendre mais au fond de lui, il partageait son analyse. Constanton aimait bien trop festoyer et en était beaucoup trop gros - sa physionomie, des plus imposantes sur son lit de mort, était là pour en témoigner – et puis, sa propension à boire à foison et à fumer son indécrottable pipe à longueur de journée avaient fini par détériorer sa santé. Le Prélat Valeran, de son côté, partageait lui aussi cette idée que Constanton avait adopté sa vie durant un comportement des plus immodérés, mais il ne compta pas pour autant laisser le dernier mot à ProbeRond. 

— Excès ou non, c'est le Bénicieux qui aura décidé de rendre cette crise-là fatale au Roi Constanton; voilà le fin mot de l'histoire ! déposa-t-il sur un ton n’autorisant guère de répartie de la part du membre de la Probité.

À ces mots, ProbeRond leva les yeux au ciel avec exaspération.

— Les médecins n'étant utiles qu’aux vivants, lança-t-il, je me permets de vous demander l'autorisation de me retirer, NobleSieur la Voix !

— Faites, répondit Flavian. De mon côté, je m'en vais trouver la Reine Quentine afin de la prévenir du décès de son époux. 

— Il me semble qu'elle prie actuellement dans la chapelle royale en compagnie de ses filles, intervint le Prélat Valeran. Je vais veiller sur le corps du Roi, quant à moi.

— Merci, Votre Sainte Grandeur ! souffla Flavian.

Puis il quitta la pièce en compagnie du ProbeSieur ProbeRond, tandis que le Prélat ferma les yeux puis se lança dans une prière funéraire cordonnienne. 



*



Orason, après avoir pleuré toutes les larmes de son corps, allongé sur son lit de NoblePrince, avait fini par s'assoupir d'épuisement et alors qu'il dormait depuis un peu plus d'une heure, il fut tout à coup réveillé par le grincement caractéristique de la porte de sa chambre. 

— NobleSieur le Roi, votre mère la Reine m'envoie ! entendit-il, prononcé par Uberin, son valet de chambre. 

Orason se tourna sur le côté, entrouvrit légèrement une paupière, mais la lueur du jour l'agressant, il la referma aussitôt. NobleSieur le Roi, se dit-il ensuite, mais pourquoi donc, par les Chantres, les Monstres et les Spectres ce sottard de valet Uberin m'appelle-t-il NobleSieur le Roi ? Ce questionnement enclencha dans son esprit une mécanique funèbre qui l'amena à se rappeler que son père était passé de vie à trépas. La tristesse, qui lui avait alors accordé un volatile instant de répit à l'occasion de son réveil, l'accabla de toute sa pesanteur. 

— La Reine est très inquiète, NobleSieur le Roi, ajouta Uberin, et elle désire s'entretenir avec vous, d'où ma présence ici. 

— La connaissant, ce serait plutôt à moi de m'inquiéter pour elle, répondit Orason. 

Le valet pinça les lèvres avant d'adresser ses plus sincères condoléances à son maître. 

— Votre père est-il encore en vie, Uberin ? questionna celui-ci.

— Non, il est mort depuis bien longtemps. Enfin, j’aime à me dire qu’il vit encore, en ma mémoire, comme je pense très souvent à lui.

Orason sourit à cette idée qui lui plut énormément.

— Et puis, j'aime à penser qu'il vit aussi à travers moi, indiqua le valet. Ce que je veux dire, c'est qu'il m'a beaucoup transmis, et que l'homme que je suis doit beaucoup à l'homme qu'il a été. Il adorait par-dessus tout les plaisanteries par exemple, tout comme moi. À ce sujet, il m'a raconté un jour qu’il avait osé faire une boutade au Roi Constanton, lorsqu'il était à son service, et que cela avait failli lui coûter sa place.

— Racontez-moi, demanda Orason avec curiosité.  

— C'était à l'époque où le Roi était encore un jeune homme, précisa Uberin. Mon père lui avait rapporté que son amante l'attendait à l'orée du Bois Royal pour une partie fine en forêt lorsqu'il s'agissait du Prélat pour une leçon religieuse !

— Père ne dut pas du tout apprécier cette plaisanterie, supputa Orason.

— Ah ça non! En pénitence, il obligea mon père à l'accompagner à ses leçons religieuses jusqu'à qu'il obtienne sa maturité!

Orason sourit. 

— Si d'aventure vous songez à vous essayer à ce genre d'humour avec moi, Uberin, sachez que cela vous en coûtera bien plus cher qu'à votre père !

Ces mots prononcés, il désigna la porte du doigt afin de signifier à son valet qu'il pouvait faire entrer la Reine, et celui-ci quitta alors la chambre. 


Cette tendre discussion redonna le moral à Orason, mais bientôt le glas, dont les tintements graves et espacés retentirent pour la première fois, lui fendit le cœur et lui soutira quelques larmes de plus. La Reine Quentine apparut à ce moment-là dans l'entrebâillement de la porte de la chambre de son fils et remarquant le trouble de ce dernier, elle s'approcha du lit, s'y assit, puis lui caressa le visage d'un geste maternel. Malgré son âge, la Reine Quentine était d'une beauté aussi fraîche que celle d'une jeune femme, les rides aux coins des yeux en plus. Ses traits fins, ses longs cheveux roux ondulants jusqu'à ses épaules ainsi que ses yeux d'un bleu clair et pénétrant étaient un véritable ravissement pour le regard. Orason avait hérité en tout cela de sa mère si bien que personne à la cour ne déniait qu'il était un homme des plus charmants. Quentine n'était pas sans l'ignorer, elle non plus, et tandis qu'elle laissait glisser les cheveux bouclés de son fils entre ses doigts fins, elle admira ses traits, qui bien que légèrement souillés par les larmes, lui furent délicieux à observer. 

— Vous nous avez manqué tout à l'heure, à vos sœurs et à moi lorsque nous nous sommes recueillies sur la dépouille de votre père. 

Elle soupira.

— J'aurais aimé que vous nous accompagniez, Orason, mais votre valet a soutenu que vous aviez exigé de n'être dérangé sous aucun prétexte et je n'ai pas voulu aller à l'encontre de votre ordre, car vous êtes désormais le Roi et que même si je suis votre mère, je dois dorénavant vous obéir. Mais les heures passant, j'ai fini par m'inquiéter pour vous et comme il n'y a aucun ordre qui ne puisse s'opposer à l'inquiétude d'une mère pour son fils, me voici auprès de vous ! 

— Je voulais simplement rester un peu seul pour pleurer, puis j'ai fini par m'endormir, expliqua Orason. C'est tellement dur pour moi, Mère ! Je l'aimais tellement ! 

Il se mit à sangloter, le visage comme déformé par la douleur. 

— C'est dur pour moi aussi, Orason, avoua Quentine. J'aimais profondément votre père et le savoir parti me brise le cœur ! 

Larmoyant à son tour, la Reine enlaça son garçon de ses bras et de son amour et tous deux pleurèrent leur perte commune en se serrant très fort l'un contre l'autre. Après quelques minutes, lorsque les flots de larmes se tarirent pour l'un comme pour l'autre, la Reine essuya le visage de son fils à l'aide d'un mouchoir qu'elle tamponna ensuite sous ses yeux ainsi que sur ses joues. 

— Lorsque je perdis ma mère, enfant, conta-t-elle en recoiffant les cheveux d'Orason, votre grand-père me confia qu'il croyait dur comme fer que les morts pouvaient nous voir depuis le Monde des Âmes et que cela les attristait toujours que d'observer que nous négligeons de vivre pour trop les pleurer.

Quentine sourit avec mélancolie.

— Durant toute mon enfance, j'ai tâché du mieux que j'ai pu de ne pas négliger de vivre pour ne pas rendre Mère triste là où elle se trouvait.

— Voilà une bien belle croyance, murmura Orason. 

— C'est bien plus qu'une croyance, protesta la Reine. C'est la vérité ! Votre père n'apprécierait pas que vous vous morfondiez trop longuement sur son sort !

— Je le sais, sourit Orason. Il me l'a précisé lui-même avant de nous quitter.

Le jeune Roi leva subitement ses yeux bleus vers sa mère.

— À propos de Père, il m'a aussi demandé ce matin de fermer un certain dispensaire situé à Sentelles afin de contenter le Prélat Valeran et d'obtenir de lui qu'il m'accorde promptement ma maturité.

La Reine Quentine, décontenancée par ces quelques mots, fut prise d'un vif mouvement de recul.

— Il ne faut surtout pas faire cela, Orason ! s'emporta-t-elle.

— Mais pour quelle raison, Mère ? questionna le jeune homme. Expliquez-moi, je vous prie !

La Reine resta muette, les poings serrés et la respiration haletante. 

— Père m'a dit ce matin que vous vous êtes opposée à la fermeture de ce dispensaire des années durant, reprit Orason. J'en conclus que quelque chose vous lie profondément à cet établissement, mais quoi ? Dites-le moi !

— Je ne le puis ! s'écria la Reine. Votre père m'a fait promettre jadis de ne jamais vous parler de cette histoire !

Orason perdit patience. 

— Expliquez-vous immédiatement, Mère ! tonna-t-il. Par ordre de votre Roi !

La Reine Quentine lança un regard stupéfait à son fils, puis elle se saisit d'un oreiller et le serra fort contre sa poitrine.

— Après la naissance de votre sœur Léone, une troisième fille pour votre père et moi, je désespérais et dépérissais de jamais pouvoir mettre au monde un garçon et de jamais pouvoir donner d'héritier à votre père. Et pour tout vous dire, je craignais vraiment qu'il ne me répudie et ne me fasse exiler afin de pouvoir se remarier avec une femme plus jeune qui lui donnerait son fils tant attendu ! 

— Père n'aurait jamais fait cela ! s'offusqua Orason. Et puis, je doute qu'une telle mésaventure puisse advenir à une Reine ! 

— Détrompez-vous ! lança Quentine. La Reine Joviène, la première épouse d'Adrian, votre arrière-grand-père, ou encore la Reine Ermine, deux générations plus tôt, furent l'une comme l'autre répudiées puis exilées par leur époux royal !

Orason, qui ignorait tout des destins tragiques de ces deux femmes, prit la main de sa mère dans la sienne afin de l'aider à se calmer. 

— Cette période a été très dure pour moi, soupira Quentine. Des lunes durant j'ai craint qu'on ne m'enlève à mes filles et à tous ceux que j'aimais, jusqu'à ce qu'un beau jour, une lueur d'espoir ne pointe à l'horizon lorsque le Bénicieux - je me plais à croire qu'il en est responsable - plaça sur ma route une guérisseresse nidienne.

Orason fronça les sourcils d'incompréhension.

— Les Nidiens sont un peuple qui vit à des centaines et des centaines de milles de mètres au sud de la GranQarélie, non loin des îles de l'exil. Leurs guérisseurs sont réputés pour être les meilleurs du monde ! 

Le jeune Roi n'avait jamais entendu parler de tout cela et la Reine Quentine poursuivit alors ses explications. 

— Il y a beaucoup de légendes qui courent à leur sujet. On dit par exemple qu'ils peuvent soigner des maladies incurables ou qu'ils sont capables de ressusciter les morts. Certains les pensent même sorciers, car ils sont maîtres dans l'art du poison, mais tout cela n'est certainement que fantaisie. Enfin, ce que je puis en dire pour ma part, c'est que la guérisseresse qui s'est occupée de moi - elle s'appelait Arnène - m'a permis de donner la vie à un garçon, ce dont je m'étais révélée incapable de faire jusqu'alors. 

— C'est une prouesse tout à fait impossible à réaliser ! s'exclama le jeune Roi.

— Pour les médecins d'ici, confirma la Reine, mais pas pour les guérisseurs de Nidie. 

— Vraiment ? Et comment donc cette femme a-t-elle accompli ce prodige, puis-je le savoir ? demanda Orason avec incrédulité.

— Elle m'a fait boire des potions, tous les jours, une lune durant, répondit la Reine. Je dois bien avouer que j'ignore encore aujourd'hui ce qu'elles contenaient au juste, mais ce dont je puis témoigner, c'est que suite à ce régime, je suis immédiatement tombée enceinte et neuf lunes plus tard, j'ai accouché d'un enfant qui avait entre ses cuisses un morceau de chair, comme vous le savez que trop bien, mon fils. 

La Reine sourit tendrement à Orason en disant cela. Le jeune Roi, quant à lui, eut besoin de quelques secondes pour digérer ce qu'il venait d'entendre. 

— Père vous autorisa à entreprendre tout cela ? interrogea-t-il enfin.

— Évidemment que non, répondit Quentine, j'agis derrière son dos, en secret, car il n'aurait jamais accepté que cette femme ne m'apporte son aide, vous vous en doutez bien. Je dus par contre lui avouer toute la vérité après votre naissance. J'avais fait la promesse à la guerisseresse Arnène que sitôt qu'un garçon sortirait de mes entrailles, son père – comment s'appelait-il déjà... Nénon ! - serait libéré du purgatoire de la ville où il était détenu, et comme je n'avais pas le pouvoir de réaliser cela seule, je n'eus d'autre choix que de raconter toute cette histoire à votre père.

— Comment prit-il la chose ? interrogea Orason.

— Mal, comme vous pouvez vous l'imaginer, grimaça la Reine. Il avait très peur qu'on apprenne qu'une étrangère avait interféré dans votre naissance et qu'on raconte que le NoblePrince Héritier était né par de la sorcellerie ! Il se mit alors en tête de faire enfermer la guérisseresse avec son père et de les laisser tous deux croupir à jamais dans un cachot du purgatoire, mais je refusai tout net cette horrible idée ! La guérisseresse Arnène m'avait aidé à obtenir ce que je chérissais le plus au monde – vous, Orason, mon petit garçon - et il était hors de question que je renonce à la promesse que je lui avais faite. Je fus donc très ferme avec votre père et pour une fois, il m'écouta et se résolut à faire libérer cet homme !

La Reine sourit en contant ces événements, car elle avait toujours gardé une grande fierté d'être parvenue ce jour-là à tenir tête à son époux.

— Constanton souhaita toutefois rencontrer la guérisseresse Arnène et son père en personne afin de les remercier pour leur aide et nous les reçûmes ainsi au Palais Royal. À cette occasion, il leur promit subitement de le leur offrir ce qu'ils désiraient le plus au monde, car c'était bien cela qu'eux-mêmes avaient fait pour nous en nous donnant un fils et tous deux, sans même se concerter, demandèrent à pouvoir disposer des terrains et des bâtiments de l'ancienne carrière royale de Sentelles, d'où l'on extrayait jadis de l'or et d'autres métaux abandonnés là par les Anciens Hommes. Votre père, sans même y réfléchir, leur accorda tout cela puisque ces bâtiments comme ces terrains n'étaient plus que des friches abandonnées et la guérisseresse comme son père en furent transportés de bonheur, car c'était leur rêve que d'ouvrir à cet endroit-là un dispensaire où ils pourraient s'occuper de démunis, d'orphelins et de malades. 

— Père fut malin, fit remarquer Orason. Il donna à ces gens quelque chose d'inestimable à leurs yeux afin de s'assurer de leur loyauté. 

— Vous ne croyez pas si bien dire ! s'exclama la Reine. Le bougre ne leur avait fait ce cadeau que pour disposer d'un moyen de pression sur eux et il le leur fit bien comprendre en les menaçant de brûler leur dispensaire et exiler tous ses occupants jusqu'au dernier s'il advenait que quiconque apprenne jamais le rôle qu'ils avaient joué dans votre naissance !

— Et je déduis de ce que le dispensaire est encore entier à ce jour que le stratagème de Père s'est avéré efficace. 

— Effectivement, acquiesça la Reine. Nous n'avons jamais eu vent d'une quelconque rumeur concernant votre naissance. 

— Ce qui signifie que cette guérisseresse et son père mis à part, seule vous et moi sommes aujourd'hui en connaissance de ces événements ?

— C'est bien cela, confirma la Reine. Votre père avait très peur qu'une éventuelle divulgation de toute cette histoire ne vienne entacher votre légitimité de Roi et ainsi il exigea que personne ne soit jamais mis au courant, pas même votre oncle ni vos sœurs. 

— Ni même moi, fit remarquer Orason. 

— Votre père avait peur que vous soyez troublé par ces révélations et il m'interdit strictement de jamais vous en parler, en plus de me le faire promettre. 

Orason réalisa que cela avait véritablement peiné sa mère que d'avoir manqué à sa parole, et il posa alors sa main sur celle de cette dernière. 

— Vous n'avez point fauté, Mère, s'écria-t-il. Vous avez simplement obéi à un ordre de votre Roi. Et puis, à vrai dire, je ne suis troublé que par l'attitude du Prélat Valeran dans cette affaire. Pourquoi donc souhaite-t-il la fermeture de ce dispensaire si l'on y soigne des malades et y héberge et nourrit des démunis ?

Quentine pinça les lèvres de dépit. 

— Pour le Prélat Valeran comme pour tous les membres de la Sainteté, s'occuper des nécessiteux constitue une mission confiée par le Bénicieux à leur ordre, et ainsi ils estiment que seuls des Saints doivent pouvoir s'en acquitter. Le GranCordon Aron, le Prélat Valeran et le Cordon du village de Sentelles n'ont ainsi eu de cesse au fil des ans de demander la fermeture de ce dispensaire, mais votre père a toujours refusé de la leur accorder, parce qu'il savait que je ne laisserais jamais une telle chose advenir ! 

La Reine Quentine serra les mains de son fils dans les siennes.

— J'ai la profonde conviction, Orason, que sans la guérisseresse Arnène, je n'aurais jamais donné la vie à un garçon ! Cette femme nous a donc offert à votre père et à moi, non seulement ce que nous désirions le plus au monde, mais aussi ce que nous n'aurions jamais pu obtenir sans elle. En contrepartie, nous lui avons fait don, à elle ainsi qu'à son père, de ce que tous deux désiraient le plus au monde et qu'ils n'auraient jamais pu acquérir sans nous ; leur dispensaire. Et je crains, Orason, que si l'on permettait qu'il le leur soit repris, quelque chose ne puisse vous arriver ! 

Le jeune Roi déglutit avec crispation. 

— Père m'a demandé ce matin, sur son lit de mort, de fermer ce dispensaire afin d'assurer avec promptitude la perpétuation de notre dynastie familiale et vous me demandez maintenant de ne pas m’y résoudre car cela pourrait entraîner ma perte! Je dois vous avouer, Mère, que je suis un peu perdu et que je ne sais que décider !

— Il vous faudra néanmoins faire un choix, mon fils, un choix lourd de conséquences ! l'avertit la Reine.


La porte des appartements nobleprinciaux s'ouvrit tout à coup. Des bruits de pas résonnèrent ensuite dans l'antichambre puis, un instant plus tard, les NoblePrincesses Jane, Basine et Léone déboulèrent dans la chambre d'Orason. Jane, l'aînée, avait hérité des cheveux bruns de son père, ainsi que de sa corpulence, qu'elle avait d'ailleurs transmise à ses propres enfants. Son visage rond et son sourire doux lui donnaient néanmoins une agréable physionomie. La cadette, Basine, était potelée comme Jane, mais au contraire de sa sœur, son visage était des plus disgracieux avec des cheveux roux qui semblaient rêches, des yeux trop petits, un menton proéminent et des lèvres presque inexistantes. Le sort, bien cruel avec elle, avait au contraire béni Léone. Ses cheveux roux brillaient, ses yeux bleus ciel pénétraient l'âme et ses lèvres rouges attiraient le regard et attisaient l'appétit. Les trois sœurs s'assirent au bord du lit d'Orason, les yeux emplis de tristesse, puis sans prononcer le moindre mot, elles s'approchèrent de leur petit frère puis l'enlacèrent de tout leur amour.

— Nous vous consolions toujours de la sorte toutes les trois lorsque vous étiez petit et que quelque malheur vous arrivait, sourit Jane.

De dix ans plus âgée qu'Orason, sa sœur aînée se trouvait être la NobleDame de ColVil depuis son mariage avec Hugon de ColNoble, le Seigneur de la ville. Leur union avait engendré deux enfants, un garçon de dix-et-un ans, Caterin - désormais héritier du NobleTrône - ainsi qu'une fille prénommée Pépine, de trois années plus jeune que son frère. Tous quatre résidaient à ColVil, une petite bourgade située à deux jours de carrosse de la capitale.

— Cela vous redonnait toujours le sourire que vos trois sœurs soient à vos petits soins ! ajouta Basine.

La sœur cadette d'Orason, de quatre années plus âgée que lui, avait été mariée deux ans plus tôt au Ministre du Culte et deuxième fils du GranCordon Aron, Pierin de SaintCieux. Cette union entre deux membres d'ordres différents était exceptionnelle et s'expliquait par la tradition de l'Alliance qui commandait au Roi et au GranCordon de marier ensemble, à chaque génération, l'un de leurs enfants respectifs. Les deux époux n'avaient pas encore d'enfant et résidaient à quelques pas du Palais Royal, dans le QuartSaint de la capitale.

— Nous avons bien conscience que notre soutien est bien dérisoire face à votre souffrance, Orason, mais nous tenions à vous montrer que nous sommes là pour vous ! déclara Léone. 

La plus jeune des trois sœurs, la NoblePrincesse Léone, était âgée de deux années de plus qu'Orason. Elle n'avait obtenu sa maturité que quelques lunes plus tôt et n'était point encore mariée et par conséquent, elle vivait toujours au Palais Royal dans ses appartements de NoblePrincesse.

— Mes filles, s'exclama tout à coup la Reine Quentine, vous semblez oublier que votre frère est désormais le Roi. Il n'est donc plus question que vous veniez le déranger dans sa chambre de telle indécente manière ! Allez donc l'attendre dans la salle à manger, où il vous y rejoindra dès qu'il sera présentable !

Sans piper mot, les trois sœurs se levèrent et sortirent de la chambre de leur frère comme elles y étaient entrées, en un coup de vent. Leur mère, après avoir déposé un baiser sur la joue de son fils, leur emboîta le pas. 


Orason arriva dans la salle à manger le quart d'une heure plus tard. Il revêtait alors un gilet de cuir par-dessus une chemise, ainsi que des pantes et des bottines à talon, le tout dans des teintes bleu nuit, le bleu du deuil chez les Nobles. Ses cheveux roux étaient maintenant coiffés et sa courte barbe arrangée et peignée. Les trois sœurs observèrent Orason d'un regard singulier lorsqu'il entra dans la pièce. Il était maintenant le Roi, leur petit frère, et elles lui en trouvèrent définitivement l'allure. Un valet de cuisine vint bientôt s'enquérir des souhaits de chacun pour le déjeuner mais l'ambiance n'étant pas au festin, tous s'accordèrent pour ne se faire servir que du potage. Les quatre frères et sœurs le dégustèrent dans un silence presque religieux, seul Orason venant à bout de sa bolée, lorsque Basine ne toucha pas même à la sienne. Le déjeuner terminé, l'on se rendit dans le salon royal où Léone proposa de partager quelques parties de Quatre Ordres en l'honneur de leur père dont c'était le jeu de cartes favori, et aussi en souvenir du bon vieux temps où tous les cinq y jouaient ensemble. Jane et Orason acquiescèrent immédiatement à cette idée alors que Basine s'y refusa, arguant qu'il était des plus inconvenants, selon elle, de s'amuser à l'occasion d'une journée de deuil. La NoblePrincesse resta ainsi à l'écart et se cacha les yeux derrière sa main tout en récitant des prières cordoniennes à voix basse, tandis que Léone distribuait les cartes.  

— Combien de parties pensez-vous que nous avons partagées avec Père durant toutes ces années ? demanda Orason.

— Des centaines, assurément, répondit Jane. 

— Bien plus que cela, des milliers ! surenchérit Léone. 

Tous trois rirent. 

— Vous rappelez-vous comment Père se mettait en colère lorsqu'il perdait ? interrogea Orason avec le sourire.

— Et comment il trichait ! intervint Léone.

— Pour cela, il n'était point le seul ! ajouta Jane. 

Les deux sœurs dévisagèrent Orason, qui en temps normal aurait immédiatement dénié ces accusations mais s'en abstint étrangement. Il était en fait pris par l'émotion, car il venait de retourner ses cartes et que l'une d'entre elle était celle du Roi, dont le visage avait été dessiné en suivant les traits de son père.

— Je commence, s'écria soudain Léone, qui avait compris de quoi il en retournait. Orason, je vous demande le Roi !

L'intéressé revint à la réalité puis donna bon gré mal gré la carte à sa sœur. Léone obtint ensuite celle du Gouverneur ainsi que celle du Ministre de Jane et comme elle était déjà en possession de celle du Seigneur, de celle de la Reine ainsi que de celle de la Voix depuis le début du jeu, elle étala les six cartes qui composaient l'ordre de la Noblesse sur la table. Au même moment, la véritable Voix, celle constituée de chair et d'os, entra dans le salon et tous saluèrent puis embrassèrent chaleureusement l'oncle Flavian, avant de poursuivre leur partie de cartes. 


Flavian de NobleVal, qui tenait plutôt du côté maternel, ne présentait que bien peu de ressemblances avec son frère aîné, qui avait été le portrait craché de leur père. Il était un homme plutôt svelte de corpulence lorsque Constanton, au contraire de lui, avait toujours été pour le moins bedonnant, et tandis que celui-ci, sa vie durant, avait dominé ses contemporains de sa haute stature, Flavian ne s'était jamais démarqué du commun des mortels de par sa taille. L'aîné avait aussi pris le parti, depuis ses jeunes années, de laisser croître sur ses joues et son menton une large barbe lui recouvrant le visage jusqu'aux pommettes, quand Flavian avait toujours préféré un rasage de près laissant à voir son nez aquilin, ses joues creusées ainsi que ses lèvres pincées. Les deux frères, bien différents physiquement, s'étaient également distingués par leur personnalités aux antipodes l'une de l'autre. Constanton, jusqu'à sa mort, avait en effet été un homme extraverti et impétueux qui s'était abandonné avec allégresse à tous les plaisirs se présentant à lui, tandis que Flavian, qui se caractérisait par un calme et une impassibilité à toute épreuve, avait toujours fait preuve d'une certaine frugalité dans son mode de vie. Il aimait d'ailleurs beaucoup à apprendre à ceux qui s'étonnaient de ces différences notables entre son tempérament et celui de Constanton qu'il n'y avait rien de bien étonnant en cela, car dans toute fratrie royale, le frère aîné, éduqué en Roi, était préparé à diriger et à régner, quand le frère puîné, dont le destin était de devenir GrandAviseur, était formé à conseiller. 


L'oncle Flavian suivit avec intérêt le déroulement de la partie de Quatre Ordres jusqu'à son terme et la victoire de Léone par trois ordres à son actif – ceux de la Noblesse, de la Vilénie et de la Probité - contre un seul pour Orason – celui de la Sainteté - et aucun pour Jane. Il s'approcha ensuite de son neveu puis posa ses mains sur ses épaules. Orason comprit immédiatement ce que cela signifiait et il se leva alors, puis suivit son oncle qui le mena jusque dans l'antichambre des appartements royaux. 

— D'ici à quelques jours, Orason, il vous faudra vous installer ici, souffla Flavian.

— Dans les appartements de Père ! s'exclama Orason. 

— Non, dans les appartements royaux, corrigea son oncle. Vos appartements, puisque vous êtes dorénavant le Roi ! 

Flavian poussa la porte située sur la droite de l'antichambre et les deux hommes entrèrent dans la salle du Conseil Royal. Au milieu de la pièce trônait une grande table ovale ornée d'une magnifique nappe bleue, finement brodée. Sept sièges l'entouraient, le siège royal, celui du GrandAviseur et ceux des cinq Ministres que comptait le Royaume. Orason, sur l'invitation de son oncle, s'approcha de la table, puis s'installa sur le siège royal. Flavian s'assit à ses côtés, sur le siège du GrandAviseur. 

— Depuis la mort de votre père, ce matin, vous êtes le Roi de GranQarélie, Orason, et un des deux Monarques du Royaume aux côtés du GranCordon Aron, déclara Flavian. Deux des trois grands pouvoirs, le pouvoir de gouverner les corps et le pouvoir de gouverner les biens sont désormais vôtres, le GranCordon jouissant de son côté du pouvoir de gouverner les âmes.

Orason acquiesça.

— Détenir ces pouvoirs s'accompagne d'obligations, poursuivit Flavian. Il vous faudra à l'avenir participer aux Conseils Royaux, ici-même, dans cette salle, et y prendre de difficiles décisions, avec mon aide ainsi que celle de vos Ministres. Il vous appartiendra aussi d'assister aux audiences royales et de juger si les sujets qui s'y présentent méritent assistance ou non. Et puis, une multitude d'autres tâches subsidiaires vous attendent également, comme être présent aux offices religieux les plus importants, par exemple !

À entendre cette énumération, Orason soupira pour seule réponse. 

— Tout cela ne sera pas facile ! Comment diriger un Royaume fort de vingt-et-deux centaines de milliers d'âmes pourrait-il l'être ? ajouta Flavian. De surcroît, il sera de votre responsabilité d’œuvrer, avec l'aide du GranCordon, à maintenir une certaine concorde dans le Royaume, entre les deux Hauts Ordres, la Noblesse, l'ordre de ceux qui gouvernent, votre ordre, Orason, et la Sainteté, l'ordre du GranCordon et de ceux qui prient, mais également avec les deux Bas Ordres, qui, malgré ce qu'ils sont, ne devront pas être négligés, car la Probité, l'ordre de ceux qui travaillent, concourt à la prospérité du Royaume, et la Vilénie, l'ordre de ceux qui combattent, assure sa sûreté !

Orason finit par tiquer. 

— Je n'ai jamais eu d'intérêt pour la politique, mon oncle et je suis certain, de plus, de ne pas avoir la moindre habileté en la matière ! Je doute donc d'être la meilleure personne qui soit pour siéger sur le NobleTrône !

— Vous êtes le fils aîné du Roi Constanton de NobleVal, Orason, répliqua Flavian, et quelles que soient vos appétences et vos compétences, selon les lois de notre Royaume, vous êtes le Roi de GranQarélie ! Il vous faut l'accepter, il n'y a guère d'alternative ! 

Orason acquiesça, de mauvais cœur, car il savait que son oncle était dans le vrai. En GranQarélie, tout fils aîné se devait de succéder à son père, qu'il le voulait ou non. C'était une règle qui s'imposait à tous, quel que soit celui des quatre ordres auquel on appartenait et quelle que soit la profession que l'on exerçait. Ainsi, au sein de la Noblesse, à la mort du Roi, son fils aîné, le NoblePrince Héritier, s'asseyait sur le NobleTrône et de la même manière, les fils aînés des Gouverneurs ou des Seigneurs succédaient à leurs pères. Il en allait de même pour la Sainteté, qui voyait les fils aînés des Cordons prendre la place de leurs pères derrière l'autel après le départ de ces derniers pour le Monde des Âmes ; pour la Probité, où les fils aînés de paysans, de boutiquiers et d'artisans héritaient des terres, des échoppes ou des métiers de leurs pères et enfin pour la Vilénie, où tout fils aîné de garde, de frère ou de soldat était destiné à défendre ses concitoyens, se battre et périr au même poste que celui qu'occupait son père. 

— Avec les années et l'expérience, ajouta Flavian, vous deviendrez un adroit gouvernant, Orason, et je n'ai pas le moindre doute que vous prendrez dès lors grand plaisir à remplir vos obligations !

Sur ces mots, il se releva, invita son neveu à l'imiter, puis une fois en marche vers l'antichambre, il lui apprit que la dépouille de son père avait été menée dans la salle funéraire du Palais où le Prélat Valeran les attendait.


Les deux hommes quittèrent les appartements royaux, s'engagèrent dans le grancouloir, descendirent le grandescalier, prirent sur leur gauche dans le granvestibule puis traversèrent la galerie des fêtes avant de finalement rejoindre la galerie des Reines et de s'arrêter au devant de la salle funéraire qui se trouvait juste à côté de la chapelle royale.

— Il va vous falloir être fort, Orason, l'avertit Flavian, car ce que vous allez voir sera très difficile à soutenir ! 

Le jeune Roi acquiesça avant que son oncle ne pousse la porte et que tous deux n'entrent dans la salle funéraire. Le Prélat Valeran se trouvait là, occupé à veiller le corps sans vie du Roi Constanton. Oncle et neveu s'approchèrent lentement puis Orason posa son regard sur le visage sans vie de son père. Il fut alors désemparé de voir ce dernier pâle, froid, inanimé, mort, et affligé par la tristesse, il ne put retenir ses larmes.

— Cette douleur qui vous accable, Orason, restera pour vous un compagnon éternel, déclara Flavian tout en tendant un mouchoir à son neveu. Vous n'aurez donc d'autre choix que de la dompter et de vivre avec elle. Et ce sera dur, très dur, mais il vous faudra y parvenir !

Le jeune Roi acquiesça à ces sages paroles de son oncle, tout en réalisant que ce dernier, qui avait perdu sa femme et son enfant des années plus tôt, s'exprimait en parfaite connaissance de cause. Il se moucha ensuite, et ce faisant, il eut l'impression de déceler autour de lui une douce odeur suave. Surpris, il huma l'air avec concentration et en arriva à la conclusion que la fragrance provenait de la dépouille.

— Le corps de Père sent l'amande, confia-t-il.

— On raconte que les hommes d'une grande noblesse ainsi que ceux d'une grande sainteté dégagent une douce et agréable odeur après leur mort, intervint le Prélat Valeran. On appelle cela une odeur de noblesse ou une odeur de sainteté, suivant l'ordre auquel appartenait la personne décédée.

— Cela signifie-t-il que Père était un grand Roi ? questionna Orason. 

— Absolument ! confirma Flavian, qui se pressa de répondre avant le Prélat. 

Celui-ci ne trouva pas approprié d'ajouter quoi que ce soit et proposa simplement aux deux Nobles de prier pour l'âme du défunt.  


Quelques instants plus tard, l'on toqua à la porte de la salle funéraire. L'oncle Flavian ouvrit. 

— Oui, commandant VilFort ? s'écria-t-il en apercevant le chef des gardes d'ÉrineVil en face de lui.

— L'embaumeur royal est arrivé et souhaite avoir accès à la dépouille, annonça ce dernier. 

— Faites-le entrer, ordonna Flavian.

Le commandant s'éloigna, puis reparut l'instant d'après en compagnie de l'embaumeur, qui effectua une très franche révérence à l'égard d'Orason, puis deux autres, légèrement moins prononcées en direction du GrandAviseur et du Prélat. Tous trois répondirent par un léger hochement de tête.

— Vivian ProbeCoque, embaumeur royal, bafouilla ensuite l'homme, visiblement peu à l'aise face aux grands de son monde.

Il jeta un rapide coup d’œil sur le corps, puis pinça les lèvres.

— Toutes mes condoléances, Votre Noble Altesse, ajouta-t-il. 

Orason le remercia, puis ProbeCoque explicita avec davantage d'assurance les détails techniques du travail qu'il effectuerait dans les heures qui suivraient. Il énuméra les vinaigres et alcools, ainsi que les herbes et épices qu'il utiliserait et qui retarderaient le processus de putréfaction. Il voulut également évoquer les organes qu'il prélèverait mais le Prélat, avec dégoût, lui fit signe de sauter ce chapitre-là et l'embaumeur conclut alors en assurant au Roi et au GrandAviseur que des visites quotidiennes de sa part viendraient garantir que la dépouille dégagerait une odeur agréable jusqu'à sa mise en bière. 

— Plutôt que de meurtrir le corps de mon père de si horrible façon, ProbeSieur, ne pourriez-vous pas simplement le laisser reposer en paix puisqu'il dégage une odeur de noblesse tout à fait agréable ? interrogea Orason. 

Il fut évident, à l'air totalement coi de l'embaumeur, que celui-ci ne comprit pas à quoi le Roi faisait référence, et en conséquence de cela, le GrandAviseur Flavian se lança dans quelques rapides explications. À leur suite, ProbeCoque, visiblement incrédule, s'approcha de la dépouille, la renifla, puis perçut l'odeur amandée, à son grand étonnement. Il réfléchit alors et réalisa que quelqu'un avait tout simplement dû parfumer le corps après la mort du Roi et il se gaussa de ce que les Nobles mais aussi les Saints, vaniteux à souhait, étaient capables d'inventer pour se persuader de leur propre excellence. Évidemment, il se garda bien d'évoquer un traître mot de tout cela à voix haute.

— Cette odeur de noblesse, aussi fabuleuse et exceptionnelle soit-elle, Votre Noble Altesse, déclara-t-il parfaitement hypocritement, est très volatile et délicate, et fort rapidement, j'en ai bien peur, les odeurs de putréfaction la couvriront.

Orason et Flavian échangèrent un regard, puis l'oncle se chargea de répondre :

— Faites ce qui est nécessaire, ProbeSieur, nous vous faisons confiance. 

— Très bien, répondit ProbeCoque. Je m'attellerai à la tâche jusque dans la nuit et ainsi, le corps sera prêt au petit matin. 

— J'ordonnerai donc tout à l'heure au crieur royal d'annoncer le début des recueillements pour demain, lança le GrandAviseur. 

— Il nous faut également fixer la date du GrandOffice Royal, rappela le Prélat Valeran. 

Au cours de cette longue cérémonie devaient être célébrés les obsèques du Roi défunt puis le sacre du nouveau Roi immédiatement après.

— Le GranCordon Aron, qui l'officiera, reprit le Prélat après un instant de réflexion, devra rejoindre la capitale depuis VilDieu accompagné de toute sa famille, donc en carrosse. Il lui faudra en conséquence trois quartaines de lune au moins avant d'arriver à la capitale.

— Par ce froid, ajouta le GrandAviseur, c'est au moins une lune entière qu'il faudra aux Nobles et aux Saints de l'ouest du Royaume pour arriver de MerVive ou de SaintIsidor, sans compter qu'ils n'apprendront la mort du Roi que dans une quartaine si les chevaucheurs partis en fin de matinée font bonne route, deux sinon. Ce qui fait au total une durée approximative de six quartaines. 

— Dans six quartaines adviendra justement le Jour Sacré de la prochaine lune, intervint le Prélat. Il serait donc judicieux d'organiser les célébrations ce jour-là, car à la nuit tombée, la pleine lune viendra illuminer le ciel, offrant alors un symbole de grandeur au Roi Orason en ce jour qui verra son sacre. 

— ProbeSieur ProbeCoque, s'écria Flavian, vos alcools et vinaigres pourront-ils maintenir le corps en l'état durant six quartaines ? 

— Ils le pourront, répondit le Probe.

Le GrandAviseur se tourna vers son neveu pour obtenir son assentiment.

— Tout cela convient au Roi, dit Orason.

— La date du GrandOffice Royal est donc arrêtée ! s'exclama Flavian. 

— Je m'en vais immédiatement en informer Sa Sainte Altesse, lança le Prélat.

— Et moi chercher mon matériel, ajouta ProbeCoque. 

Tous deux quittèrent la salle funéraire, laissant Orason et Flavian seuls auprès du corps sans vie du Roi Constanton. Oncle et neveu se tournèrent alors face à la dépouille puis se recueillirent, côte-à-côte, durant plusieurs minutes, avant que l'oncle Flavian ne finisse par briser le silence : 

— Dans quelques jours aura lieu la cérémonie d'ouverture du testament de votre père, ce qui sera votre première sortie publique en tant que Roi. Celle-ci comprendra quelques usages assez complexes qu'il vous faudra connaître et respecter. Aussi, je vous propose de nous rencontrer dès demain pour en parler. 

— Très bien, mon oncle, répondit le jeune Roi, comme il vous plaira. 

Flavian sourit à son neveu, posa sa main sur son épaule, puis jeta un discret coup d’œil à la dépouille de son frère avant de quitter la salle funéraire. Orason, une fois seul, resta immobile quelques instants, puis il s'approcha du corps. Il tendit ensuite sa main avec hésitation vers celle de son père, jusqu'à la frôler, et il fut alors prit d'un violent mouvement de recul, car la main était froide, froide comme la mort. Saisi d'effroi, Orason sortit de la salle funéraire dans la précipitation puis courut jusqu'à ses appartements de NoblePrince.


Une fois dans sa chambre, Orason se jeta sur son lit. Il se saisit ensuite du bougeoir qui se trouvait sur sa table de nuit, le plaça sur sa poitrine, puis observa paisiblement la flamme de la bougie onduler au gré de ses inspirations et expirations, comme il aimait à le faire pour se détendre. Tout à coup, il fut extirpé de son agréable passe-temps par des cris provenant de l'extérieur. Il reposa le bougeoir sur son meuble de chevet, s'approcha des fenêtres puis ouvrit légèrement l'une d'entre elles. Il s'agissait du crieur royal qui hurlait son texte depuis le NobleBalcon. Orason prêta l'oreille et put distinguer quelques mots : « mort du Roi », « tristesse », ou encore « recueillement ». L'idée que la foule se presserait dès le lendemain matin en masse devant le Palais Royal afin de se recueillir sur la dépouille de son Roi bien-aimé réchauffa le cœur d'Orason, qui referma la fenêtre puis se recoucha. Quelques minutes plus tard, un autre bruit se fit entendre, mais en provenance de l'intérieur de la chambre, cette fois. Le jeune Roi comprit immédiatement qu'il s'agissait de la porte dérobée qui venait de s'ouvrir doucement, puis de se refermer. Le visage tourné vers l'autre côté de la pièce, il ne vit pas qui était entré, mais il ne se retourna pas pour autant, car il savait bien que c'était elle.

— Si vous venez pour m'assassiner, faites-le, car mourir sera une délivrance pour quiconque a le cœur qui saigne comme le mien ! plaisanta-t-il à l'adresse de sa visiteuse.

Un bruit métallique semblable à celui d'un poignard que l'on sort de son fourreau se fit entendre. Horrifié, Orason sursauta puis se retourna, pour finalement s'apaiser l'instant d'après. C'était bien elle, Bonine, son amante, qui venait de s'amuser à ses dépens en l'effrayant un peu.

— Petite garce ! jeta le jeune Roi.

— Vous avez eu la peur de votre vie, mon cher ! répondit Bonine en riant espièglement.

— Pas le moins du monde ! protesta Orason. Je savais très bien que c'était vous !

Bonine rejoignit son amant sur le lit puis elle l'embrassa sur la bouche avant de l'enserrer affectueusement. L'accolade terminée, le jeune Roi posa tendrement ses yeux sur elle. Bonine avait le visage rond, les cheveux d'une douce blondeur et ses yeux souriaient autant que sa bouche, généreuse, comme l'étaient aussi sa poitrine et ses fesses. Orason, apaisé rien qu'à poser son regard sur la jeune femme, lui prit la main, et la chaleur de celle-ci le réconforta. 


Les deux jeunes gens s'étaient rencontrés pour la première fois quelques lunes plus tôt, dans les écuries royales où Orason se rendait dans le but de monter Impétueux, son palefroi favori. À son arrivée, il avait trouvé la jeune valette d'écurie affairée à brosser sa monture et les mouvements de va et vient qu'elle effectuait alors et qui provoquaient d'amples rebonds de sa poitrine lui avaient mis les sens en éveil en une fraction de seconde. Le NoblePrince, sans attendre, avait rejoint Bonine dans le box, puis l'avait séduite en quelques phrases rondement formulées, si bien qu'en moins de temps que nécessaire pour le dire ils s'étaient retrouvés tous deux couchés l'un sur l'autre, dans la paille, aux pieds d'Impétueux qui était resté complètement indifférent à ce spectacle pourtant inhabituel pour lui. Quelques tours aux écuries plus tard, Orason, tant las de s'acoquiner entouré de canassons que bouillant d'ardeur pour la lasciveté de la jeune valette, avait confié à celle-ci les deux clés nécessaires pour le rejoindre secrètement dans ses appartements, celle qui depuis l'extérieur donnait accès au corridor secret traversant le Palais Royal et celle qui permettait d'ouvrir la porte dérobée menant à sa chambre à coucher. 

La présence de Bonine à ses côtés réconforta Orason. Dans un moment de deuil comme celui qu'il vivait alors, il apprécia d'avoir une oreille attentive et amoureuse au creux de laquelle rapporter ses tourments. Et il en profita pour être exhaustif. Il raconta tout à son amante, et en détails, ne gardant pour lui que les révélations de sa mère concernant sa conception, jugeant qu'il était inconvenant qu'une simple Probe soit informée que le Roi de GranQarélie avait bénéficié de l'aide d'une femme étrangère considérée par beaucoup comme une sorcière pour venir au monde. Bonine écouta Orason avec patience et empathie et ce ne fut que lorsqu'il eut achevé toutes ses confidences qu'elle se livra enfin sur ce qui la tracassait et la tiraillait depuis qu'elle avait entendu le glas résonner un peu plus tôt dans la journée. 

— Vous êtes désormais le Roi, Orason, lui dit-elle en se mettant à pleurer, et très bientôt, je le sais, l'on attendra de vous que vous preniez femme et que vous enfantiez pour donner au Royaume un héritier ! Et alors, qu'adviendra-t-il de moi ?

Le jeune homme sourit avec tendresse à Bonine avant de serrer affectueusement ses mains dans les siennes. 

— Même marié, vous resterez mon amante et je continuerai à vous fréquenter, je vous le promets ! déclara-t-il solennellement.

Orason avait conscience en prononçant ces mots que tout ne se passerait sans doute pas comme cela, mais ce furent les paroles qu'il désira prononcer sur le moment. La jeune valette, de son côté, aurait préféré entendre de son amant que malgré leur appartenance à deux ordres différents, c'est elle qu'il épouserait tout comme l'avait fait jadis le Roi Oton avec la Reine Morine, pourtant une Probe elle aussi. Mais au fond d'elle, elle ne fut pas mécontente de la promesse qu'Orason lui avait faite de continuer à la côtoyer même lorsqu'il aurait pris femme, car ce qu'elle craignait le plus au monde était d'être abandonnée par son noble amant. Bonine sourit donc, les yeux et les joues pleines de larmes, puis les deux jeunes gens s'étreignirent longuement. À cette occasion, la valette se mit à caresser Orason entre les cuisses, par-dessus ses pantes. Elle n'avait pas vu son NoblePrince - enfin, son Roi désormais - depuis quelques jours et elle était très envieuse de le sentir en elle.

— Voyons Bonine, mon père est mort ce matin ! lui lança Orason en retirant ses mains de son entrejambe. Je n'ai pas la tête à cela ! 

— Votre tête n'est peut-être pas à cela, mais votre virilité l'est sans conteste, répondit Bonine en faisant constater à Orason l'effet aphrodisiaque que ses caresses avaient d'ores et déjà eues sur lui.

Le jeune homme soupira, puis repensa aux mots que lui avaient adressés son père le matin même : « Ripaillez, buvez et fourrez tout votre soûl, encore et encore, car il n'y a rien de plus vrai que le plaisir en ce bas monde ! » Il ne put ensuite s'empêcher de sourire et ce faisant, il cessa de lutter et laissa Bonine disposer de lui. La jeune valette poursuivit alors ses caresses, voluptueusement, puis finit par déclarer, d'une diction coquine :

— Je n'ai jamais dégusté un Roi et je veux savoir quel goût ça a !

Et l'instant d'après, elle joignit le geste à la parole.

Chapitre 2: “La réunion des treize”

Nénon errait depuis des heures dans le noir profond de la nuit sans lune lorsque le tintement des cloches du Cordonnaire de Sentelles se fit entendre au loin. Le vieil homme, surpris que le petit matin ne poigne déjà, réalisa que les mille questions qui avaient trotté sans discontinuer dans sa tête depuis la veille lui avaient fait perdre la notion du temps. Las, mais pas mécontent d'être arraché à ses idées noires, Nénon prit la direction du dispensaire, puis lorsqu'il arriva sur place, il en sonna la cloche afin d'éveiller les membres de sa communauté. Éliène fut la première à paraître à la porte des dortoirs, comme chaque matin. Elle traversa la cour, en chantonnant et en baladant sa canne devant elle de gauche à droite, puis elle s'arrêta tout près de Nénon. Ce matin-là, la jeune fille au visage joufflu et aux longs cheveux blond foncé n'avait pas encore caché ses yeux laiteux derrière les lunettes opaques qu'elle portait généralement, car la lumière du jour, presque inexistante, ne l'incommodait point encore, mais aussi parce qu'elle acceptait que Nénon puisse la voir telle qu'elle était. Tout à coup, elle tendit sa canne en avant et décocha gentiment un coup au vieil homme au niveau de l'abdomen. 

— Touché ! s'écria-t-elle en riant.

Les petits yeux bruns de Nénon se plissèrent, accentuant les rides que le temps avait forgé sur son front, ses pommettes et ses tempes, et derrière sa barbe blanche un peu folle qui s'achevait sous son menton par deux petites nattes, ses lèvres esquissèrent un tendre sourire grand-paternel.

— En plein dans le mille ! lança-t-il, amusé.

L'instant d'après, il saisit la main que la jeune fille lui tendait puis il la guida à travers la cour du dispensaire, le long du petit pont, puis sur le chemin de terre qu'il fallait emprunter pour atteindre leur destination matinale, le pigeonnier. Du temps de la carrière royale, la bâtisse, une simple tour, avait une fonction de guet et les veilleurs, de son sommet, scrutaient les environs afin de débusquer d'éventuels chapardeurs venant voler de l'or, de l'argent ou quelque autre métal. Nénon l'avait aménagé en un abri agréable pour ses pigeons et depuis, il aimait à savoir qu'il ne se trouvait plus là-haut que des êtres bienveillants qui ne dénonceraient jamais plus personne. 

Lorsque Nénon ouvrit la porte de la tour, des pigeons se mirent à voleter en tous sens et à faire un vacarme assourdissant. L'un d'eux se posa même sur l'épaule du vieil homme, qui le caressa sous le cou. C'était Flèche, son pigeon préféré, qui se laissa faire, habitué depuis ses tous premiers jours à être touché de la sorte. Éliène tendit ensuite un de ses bras tout menu en l'air et engendra un nouveau raffut de battement d'ailes et de roucoulements. Seul le volatile le plus rapide put se poser sur le frêle et court membre de la petite fille. Éliène palpa un pied de l'animal, touchant des griffes à la patte chacun des trois doigts placés à l'avant, puis celui situé à l'arrière. Elle reproduisit ensuite l'opération avec le deuxième pied. 

— Loucheur ? proposa-t-elle.

— Non, fit Nénon.

Éliène remonta de ses doigts les pattes du volatile jusqu'à la poitrine, puis prolongea le mouvement jusqu'à atteindre la gorge de l'animal.

— Le jabot est enflé, s'exclama-t-elle. Il s'agit donc d'une pigeonne qui vient d'avoir des petits ou qui va en avoir bientôt!

— Une pigeonne, répéta Nénon d'un ton interrogatif laissant supposer à Éliène qu'elle faisait fausse route. 

— Le jabot est enflé, pensa la jeune fille à haute voix, ce qui signifie que le pigeon produit du lait et le lait est fabriqué par les femelles ! 

Elle réalisa tout à coup.

— Non, chez les pigeons, les mâles aussi produisent du lait ! Ce peut donc aussi être un mâle ! 

— Bravo Éliène ! lui lança Nénon. Chez les pigeons, mâles comme femelles produisent du lait dans leur jabot puis le régurgitent dans le bec de leurs pigeonneaux pour les nourrir. 

— Écœurant, s'écria Éliène. Je suis bien contente que chez les humains, ça ne se passe pas comme ça ! 

— Tu sais, pour un pigeon, la chose est tout à fait normale, lui fit remarquer Nénon, et si tu étais une pigeonne toi-même, tu n'en serais pas heurtée le moins du monde. Et donc, quel est ce pigeon qui est posé sur ton bras ?

— Je ne le sais pas encore, Nénon, pesta la jeune fille avant de reprendre ses palpations. 

Eliène parcourut le bec de l'animal de ses doigts, son cou, son dos et pour finir, ses ailes, avant de reconnaître qu'elle n'avait aucune idée de l'identité du volatile. Nénon vint alors à son aide et lui fit toucher le bec de l'animal à nouveau, mais cette fois au niveau de la cire, cette petite excroissance rugueuse trônant au sommet du bec des pigeons. La jeune fille y perçut une petite protubérance et en déduisit immédiatement qu'il s'agissait de Boule. D'un mouvement vif du bras, elle fit s'envoler l'animal, dont la place fut immédiatement prise par un autre pigeon. Éliène reconnut rapidement celui-ci, Trois-Doigts, à son orteil sectionné. Elle renouvela ensuite l'opération une fois de plus, remarqua que l'oiseau avait l'aile gauche franchement plus courte que l'aile droite et sut alors qu'il s'agissait d'Unique. Deux pigeons démasqués sur trois ce matin-là ; Éliène trouva le résultat pas trop mal et s'en satisfit. Elle aida ensuite Nénon à déposer des graines dans quelques coupelles disséminées ici et là dans le pigeonnier. Les oiseaux firent alors comme toujours un raffut énorme à ce moment-là et volèrent dans toutes les directions. Certains se chamaillèrent pour occuper l'une ou l'autre place, mais au final, tous se calmèrent puis se mirent à picorer. Éliène et Nénon s'assirent quant à eux sur le petit banc situé au fond du pigeonnier, puis le vieil homme tira de son sac une serviette qu'il déplia sur ses genoux. Il se saisit ensuite d'un des morceaux de pain qui s'y trouvait et le déposa dans les mains d'Éliène, qui commença immédiatement à grignoter. Nénon imita bientôt la jeune fille, puis, comme toujours, l'un ou l'autre pigeon s'approcha, appâté par l'odeur du pain frais. 

— Vous ne recevrez rien, s'exclama Éliène, le pain n'est pas bon pour vous ! Vous devriez le savoir depuis tout le temps que je vous le dis ! 

Elle rit ensuite de magnifiques petits piaillements aigus d'enfant et Nénon, bercé par cette douce musique, ne put s'empêcher de sourire, car rien ne le ravissait plus dans la vie que de voir Éliène heureuse !

Dix-et-trois années plus tôt, alors qu'il se promenait au gré du vent, au cours d'une rude nuit d'hiver, Nénon était soudainement tombé sur un linge déposé à même le sol, au bord d'un chemin. Il s'en était approché puis avait été pris d'effroi en remarquant qu'il s'y trouvait un nourrisson frigorifié et tellement faible qu'il n'avait même plus la force de pleurer. Le vieil homme, sans hésiter, avait placé l'enfant contre son torse nu afin de le réchauffer et le petit être avait alors esquissé un semblant de sourire avant de chercher de minuscules petits mouvements de ses lèvres un mamelon à téter. Constatant cela, Nénon avait regretté tant et plus de ne pas être un pigeon et de ne pouvoir, comme les mâles de cette espèce-là, nourrir l'enfant de son lait de jabot et il s'était précipité aussi vite que possible vers le dispensaire pour présenter l'enfant à Lubine, la nourrice de la communauté, qui pourrait l'allaiter. L'enfant avait tété un peu, malgré son extrême faiblesse, puis avait terminé la nuit bien au chaud contre le sein de sa salvatrice. L'on avait ensuite craint quelques jours encore pour la vie du nourrisson, puis après une quartaine, tous avaient convenu qu'il s'était suffisamment requinqué pour être considéré comme sauf. Il était alors revenu à Nénon, qui avait trouvé l'enfant, de lui donner un nom. Et le vieil homme avait appelé la petite fille Éliène.

Très vite, dès qu'Éliène avait pu marcher, Nénon l'avait menée auprès de ses compagnons ailés afin de lui faire découvrir l'univers sonore merveilleux qu'était le pigeonnier, avec ses roucoulements, ses bruits de griffes, de becs et d'ailes qui battent l'air. Éliène avait été davantage apeurée qu'enthousiasmée au premier abord, certainement parce qu'il devait être très difficile pour une jeune enfant aveugle d'appréhender ce qu'étaient tous ces sons inconnus, mais Nénon s'était alors saisi de sa main puis lui avait fait parcourir du bec à la queue le corps d'Élégante, une jeune pigeonnelle. L'animal s'était ensuite frotté contre la main d'Éliène, comme pour quémander quelque nouvelle caresse et la petite fille avait donné au frêle oiseau les doux attouchements souhaités, un sourire radieux illuminant son visage. Éliène et Élégante s'étaient adoptées de cette manière, au premier contact et par la suite, toutes deux avaient nourri ce lien inaltérable qui avait fleuri à l'aube de leurs existences par de chaleureuses visites quotidiennes qui n'avaient souffert aucune interruption durant toutes ces années. Et aujourd'hui, Éliène considérait encore Élégante comme sa meilleure amie, son âme sœur, sa confidente, et cela bien que la pigeonne était maintenant une femelle adulte qui avait déjà donné la vie à plusieurs petits alors qu'elle-même n'était encore qu'une jeune fille.

Une fois son petit-déjeuner achevé, Éliène appela Élégante à elle et la pigeonne se posa sur son épaule, roucoula, puis poussa doucement sa tête contre le cou de la jeune fille. Éliène rendit ses caresses à Élégante puis lui fit un peu la causette en lui racontant sa journée de la veille. Pendant ce temps, Nénon remplit les coupelles d'eau, récupéra les fientes qu'il conservait comme engrais puis vérifia qu'il restait suffisamment de pierres d'estomac, ces pierres ingérées par les pigeons pour faciliter leur digestion. Puis une fois tout ce travail terminé, il se rassit aux côtés d'Éliène.

— C'est l'heure de ton entraînement, déclara-t-il.

La jeune fille resta immobile et silencieuse et Nénon, décelant du découragement derrière cette attitude, pinça les lèvres avec dépit. 

— Je sais que tu t'exerces depuis des années et je sais que c'est désespérant de ne pas réussir, regretta-t-il, mais acquérir un pouvoir de l'âme est extrêmement complexe, tu le sais bien ! Il m'a fallu moi-même des années avant d'y parvenir ! 

— Oui, sept années, je le sais ! s'exclama Éliène. Ce qui voudrait dire, comme je m'entraîne depuis trois ans, qu'il me faudra encore attendre quatre longues années avant de réussir ! 

Nénon soupira.  

— Pour d'autres pouvoirs de l'âme, Éliène, l'apprentissage peut durer dix, vingt ou même trente ans ! Ce n'est donc rien quatre ans ! Et puis, je suis sûr que tu y arriveras bien avant ça car tu progresses vraiment plus vite que je le faisais à l'époque !

Il sourit avec tendresse. 

— Ce pouvoir est l'une des plus belles choses qui me soit arrivée, Éliène. Pas une seule fois j'ai regretté les milliers d'heures d'entraînement qui m'ont été nécessaire pour l'acquérir. Et il en sera de même pour toi, je peux te l'assurer !

La jeune fille serra les dents, puis sans piper mot, elle saisit Élégante entre ses mains avant de s'allonger sur le banc.

— Rappelle-toi mes conseils, lui confia Nénon. Ta respiration doit être lente et régulière. Et tu dois te laisser aller et te détendre, tout en restant concentrée sur ton objectif.

Éliène acquiesça, puis se mit à respirer très lentement, emplissant ses poumons d'un mince et régulier filet d'air puis les vidant entièrement, encore et encore. La jeune fille resta ensuite immobile durant de longues minutes, concentrée, déterminée, lorsque soudain, ses bras tombèrent sur les côtés comme deux chiffons. L'instant d'après, Éliène, paniquée, rouvrit les yeux puis recouvra la maîtrise de son corps. 

— J'ai presque réussi ! balbutia-t-elle, tremblante, en se redressant. Mais au dernier moment, j'ai eu peur et j'ai renoncé !

Nénon la prit dans ses bras avec chaleur. 

— Ce n'est pas grave, susurra-t-il. C'est très impressionnant au début, angoissant même ! Nous réessaierons quand tu te sentiras prête ; rien ne presse ! 

Deux larmes quittèrent les commissures des yeux du vieil homme qui profita calmement de ce doux moment de béatitude avant de décréter qu'il était temps de quitter le pigeonnier et de rejoindre les autres. La jeune fille fit alors s'envoler Élégante puis tendit sa main à Nénon qui la saisit. 

— Et rappelle-toi, Éliène, murmura-t-il, tu ne dois parler de tout ça à personne hormis Arnène, Gomoroa et moi ! Promis ?

— Promis ! répondit la jeune fille. 

Une fois à l'extérieur du pigeonnier, Nénon aperçut Arnène qui se trouvait un peu plus loin, à l'entrée de la serre, accompagnée des élèves du dispensaire. 

— Bonjour Arnène ! Bonjour les enfants ! s'écria-t-il en faisant de grands gestes à leur encontre.

— Bonjour Nénon ! répondirent les enfants en chœur.

L'un d'entre eux, Solan, accourut vers Éliène et se positionna devant elle, de dos, avant de lui signifier qu'il était en place. La jeune fille tendit son bras, puis lorsque sa main entra en contact avec le dos du garçon, elle agrippa son vêtement et tous deux se mirent à marcher. Solan adorait ce rôle, guider Éliène, car cela lui faisait ressentir une grande fierté. Il se trouvait alors utile, ce qui était difficile pour un enfant qui n'avait pas de bras. Éliène, de son côté, pouvait se débrouiller à l'aide de sa canne la plupart du temps, mais chaque fois que Solan était dans les parages, elle préférait que le jeune homme la guide. Il était ses yeux en quelque sorte et elle était ses mains, car Éliène aidait Solan elle aussi, pour manger, pour boire ou même pour s'habiller. Pour cela, c'était d'ailleurs pratique qu'Éliène ne voie pas, car cela préservait Solan de souffrir de pudeur ou de gêne. Tous deux aimaient aussi à jouer aux cartes ensemble. Éliène les tenait dans ses mains et Solan lui disait lesquelles poser. Ils formaient une belle équipe, de par leur complémentarité, pour sûr, mais entre eux, c'était bien plus que ça, un vrai lien les unissait. Tous deux riaient d'ailleurs en gagnant la serre, car la petite aveugle chatouillait Solan, qui tentait quant à lui de lui échapper. Lui, le garçon-tronc, la menaça alors de lui flanquer une claque si elle n'arrêtait pas. 

Et attention Éliène, je me méfierais à ta place ! Tu la verrais pas venir ! plaisanta-t-il.

L'ensemble des enfants rirent avant de disparaître dans la serre, laissant Arnène et Nénon seuls à l'extérieur. 

Arnène, comme toutes les femmes et toutes les filles du dispensaire, portait un lonpullon écru enfilé par-dessus une robe de laine marron, et au niveau de sa taille, une cordelette de chanvre tressée lui faisait office de ceinture d'apparat. La guérisseresse, ce matin-là, comme les autres, revêtait aussi un chaperon qu'elle rabattit sur ses épaules lorsque son père arriva en face d'elle. Le vieil homme posa alors ses yeux sur la courte chevelure de jais de sa fille, dont une mèche, sur le côté droit de son visage, se trouvait enlacée de fil vert. Arnène s'en saisit justement, puis la palpa avec nervosité avant de lever vers Nénon ses prunelles vert sauvage.

— Tu as dormi un peu cette nuit, papa ? demanda-t-elle.

— Non, pas une traître minute. Et toi, fille ?

— Une heure, tout au plus. Je suis si inquiète ! Le Roi Constanton nous protégeait, mais maintenant qu'il est mort, que fera son fils ? Connaît-il seulement notre existence ? Sait-il seulement ce que j'ai fait pour lui, pour sa famille ? Toutes ces questions se bousculent dans ma tête et ne pas avoir de réponse m'insupporte. Que va devenir le dispensaire, papa ? Que va-t-on devenir ? 

Nénon ouvrit ses bras et Arnène vint s'y nicher.

— J'ai peur que ça recommence, poursuivit-elle. Les religieux... Les attaques... Les nuits d'angoisse...

— Moi aussi, Arnène, moi aussi ! répondit son père. Mais il ne faut pas y penser et se concentrer sur les enfants et les leçons. C'est ce qu'il y a de mieux à faire ! 

Le vieil homme soupira avant de regarder au loin avec détermination.

— Pour ce qui est des décisions, j'ai pensé convoquer une réunion des treize après le déjeuner.

— Cela me paraît indispensable, approuva Arnène. 

— Bien. Je vais prévenir les autres au cours de ma petite ronde du matin !

Le vieil homme frotta les épaules de sa fille des paumes de ses mains, puis il lui adressa un sourire chaleureux et paternel. Arnène répondit à celui-ci sans que le cœur n'y soit totalement, puis elle s'éloigna en direction de la serre.

Arnène n'avait pas imaginé une seule seconde, lorsqu'elle avait fondé son dispensaire avec son père, qu'elle aurait à faire face à tant d'adversité. Elle ne voulait qu'aider les démunis du village de Sentelles, où son père avait vécu, les soigner, les instruire, les nourrir, les héberger. Elle n'avait pas l'ombre d'une pensée malveillante en elle, au contraire, elle ne désirait que faire le bien. Comment pouvait-on donc lui vouloir tant de mal ? Cette question, Arnène se l'était posée très souvent, sans jamais pouvoir y trouver de réponse satisfaisante. Elle avait alors pris le parti, un jour, de ne plus se préoccuper de ceux qui tentaient de lui nuire et de se concentrer sur les sourires et les rires des enfants et des adultes qui l'entouraient au dispensaire et dont elle avait changé la vie. Et ils étaient nombreux ! Le dispensaire hébergeait quatre enfants, trois écoliers, quatre élèves et cinq étudiants, auxquels il fallait ajouter dix-et-trois adultes. Tout ce beau monde était arrivé un jour au dispensaire et n'en était jamais reparti, s'y sentant heureux et y trouvant un foyer apportant chaleur et réconfort. Tant d'autres y passaient aussi pour quelques jours seulement, ou n'y restaient que pour se restaurer ou le temps de s'y faire soigner. Arnène était fière de tout ce qui avait été accompli au dispensaire, et elle ne pouvait imaginer que l'aventure ne s'arrête. C'était pour cela que la mort du Roi Constanton l'inquiétait tant. 

Nénon se faisait du mouron lui aussi, mais il ne voulait pas laisser ses peurs lui voler plus de sérénité que nécessaire. Seul, entre le pigeonnier et la serre, il ferma les yeux puis prit le temps de ressentir et le soleil, qui surplombait les sommets enneigés des Elnes, à l'est, lui échauffa le visage, avant que quelques instants plus tard, une bourrasque soudaine ne lui fasse frissonner le corps. Avant de sortir du pigeonnier, un peu plus tôt, il avait donné son manteau à Éliène qui avait oublié le sien dans son dortoir et il grelottait alors, vêtu uniquement de ses pantes marron et de son lonpullon écru, les vêtements portés par les hommes ainsi que les garçons de la communauté. Nénon prit la direction du dispensaire où il se trouverait à l'abri du vent d'ouest. Une fois dans la cour, protégé du froid, il parcourut la bâtisse des yeux, celle-là même qu'il avait connue enfant, qu'il avait ensuite rebâtie, bien plus tard, des années durant, et qui lui appartenait maintenant, à lui et à Arnène. Du temps de la carrière royale, les chercheurs l'avaient surnommée le carré du fait de ses propriétés géométriques et ce nom-là avait perduré par-delà les ans. Le carré était entièrement façonné de grandes et belles pierres calcaires beiges, comme l'étaient la plupart des bâtiments royaux d'ÉrineVil et de ses environs, et les toits étaient recouverts d'ardoise noire. Il avait été érigé au début du siècle après que l'on ait trouvé de l'or à Sentelles et que le Roi d'alors, Marjolin le Magnifique, ne décide d'y ouvrir une carrière aux métaux. Durant les décennies suivantes, on avait creusé la terre dans les environs et extrait du sol des tonnes de fer, d'acier et de cuivre principalement, mais aussi de l'argent et de l'or, même si cela avait été en quantités moindres.  

Nénon, au cours de sa jeunesse, avait pioché et bêché là lui aussi, avec son père, qui était chercheur à la carrière. Il avait retourné des tonnes et des tonnes de terre au fil des ans et il avait sorti du sol des milles de grammes et des milles de gramme de métaux que les Anciens Hommes qui vivaient jadis à cet endroit avaient abandonné là. Et curieusement, il avait adoré ce travail, pourtant harassant, car chaque jour ou presque lui avait apporté son lot de surprise. Il avait déniché au fil des ans des jouets d'enfants comme une bille ou un bateau en ancienne matière, mais aussi des objets de valeur comme une bague en or ou des boucles d'oreille en argent. Il avait aussi déterré quantité d'objets bizarroïdes et totalement inconnus de ses contemporains et à chaque fois que c'était arrivé, il s'était amusé à leur associer des usages fantaisistes tout droit sortis de son imagination. Tout cela avait subitement pris fin un soir, près de la petite porte du carré, lorsque son père, qui allait subir une fouille inopinée d'un contrôleur, lui avait fait comprendre qu'il cachait un objet sous son pullon et lui avait ordonné de fuir en courant le plus vite qu'il le pourrait. Nénon lui avait obéi et était parvenu à s'échapper. Il avait ensuite quitté Sentelles pour SaintIsidor, où il avait commencé une nouvelle vie, tandis que son père avait été arrêté puis exilé comme l'étaient tous les dérobeurs pris la main dans le sac dans la carrière. 

Lorsqu'il était revenu dans le village de ses jeunes années en compagnie d'Arnène, près de trois décennies plus tard, Nénon avait rapidement appris que la carrière royale avait fermé ses portes et que le carré se trouvait à l'abandon. Il s'était alors rendu sur place, accompagné de sa fille et il avait été bouleversé de retrouver le bâtiment qu'il avait connu grandiose dans sa jeunesse dans un tel état de délabrement. Hormis les murs extérieurs qui étaient intacts, presque tout se trouvait en piteux état, le toit, dont une bonne partie des tuiles en ardoise avait été retiré, ainsi que l'intérieur du bâtiment, qui était complètement pourri du fait de l'humidité. Ému, il avait montré à Arnène l'immense zone où l'on creusait jadis le sol, les chemins que l'on parcourait avec les charrettes puis l'endroit où l'on devait les vider, dans la cour du carré. Il lui avait aussi raconté de quelle manière les contrôleurs vous fouillaient pour s'assurer que vous ne conserviez aucun objet de valeur sur vous, puis comment les estimeurs, à vue de nez, vous attribuaient une paie, généralement bien inférieure à ce que le chargement méritait. Un peu plus loin, toujours dans la cour, il avait indiqué à sa fille les endroits où les trieurs amassaient d'un côté les objets en fer, d'un autre ceux en fonte, puis plus loin ceux faits d'acier, de cuivre, de laiton ou d'autres métaux. Père et fille avaient ensuite entamé un tour du carré au cours duquel l'on était passé par le bureau du directeur, où l'or et l'argent étaient stockés à l'époque, par le réfectoire où les chercheurs prenaient leurs repas ou encore par le lavoir où ils se nettoyaient grossièrement avant de rentrer chez eux.

Ce jour-là, ce fut Arnène qui, la première, avait réalisé que l'endroit serait parfait pour implanter le dispensaire qu'ils voulaient fonder dans les environs. Son père et elle s'étaient alors abandonnés tous les deux à imaginer de quelle manière ils pourraient arranger l'endroit. Ils avaient visualisé des abris pour les animaux sous le préau où on amassait jadis les métaux ; des salles d'étude à la place des bureaux ; des ateliers dans le bâtiment des contrôleurs, une cuisine et un réfectoire, des dortoirs, ou encore un guérissoir. L'endroit était vraiment idéal, ils en avaient convenu, et ils s'en étaient enthousiasmé jusqu'à ce qu'il leur revienne à l'esprit que la bâtisse appartenait à la Couronne et qu'elle devait valoir des centaines de qarlins d'or, voire des milliers, et qu'ils se trouvaient tous les deux sans le sou. Ils avaient ensuite quitté les lieux ce jour-là, des rêves fauchés par la dure réalité plein leurs caboches et pas une seconde ils ne s'étaient figurés que quelques lunes plus tard ils posséderaient tout cela et créeraient là une heureuse communauté où tous deux trouveraient enfin la paix et le bonheur qu'ils n'avaient presque jamais rencontré jusqu'alors au cours de leurs existences.

Nénon, après s'être réchauffé quelques minutes dans les cuisines auprès du feu qui brûlait dans l'âtre de la cheminée, débuta ce qu'il appelait son petit tour du matin. Il prit alors la direction des dortoirs et en fit l'inspection, car il arrivait parfois que l'un ou l'autre enfant reste au lit en espérant se faire oublier. À cette occasion, il passa également par la chambre de son meilleur ami, Gomoroa, afin de s'enquérir de son état. Il entrouvrit la porte, s'approcha du lit, puis le Librecostien, à moitié endormi, tourna la tête vers lui.

— Raconte-moi tout, l'ami ! lança-t-il.

— Tu es bien sûr que tu veux savoir ? sourit Nénon. 

Gomoroa acquiesça.

— J'ai dû t'ouvrir la grande porte du dispensaire en plein milieu de la nuit comme tu étais incapable de mettre la clé dans la serrure, soupira Nénon. Ensuite, tu as vomi dans la cour et pour finir j'ai presque dû te porter jusqu'à ton lit. 

— J'en suis vraiment désolé, grimaça Gomoroa. J'ai beaucoup trop bu hier soir. L'inquiétude me ronge depuis que nous avons appris, hier, pour la mort du Roi Constanton. 

Nénon tapa amicalement de sa main sur l'épaule de son ami. 

— Nous parlerons de tout ça après le déjeuner, confia-t-il.

— Réunion des treize ? questionna Gomoroa.

— On ne peut rien te cacher ! répondit Nénon.

Le Librecostien pinça les lèvres, le regard triste, puis il regarda son vieux camarade quitter sa chambre. 

Nénon poursuivit sa petite tournée par l'école. Il en ouvrit la porte en bois, s'engagea dans le couloir puis s'arrêta devant la première salle d'étude. À l'intérieur, Emli, la préceptrice de lettres du dispensaire, lisait une histoire à une petite dizaine d'enfants qui étaient assis en tailleur à même le sol. Lubine se trouvait également présente, au fond de la salle, occupée à nourrir la petite Madéone au sein et quelques enfants jouaient aussi de l'autre côté de la pièce avec des figurines en bois. Nénon reconnût presque immédiatement l'histoire que contait Emli, « Le voyage de Sabin » qu'il aimait particulièrement, car son père la lui avait souvent lue lorsqu'il était enfant. Le vieil homme fut tenté l'espace d'un instant de suivre les pérégrinations du jeune garçon à travers le Royaume de GranQarélie, mais il avait fort à faire en ce jour et par conséquent, il se contenta de prévenir les deux femmes pour la réunion des treize avant de poursuivre son chemin. 

Il s'arrêta ensuite devant la porte de la salle des écoliers. À l'intérieur, il aperçut Lidion, Jojan et Nestin, qui vivaient tous trois en permanence au dispensaire, ainsi que quelques autres enfants de la cité de Sentelles qui ne venaient là que pour l'étude. Soren, leur précepteur du moment, invita Nénon à entrer lorsqu'il remarqua sa présence.

— Tu tombes bien, lui dit-il. Nous sommes en pleine leçon de géographie et les enfants, qui sèchent sur les noms des provinces du Royaume, auraient bien besoin d'aide.

Sur le tableau fait de grandes plaques d'ardoises accolées les unes aux autres, Nénon devina une carte du Royaume de GranQarélie dessinée sommairement à la craie. On pouvait y distinguer les six provinces du Royaume et les noms de trois d'entre elles, les Terres Divines, la Qarélie et l'Orélie étaient inscrits au tableau. 

— Au dispensaire, nous nous chauffons en brûlant des bûches de bois, lança le vieil homme en se tournant vers les enfants, mais avec quoi la plupart des gens se chauffent-ils à ÉrineVil?

— Avec des pavés de tourbe ! répondit Nestin. Les Tourbières ! compléta-t-il l'instant d'après. La province s'appelle comme ça car on y trouve beaucoup de tourbières. Et de ces tourbières, on tire des pavés de tourbe qui permettent de se chauffer.

— Excellent, Nestin, s'écria Soren. Et puisque nous en sommes à expliquer les noms des provinces, quelqu'un peut-il m'éclairer quant aux noms de celles que nous avons déjà trouvées ?

Deux mains se levèrent. Celle de Nestin ainsi que celle d'un garçon ventripotent, que Soren interrogea :

— Lidion ?

— Pour la Qarelie, ça vient du nom du premier Roi du Royaume, Qarel le Fondateur et pour l'Orélie, ça vient d'un autre Roi qui est arrivé ensuite, Orel le Pieux.

— C'est exactement ça ! Et pour les Terres Divines ? interrogea Soren.

Le précepteur d'études humaines patienta quelques secondes mais aucun enfant ne se manifestant, il se tourna vers Nénon. 

— Les cordonniens ont appelé la province les Terres Divines, car selon leurs croyances, lorsque Dieu apparut pour la première fois au GranCordon Solomon dans la Grotte Sacrée de VilDieu, il y a cinq-cent-et-quatre-vingt-neuf années de cela, il aurait déclarées siennes les terres de la province. 

— Fort bien! le félicita Soren. Et pourrais-tu encore nous aider pour les noms des deux provinces manquantes ?

— Oui ! L'une comporte une couleur dans son nom et l'autre un des quatre points cardinaux, indiqua Nénon. 

— Le ValVert et le NordConfin ! hurla tout à coup Jojan en se levant de sa chaise si vivement qu'il la fit tomber.

Les enfants ne purent s'empêcher de rire aux éclats et Nénon profita alors du brouhaha pour mener Soren à l'écart, dans le couloir. 

— Tu as prévu de faire des fouilles cette après-midi ? lui demanda-t-il.

— Oui, dès après le déjeuner, dans un nouveau coin qui semble prometteur, au nord des anciennes carrières, répondit Soren.

Nénon pinça les lèvres. 

— J'ai bien peur que les vestiges des Anciens Hommes ne devront attendre un peu, regretta-t-il. J'ai prévu une réunion des treize après le déjeuner. 

— Oh ! Éh bien, les vestiges attendront, s'exclama Soren. C'est ce qu'ils font depuis mille années qu'ils se trouvent sous terre et quelques heures de plus ou de moins ne feront que peu de différence pour eux ! 

Le vieil homme sourit, avant de poursuivre son chemin. Plus loin dans le couloir, il trouva la salle des élèves vide, ce à quoi il s'attendait puisqu'ils étudiaient à ce moment-là dans la serre en compagnie d'Arnène. Il en fut de même pour la salle des étudiants, qui devaient certainement bûcher leurs leçons à l'étage, se dit Nénon. Le vieil homme monta l'escalier qui trônait au bout du couloir, tira une lourde porte puis s'avança dans la vaste pièce. Les étudiants étaient bien là, dans la bibliothèque. Celle-ci ne comptait que quelques centaines de livres en tout et pour tout, mais elle faisait néanmoins la fierté de Nénon, car l'on y trouvait des ouvrages provenant du monde entier comme des études de Boréalie, des romans des Îles-d'Or, de la poésie librecostienne ou encore des recueils de légendes des Sept Contrées. Nénon s'approcha de Diène, qui était plongée dans la lecture d'un gros volume, dont il tenta de lire quelques lignes par dessus l'épaule de la jeune femme.

— Il s'agit d'un formulaire de potions qu'il me faut connaître par cœur, murmura l'étudiante.

Nénon fit de gros yeux, car l'ouvrage était des plus épais.

— Ce n'est pas aussi terrible que ça en a l'air, sourit Diène. J'en connais déjà les neuf dixièmes sur le bout des doigts depuis toutes ces années que je potasse ces pages. Sinon jamais Arnène ne me laisserait m'occuper seule de patients ! 

— Même un dixième de ce pavé me serait indigeste, s'esclaffa Nénon en s'éloignant. 

Plus loin, dans la pièce, Louan lisait un volume portant sur l'histoire de GranQarélie et il semblait alors tellement happé par son livre que Nénon ne le dérangea pas. Il observa néanmoins le jeune homme quelques instants et décela dans les traits de son visage ceux de ses parents, Emli et Soren. Tous trois avaient intégré le dispensaire très tôt après son ouverture et n'en étaient jamais repartis. De l'autre côté de la bibliothèque, Rohène et Évine discutaient ensemble, à voix basse. Nénon s'approcha d'elles.

— Vous n'étudiez pas ? leur demanda-t-il.

— Je fais une petite pause, dit Rohène. Ézio m'a donné quelques calculs abominables à résoudre et je n'arrive pas à m'en dépêtrer.

— Je ne te propose pas mon aide, rit Nénon qui se savait bien ignorant en la matière.

Il se tourna vers Évine.

— Moi, je fais quelques croquis pour les motifs des prochaines céramiques que nous réaliserons avec Senia, confia cette dernière. 

Elle lui montra plusieurs dessins que Nénon trouva fort jolis. Il demanda ensuite aux deux jeunes femmes où pouvait bien se trouver Yasmin, le seul étudiant alors absent de la bibliothèque.

— Tu le connais, dit Rohène, il doit être avec les animaux, comme toujours.

— Tu as sans doute raison, répondit Nénon en souriant. 

Sur ces paroles, le vieil homme quitta les étudiants et la bibliothèque afin de poursuivre son tour matinal en passant par les ateliers d'ouvragerie. Ézio et Joallo y élaboraient les plans de la nouvelle serre qui serait construite sous peu. L'objectif en était non seulement de doubler la capacité de la serre existante, mais aussi de remplacer les panses de porc par des vitres en verre. Ézio, en tant que génieur du dispensaire, chapeautait le projet comme à chaque fois que des travaux d'envergure étaient réalisés tandis que Joallo, l'ouvrageur de la communauté, était responsable de la construction. Tous deux planchaient ensemble sur la conception de la charpente et tâchaient d'en estimer les besoins en matériaux ainsi que les coûts. Nénon, que tout cela dépassait, ne les dérangea que pour les mettre au courant de la tenue d'une réunion des treize après le déjeuner et une fois l'information transmise, il se rendit dans l'atelier attenant, dédié à la poterie. Senia y travaillait sur son tour, ses mains façonnant dans l'argile ce qui donnerait, de l'avis de Nénon, une cruche ou un vase. L'argilière du dispensaire était la femme de Joallo et la petite sœur d'Ézio. Tous trois étaient arrivés à ÉrineVil près de deux décennies plus tôt, après avoir fui la guerre qui ravageait en ces temps les Sept Contrées, leur pays d'origine. Nénon prévint Senia pour la réunion, puis il poursuivit son chemin. Dans l'atelier de couture, il trouva Irisa occupée à coudre en silence près de la fenêtre. Il s'approcha d'elle, puis jeta un coup d’œil à ce qu'elle confectionnait. La couturière de la communauté, très concentrée sur son ouvrage, sembla ne pas même remarquer la présence de Nénon, qui l'observa aller et venir de son aiguille dans les étoffes.

— Il s'agit d'une robe, finit par déclarer Irisa tout en continuant de coudre, une robe pour Tristène. C'est bientôt sa fête d'arrivée.

Nénon sourit avec tendresse. Il savait ô combien Tristène aimait porter de belles parures et se réjouit de savoir qu'elle recevrait ce présent qui la comblerait tant. 

— Je suis certain que le résultat sera magnifique, murmura le vieil homme.

— Pas si tu restes là, rouspéta Irisa. Tu te trouves entre la fenêtre et moi, et du coup, je n'y vois pas clair.

— Quatre excuses, sourit Nénon tout en se décalant de quelques pas. Je venais te prévenir qu'une réunion des treize aurait lieu après le déjeuner, ajouta-t-il.

La jeune femme acquiesça, sans prononcer le moindre mot. Nénon l'observa encore un peu travailler et ce faisant, il remarqua qu'à la clarté de la lumière du jour, le mince trait noir qui lui avait été tatoué verticalement de part et d'autre de son œil gauche se discernait davantage qu'à l'accoutumée. Arnène avait bien tenté jadis de traiter les pigments avec des extraits de plantes afin de les effacer, se souvint Nénon, mais elle n'était pas même parvenue à estomper la marque que portait Irisa, ce stigmate dont on affublait les esclaves de l'autre côté du massif des Elnes, dans les pays nozéens.

De retour dans la cour, Nénon continua son petit bonhomme de chemin en se rendant dans l'écurie, attenante aux ateliers. Il y administra quelques caresses à Grison, l'âne du dispensaire avant de poursuivre sa route en passant par l'étable, où comme l'avait suggéré Rohène, il trouva Yasmin, occupé à masser le ventre de Cajole, l'une des deux vaches du dispensaire. À ses pieds, Nob, son fidèle compagnon, un bouvier beige clair, était assis sagement, la langue pendante et la queue remuante. Il accourut vers Nénon dès qu'il aperçut le vieil homme puis sauta en sa direction avant de rejoindre Maliquon, le cultivateur du dispensaire, qui se trouvait aux côtés de Yasmin et observait avec attention les gestes prodigués par le jeune homme. Nénon s'approcha d'eux.

— Tout va bien ? demanda-t-il, inquiet de voir Yasmin prodiguer des massages à l'animal.

— Oui, le rassura le jeune homme. C'est simplement que Cajole meuglait étrangement ce matin. Elle s'impatiente à l'approche de la mise à bas et moi, je la soulage un peu de ses tensions pour l'aider à se détendre. 

Nénon prit quelques instants pour observer de quelle manière l'étudiant d'Arnène, qui aspirait à devenir guérisseur pour animaux, pétrissait méticuleusement le ventre de la bête à certains endroits bien précis. 

— Cajole semble vraiment apprécier, finit-il par dire. 

— Oui, confirma Maliquon. Elle s'est arrêtée de meugler sitôt que Yasmin a commencé ses massages et ne s'y est pas remise depuis !

Nénon sourit, à entendre ces mots, puis, l'air de rien, il mena Maliquon à l'écart, dans la cour, et l'informa lui aussi quant à la réunion des treize. 

À cette occasion, un alléchant fumet parvint aux narines de Nénon, qui abandonna Maliquon sur place avant de passer devant le poulailler sans le moindre regard pour ses habitantes puis de pénétrer dans les cuisines. À l'intérieur, Josian et Damiène, le couple de cuisiniers du dispensaire, s'activaient en tout sens, donnant ici un conseil et là une consigne. Éliène et Solan se trouvaient un peu plus loin, à l'écart du groupe. Éliene tenait en sa main un couteau et tentait de trancher du pain et Solan la guidait, lui indiquant lorsqu'elle coupait de travers afin qu'elle rectifie la trajectoire. Plus loin, Tristène et Madelan, qui en avaient reçu l'ordre de Damiène, hachaient du persil. Nénon les aida un peu car la cuisinière leur avait demandé assez sèchement de se hâter. L'ouvrage effectué, le vieil homme se dirigea vers la cheminée, s'approcha de l'âtre et constata la présence de deux gros chaudrons métalliques accrochés à deux crémaillères au dessus du feu. Il déposa la moitié du persil dans le premier chaudron et l'autre moitié dans le second. Tristène et Madelan touillèrent ensuite vigoureusement, chacun de leur côté, à l'aide d'immenses cuillères en bois et au gré de leurs mouvements, Nénon put déceler les ingrédients qui se trouvaient dans la gruau du jour.

— Du seigle, des fèves, des carottes, de l'oignon, du chou, énuméra le vieil homme. J'ai hâte d'y goûter ! Madelan et Tristène, vous avez bien travaillé, vous et les autres élèves !

— Oui, Nénon ! s'écria Madelan d'une diction particulière. On a cherché du persil dans la serre, et on a cherché des carottes dans la serre aussi, puis on a cherché les fèves et les graines au grenier !

Nénon lui tapa sur l'épaule puis le félicita, et Madelan, fier comme un coq, sourit de bonheur. Lorsqu'il était heureux, la joie du garçon rayonnait tout autour de lui comme un véritable petit soleil de gaieté. Madelan était atteint d'un mal appelé la bridose et il était ainsi un peu simplet du fait de cette affection. La raison de son abandon par sa famille se trouvait-elle là, nul n'en était certain, mais tous le supputaient. Enfin, quoi qu'il en fut, Madelan avait trouvé au dispensaire une très grande famille sur laquelle il pouvait compter. 

Une fois le gruau fin prêt, Nénon toucha un mot à Josian et Damiène au sujet de la réunion du jour, puis il sortit dans la cour et sonna la cloche dont les tintements étaient le signal, pour tous les membres de la communauté, qu'il était l'heure du déjeuner. Les écoliers - Jojan en tête - déboulèrent les premiers dans la cour. Ils firent ensuite la course et se présentèrent face à Nénon d'énormes sourires aux lèvres, ce qui réjouit le vieil homme. On vint ensuite d'un peu partout, des ateliers, de l'étable, des champs ou même des dortoirs, concernant Gomoroa. Une fois tout le monde arrivé, Nénon ferma la porte du réfectoire puis s'assit parmi les écoliers. Sur leur table se trouvait une imposante casserole ainsi qu'une louche. Nénon s'en saisit et emplit les écuelles puis lorsque toutes furent pleines, il s'assit.

— Je remercie les élèves d'avoir cuisiné ce gruau, déclara-t-il.

— Moi je remercie la terre d'avoir fait pousser...

Lidion prit sa cuillère, remua un peu dans le gruau, puis acheva sa phrase:

— ...le seigle, les fèves, les carottes et les oignons !

Nestin, tout en gardant une expression impassible sur son visage, remercia le soleil d'avoir fait pousser les végétaux, puis d'autres enfants, tour à tour, remercièrent la pluie, Damiène, Josian ou même le chaudronnier qui avait réalisé la marmite. Resta Jojan. Tous les regards se tournèrent vers le garçon. Des regards insistants car tous étaient impatients de manger.

— Et moi je me remercie moi-même d'avoir semé le seigle ! lança le garnement en riant. 

Les autres enfants se joignirent à ses esclaffements, de même que Nénon, dont l'hilarité fut unanimement interprétée comme le signal que l'on pouvait commencer à manger. Lidion, qui avalait sa nourriture plus qu'il ne la dégustait, fut le premier à terminer son écuelle, suivi de Jojan, tandis que Nestin, dans la lune comme à son habitude, n'avait pas même encore touché à sa cuillère. Lidion, las d'attendre, finit par demander à se resservir une deuxième fois, mais Nénon le lui refusa car ses parents, Josian et Damiène, tenaient à ce que leur fils ne contienne un peu son coup de fourchette trop généreux à leur goût. Nestin n'acheva finalement son écuelle que bien plus tard, et les enfants, qui reçurent dès lors l'autorisation de Nénon de se lever de table, gagnèrent la cour pour y jouer un peu avant que les leçons de l'après-midi ne débutent. 

Les autres jeunes les rejoignirent ensuite, puis l'on disposa quatre tables en carré, comme on le faisait pour chacune des réunions des treize adultes que comptait la communauté. Nénon s'installa le premier puis invita les autres à le rejoindre et immédiatement, tous s'assirent autour des tables. Lorsque le dispensaire avait ouvert, des années plus tôt, Nénon s'était demandé ce qu'il pourrait apporter à l'endroit. Sa fille, Arnène, était une guérisseresse extraordinaire et ses aptitudes en médecine la vouaient logiquement aux soins des malades, mais lui, quelle serait sa place, son utilité ? Il l'ignorait en ces temps et ainsi, il avait commencé par aider à droite à gauche ceux qui en ressentaient le besoin, les précepteurs, dans leurs leçons, les cultivateurs, aux champs ou encore les ouvrageurs, dans leurs travaux. Puis très vite, il s'était chargé de représenter le dispensaire lorsque quelque autorité du village de Sentelles en convoquait un responsable ou lorsque des visiteurs se présentaient au carré et ainsi, il était progressivement apparu qu'il était le plus à même de prendre les rênes du dispensaire et d'en devenir l'intendant en quelque sorte. Pour autant, Nénon n'était pas que cela, il était aussi l'âme du dispensaire, ou comme son ami Gomoroa aimait à la dire parfois, le père du dispensaire. Il y faisait régner une atmosphère paisible et bienveillante, par ses mots gentils, ses conseils avisés ou même ses plaisanteries. Il donnait aussi confiance, rassurait et rendait chacun meilleur. Tous l'aimaient ainsi profondément et savaient qu'il était quelqu'un de bien, quelqu'un de bon. Et en ce jour grave, c'était à lui, le père de sa communauté, qu'il revenait d'annoncer à tous quels dangers le dispensaire courrait. 

Nénon se racla la gorge afin d'obtenir le silence. Il parcourut ensuite l'assemblée du regard puis une fois assuré qu'il n'y avait pas d'absent, il débuta :

— Le Roi Constanton, vous le savez, fut pour notre dispensaire un véritable protecteur, nous défendant avec vigueur, année après année, face à tous ceux qui cherchaient à nous nuire. Ainsi, lorsque la corporation des précepteurs demanda à ce que nous cessions d'enseigner, Constanton le leur refusa. Il fit de même lorsque la Sainteté voulut obtenir que nous ne puissions plus héberger de démunis ou d'orphelins, et plus récemment, il se plaça à nos côtés lorsque la corporation des médecins voulut faire interdire à Arnène de soigner des malades. Et plus important encore que tout cela, lorsque des cordonniens exaltés et enragés attaquèrent le dispensaire, Constanton envoya ses gardes à notre secours ! 

Nénon marqua une courte pause dans son discours, et à cette occasion, l'expression de son visage s'assombrit davantage encore qu'elle ne l'était déjà. 

— C'est donc un fait, continua-t-il, nous devons à cet homme d'avoir toujours pu continuer à héberger, nourrir, soigner et enseigner ici, au dispensaire et sans lui, notre communauté ne serait plus, c'est une certitude !

La voix de Nénon se serra. 

— Cet homme providentiel pour nous est mort hier et Arnène et moi ignorons si le Roi Orason aura les mêmes dispositions que son père à notre égard. Il nous faut donc... 

L'émotion empêcha le vieil homme d'achever sa phrase et Arnène poursuivit alors à la place de son père.

— Il nous faut donc nous préparer, car il est possible que nous ne pouvions compter que sur nous si une nouvelle attaque survenait !

À ces mots-là, l'effroi saisit l'ensemble des présents, qui se regardèrent les uns les autres, jusqu'à ce que Joallo ne prenne la parole :

— Il nous faut acquérir des armes pour nous défendre, s'exclama-t-il, des lances, des glaives, des arcs, des flèches ! 

Nénon se leva avec fracas.

— Le dispensaire est un sanctuaire qui ne sera pas souillé par les propres membres de sa communauté ! s'écria-t-il avec passion. Aucun parmi nous n'y fera donc entrer d'arme ! 

— Nos agresseurs le feront bien, lança Maliquon. 

— C'est vrai, tonna Irisa, ceux qui attaqueront le dispensaire seront armés et si nous ne le sommes pas nous-mêmes, nous nous ferons tous massacrer !

Joallo tapa du poing sur la table.

— On ne va tout de même pas se laisser égorger comme des moutons, sans nous battre ! hurla-t-il.

— Non, riposta Arnène, mais l'on ne se transformera pas pour autant en loups !

Le visage de la guérisseresse, l'espace d'un instant, se contorsionna de répugnance à cette idée.

— La Nidie, le pays où j'ai grandi, ajouta-t-elle, n'a jamais été conquis parce que les Nidiens en ont fait une forteresse imprenable. Faisons comme eux !

Arnène se tourna vers Ézio, qui en tant que génieur du dispensaire, était le plus à même de juger du bien-fondé de cette proposition.  

— Nous ne ferons jamais du dispensaire une forteresse, déclara ce dernier après une courte réflexion, mais avec quelques aménagements bien pensés, nous pourrons le rendre vraiment difficile à prendre par de simples émeutiers. 

— Fort bien, sourit timidement Nénon. Voilà donc la voie que nous suivrons !

Emli, la préceptrice de lettres, intervint alors.

— Avec les menaces qui pèsent sur le dispensaire, je suis d'avis qu'on éloigne les enfant d'ici, au moins pour un temps, proposa-t-elle. 

Soren posa sa main sur celle de sa femme. 

— Je suis d'accord avec Emli. Il faut éviter que les enfants ne soient présent au dispensaire en cas d'attaque !

— C'est mon avis également, ajouta Lubine, la petite Madéone endormie dans ses bras.

— Et le nôtre à tous, intervint Senia, mais où voulez-vous donc envoyer tous les enfants ? À la paternerie, où ils seront maltraités comme tant d'orphelins ? 

Tous refusèrent unanimement cette hypothèse.

— Notre dispensaire est le seul foyer des enfants et notre communauté leur seule famille et nous ne leur en trouverons pas subitement de nouveaux, comme par enchantement ! se désola Nénon. Les enfants resterons donc ici, parmi nous, parmi les leurs.

Le père du dispensaire lança tour à tour un regard à chacun des membres de l'assemblée et tous acquiescèrent à sa décision. 

— Il est également à redouter, outre une éventuelle attaque, poursuivit le vieil homme, que le Roi Orason n'accède aux requêtes de nos ennemis et ne nous impose de cesser d'enseigner, de soigner, ou même d'héberger des orphelins ou des démunis.

— Ou qu'il nous impose de fermer complètement nos portes, ajouta Arnène.

— Que pourrions-nous faire dans ce cas-là, demanda Josian avec crispation. 

— Oui, que pourrions nous faire si cela arrivait ? répéta Damiène.

— Rien du tout ! gronda Gomoroa. Il faudra fermer. Et ce sera alors la fin de notre belle aventure, la fin du dispensaire et la fin de notre communauté !

Le Librecostien, une fois ces mots prononcés, se leva puis se posta entre Arnène et Nénon, qu'il prit tous deux dans ses bras. La discussion se prolongea ensuite encore un peu. On chercha des solutions qui n'existaient pas. On fit des propositions qui ne résolvaient rien. Puis l'on se sépara et chacun retourna vaquer à ses occupations habituelles en tâchant de ne pas trop penser aux périls qui menaçaient le dispensaire.


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Le GranMur de SaintIsidor

Quelques mois avant la mort du Roi Constanton et les événements évoqués dans le roman « Les Deux Monarques », Guilon, un orphelin de dix ans, est emmené au sud de la ville de SaintIsidor, où il est appelé à devenir un soldat qui patrouillera sur le GranMur afin de protéger le Royaume de mystérieuses créatures nommées les Monstres.

— Pitié, non ! Je ne veux pas y aller ! Gardez-moi avec vous, s'il vous plaît, SaintSieur ! supplia Guilon, un garçon chétif de dix ans aux cheveux châtains mal coiffés. 

La mort dans l'âme, le Cordon Lucan, tout en replaçant sa calotte rouge sur sa tête, rejeta la demande du garçon :

— Je suis désolé mon petit ! Les orphelins ne sont confiés aux Cordons que jusqu'à leurs dix ans, et cet âge-là atteint, ceux d'entre eux qui n'ont pas été adoptés sont destinés à devenir soldats ! Les lois du Royaume sont ainsi faites et je ne puis aller à leur encontre, Guilon. Tu dois suivre le recruteur !

L'homme en question, un vieux soldat aux cheveux longs et à la large barbe, vêtu entièrement d'habits noirs, s'impatientait quelques pas plus loin, se demandant bien ce qu'il pourra être fait d'un poltron pareil. 

— Viens avec moi, p'tiot, râla-t-il. Y'a rien d'autre à faire !

Le petit Guilon se jeta à genoux aux pieds du Cordon, puis enserra ses jambes avec ses bras de toutes ses forces, tout en continuant à geindre. Le recruteur poursuivit alors d'un ton plus ferme :

— T'as dix ans, p'tiot ! Conduis-toi comme un homme !

Quelques mois avant la mort du Roi Constanton et les événements évoqués dans le roman « Les Deux Monarques », Guilon, un orphelin de dix ans, est emmené au sud de la ville de SaintIsidor, où il est appelé à devenir un soldat qui patrouillera sur le GranMur afin de protéger le Royaume de mystérieuses créatures nommées les Monstres.

— Pitié, non ! Je ne veux pas y aller ! Gardez-moi avec vous, s'il vous plaît, SaintSieur ! supplia Guilon, un garçon chétif de dix ans aux cheveux châtains mal coiffés. 

La mort dans l'âme, le Cordon Lucan, tout en replaçant sa calotte rouge sur sa tête, rejeta la demande du garçon :

— Je suis désolé mon petit ! Les orphelins ne sont confiés aux Cordons que jusqu'à leurs dix ans, et cet âge-là atteint, ceux d'entre eux qui n'ont pas été adoptés sont destinés à devenir soldats ! Les lois du Royaume sont ainsi faites et je ne puis aller à leur encontre, Guilon. Tu dois suivre le recruteur !

L'homme en question, un vieux soldat aux cheveux longs et à la large barbe, vêtu entièrement d'habits noirs, s'impatientait quelques pas plus loin, se demandant bien ce qu'il pourra être fait d'un poltron pareil. 

— Viens avec moi, p'tiot, râla-t-il. Y'a rien d'autre à faire !

Le petit Guilon se jeta à genoux aux pieds du Cordon, puis enserra ses jambes avec ses bras de toutes ses forces, tout en continuant à geindre. Le recruteur poursuivit alors d'un ton plus ferme :

— T'as dix ans, p'tiot ! Conduis-toi comme un homme !

Le Cordon Lucan, bon gré mal gré, alla dans le même sens que le recruteur :

— Sois raisonnable, Guilon ! On en a parlé mille fois et tu savais que ça arriverait !

— Oui, mais je ne veux pas vous quitter ! Je suis heureux avec vous ! Et je vous aime comme un fils aime son père, mon bon SaintSieur !

— Et moi je t'aime comme un père aime son fils, Guilon et je te le dis comme un père te le dirait, fais ton devoir ! Tu pourras revenir me voir, plus tard, lorsque tu seras un soldat ! Le village se trouve à peine à trois heures de marche de SaintIsidor ! 

Le petit garçon, rassuré, se détendit puis se releva, et le Cordon Lucan le serra alors très fort dans ses bras. 

— Va, mon grand ! lui lança-t-il, de la tristesse plein la voix.

Guilon essuya ses yeux de la manche de son pullon, puis il alla s'asseoir dans la charrette où se trouvaient déjà trois autres enfants, deux filles et un garçon. Le recruteur s'assit ensuite à l'avant du véhicule, reprit les rênes et fit claquer sa langue deux fois contre son palais. Les deux chevaux se remirent alors en marche. 

— P'us qu'trois villages et on rentre, les p'tiots ! lança-t-il.

Dans la charrette, Guilon remarqua qu'une des filles le dévisageait. 

— Je m'appelle Guilon, lui dit-il !

— J'parle pas aux d'mi-dards qui chialent comme toi ! lui rétorqua la jeune fille. Cause-moi encore et j't'en file une ! 

Le recruteur se retourna.

— Personne frappe personne ici à part moi, p'tiote ! Pigé ?

La gamine ne moufta pas. 

— Et toi, garçon, ajouta-t-il, ton Cordon t'a trop couvé j'crois bien ! Va falloir t'endurcir s't'veux d'v'nir un soldat un jour !

Guilon, pour toute réponse, enfourna sa tête entre ses jambes comme pour se réfugier dans un autre monde que celui dans lequel il venait de s'embarquer. Je veux retourner chez moi, se lamenta-t-il. Je veux retourner auprès du Cordon Lucan ! Ses yeux s'humidifièrent à nouveau et il pleura. Il s'efforça bien de le faire en silence pour ne pas attirer l'attention des autres, mais ses reniflements sonores ainsi que ses hoquètements finirent par le trahir. L'autre fille, celle qui était assise à l'avant de la charrette, se déplaça alors en sa direction, en essayant de ne pas tomber, puis elle s'assit à ses côtés. 

— Je m'appelle Firmine, dit-elle de sa toute petite voix.

Guilon releva légèrement les yeux pour les porter sur la jeune fille. Lorsqu'il aperçut ses longs cheveux noirs, ses yeux brillants et son sourire espiègle, il sortit instinctivement sa tête de sa carapace puis sourit à son tour à sa gentille camarade. Quelques temps plus tard, l'on arriva dans un nouveau village. Le recruteur y arrêta la charrette au pied du Cordonnaire, seulement grand comme deux maisons dans cette bourgade. La Cordonne du village, qui se trouvait là, vêtue de sa robe rouge, remarqua le véhicule puis disparut immédiatement derrière l'édifice. Une minute plus tard, un gamin costaud aux cheveux blonds ainsi que le Cordon du village apparurent. Le gamin, sans mot dire, se dirigea vers la charrette, sauta à l'arrière du véhicule, puis s'y assit, de dos au religieux. 

— Faites bien attention à celui-là, c'est de la graine de fauteur ! lança ce dernier à l'adresse du recruteur avant de tourner les talons et de s'en aller.

— Cordon d'mes deux ! s'exclama quant à lui le gamin costaud une fois que la charrette s'était éloignée de quelques mètres. 

Guilon était totalement ébahi par la scène à laquelle il venait d'assister. Il ne comprenait pas pourquoi le garçon n'avait pas salué son Cordon avant de le quitter et encore moins ce que « Cordon d'mes deux » signifiait. Il n'osa pas le demander, cependant, et tâcha simplement de ne pas se faire remarquer. Le recruteur poursuivit son petit bonhomme de chemin, traversant encore deux autres villages. Le premier vit un garçon monter à bord de la charrette et le second une fille. Bien plus tard, au loin, en contrebas du chemin, Guilon vit petit à petit émerger une longue palissade en bois et derrière cette dernière, des dizaines de grands baraquements, placés les uns à côté des autres.

— On arrive, s'écria le recruteur. V'là le ghetton du GranMur !

Il tendit son index vers l'avant et les enfants qui ne contemplaient pas déjà les bâtiments s'y mirent immédiatement. 

— Avec l'ghetton du port, plus au nord, l'ghetton du GranMur est un des deux ghettons noirs d'SaintIsidor, ajouta le recruteur. C'est là qu'vivent les soldats qu'défendent l'Royaume contre les Monstres quand i's'trouvent pas à ouvrager sur l'Mur.

Il tira vivement sur les rênes pour éviter un nid de poule.

— L'ghetton est divisé en quat' sections, continua-t-il, comme l'Mur d'ailleurs. Moi, j'suis l'r'cruteur d'la troisième section. C'est là qu'on va ! À la paternerie !


Lorsqu'ils arrivèrent sur place, un ensemble de trois baraquements entourant une vaste cour, un homme et une femme vêtus eux aussi de noir de la tête aux pieds les attendaient face au bâtiment central, le plus grand des trois. La femme, un joli brin de fille aux cheveux foncés et à la peau mate était beaucoup plus petite que l'homme, grand et large d'épaules, mais cela mis à part, on aurait pu les prendre pour frère et sœur à tel point leurs traits étaient semblables. Tous deux saluèrent le recruteur, qu'ils nommèrent Tarin, tandis que les enfants descendaient de la charrette, puis lorsque tous furent placés en rang, ce fut la femme qui parla la première :

— Bonjour à tous ! J'm'appelle Vagone et voici mon mari, Fulmin. Nous sommes tous les deux entraîneurs, c'qui veut dire, pour les garçons, qu'Fulmin vous entraînera à être d'bons soldats et pour les filles, que'j'vous entraînerai à êt' d'bonnes femmes d'soldats.

Les enfants, fatigués par le voyage, se contentèrent d'écouter sans rien répondre.

— Nous savons qu'vous v'nez d'êt' arrachés à vot' vie, vos proches, vos amis, et qu'c'est très dur ! poursuivit le mari, Mais sachez qu'ici, à la paternerie d'la troisième section du GranMur d'SaintIsidor, une nouvelle vie qu'aura du bon vous attend ! Alors, vous-en faites pas trop, d'accord ?

L'un ou l'autre enfant acquiesça. 

— Présentez-vous, maint'nant, ajouta l'homme.

Chacun des enfants donna son prénom. Le garçon costaud en froid avec son Cordon s'appelait Célin, et les deux autres, en plus de Guilon, Pétron et Sabin. Concernant les filles, outre Firmine, se trouvait Pavelone, la petite impudente, et aussi Andrène. 

— Bienv'nue à vous tous, les enfants ! reprit Vagone. Vous d'vez avoir faim ?

Tous hochèrent la tête. 

 — Y'a du pain qu'vous attend sur vos couchages. Les garçons, suivez Fulmin, et les filles, derrière moi !

Les garçons, à la suite de leur entraîneur, pénétrèrent dans la baraquement situé à gauche de la cour, tandis que les filles se rendirent avec Vagone dans celui qui se trouvait sur leur droite. Les garçons finirent par arriver dans une vaste chambre où se trouvaient une vingtaine de lits dont la plupart étaient déjà occupés. 

— Oh des p'tits nouveaux ! lança un garçon d'une dix-et-cinquaine d'années qui était allongé sur un des lits.

— Où t'as vu qu'j'suis p'tit, moi, aboya Célin en retour, bombant le torse et tançant le garçon qui avait parlé du regard. 

Celui-ci descendit de son couchage, s'approcha de Célin puis le fixa droit dans les yeux, le regard noir. Il était bien plus grand et trapu que le jeune effronté, qui ne le remarqua qu'alors.

— Il a un problème, le p'tit nouveau ! grogna-t-il.

Fulmin s'interposa entre les deux garçons. 

— Dadin, retourne te coucher, ordonna-t-il, quant à vous quatre, les nouveaux arrivants, rejoignez immédiatement un couchage de libre !

Les garçons portèrent leurs regards vers le fond de la chambrée, où ils purent apercevoir une dizaine de lits inoccupés. Sur quatre d'entre eux, un vêtement avait été disposé tandis que sur de petits meubles attenants se trouvaient un quignon de pain sur le dessus et en-dessous, divers vêtements, ainsi que des chaussures. Célin s'appropria un des lits le premier, suivi de Pétron puis de Sabin, et Guilon rejoignit alors le dernier lit disponible.

— Enfilez vot' soupullon d'nuit qui s'trouve sur vot'lit maint'nant, ordonna Fulmin, puis donnez-moi tout c'qu'vous portez sur l'dos, soques, chausses et culotons compris !

Les quatre garçons obtempérèrent, se déshabillant puis se rhabillant en quatrième vitesse avant de déposer leurs anciens vêtements aux pieds de Fulmin. 

— S'allez en faire quoi ? demanda Pétron.

— Les laver, puis les apporter à la paternerie d'SaintIsidor, pour les orphelins, expliqua l'entraîneur. S'en aurez plus l'usage, tous les quatre, d't'tes façons, puisqu'vous port'rez p'us qu'des habits noirs jusqu'à la fin d'vos jours !

Le noir, en GranQarélie, était la couleur attitrée aux membres de l'ordre de la Vilénie, dont faisaient partie les soldats avec les gardes et les frères et ainsi, quoi qu'un Vil revêtait, manteau, pullon, pantes, soques ou même chausses, cela se devait d'être noir.

— Mangez maint'nant, puis dormez, s'écria Fulmin, parc'qu'demain, une très longue marche vous attend !

Il ramassa le tas d'habits qui se trouvait à ses pieds puis quitta la chambrée en soufflant les quelques chandelles qui étaient encore allumées. Célin, Sabin et Pétron dévorèrent leur quignon de pain, tandis que Guilon en arracha délicatement des morceaux de croûte afin de savourer la mie, tout à la fin, après en avoir fait une boule compacte. Ce faisant, le garçon, pensif, songea au Cordon Lucan et à sa vie de VertePlaine qui venait de lui glisser sous les doigts et ses yeux s'humidifièrent alors. Tout à coup, l'enfant perçut une ombre se mouvant non loin de lui, dans l'obscurité puis l'instant d'après, on lui arracha le pain des mains, juste au moment où il ne restait plus que la mie à déguster. Guilon entendit ensuite un ricanement puis des bruits de mastication provenant du lit de Célin, qui se trouvait à côté du sien, et effondré, il passa sa tête sous les couvertures, pleura en silence, puis s'endormit quelques instants plus tard les joues pleines de larmes. 


Le lendemain matin, à l'aube, Fulmin réveilla les quatre garçons, puis leur donna cinq minutes pour enfiler leurs tenues de jour et le rejoindre à l'extérieur, dans la cour. À son ton, tous les quatre comprirent qu'ils avaient plutôt intérêt à être en position à temps, et ils le furent. 

— Le noir vous va bien ! s'exclama Fulmin en posant tour à tour ses yeux sur chacun des garçons qui portaient tous les quatre un pullon, des pantes ainsi que des chausses noires. 

Guilon, en se regardant, trouva la couleur un peu triste, mais ce qui l'embêta bien plus fut que ses chausses, inconfortables au possible, lui comprimaient les orteils. 

— Comme j'vous l'ai dit hier, pour vot'première journée d'soldat, on va faire une longue marche, continua Fulmin.

Pétron soupira bruyamment. 

— T'as que'que chose à y r'dire, gamin ? tonna l'entraîneur tout en se postant crânement devant lui, les muscles bandés.

Pétron secoua la tête de côté, terrorisé. Guilon n'aimait pas marcher, lui non plus, mais il avait eu la présence d'esprit de garder pour lui son mécontentement.

— C'tte marche, j'la fais avec toutes mes nouvelles r'crues pour leur premier jour d'puis des années ! s'écria Fulmin. Et j'vous préviens, s'allez en baver, mais c'qu'vous verrez, vous l'oublierez jamais !

Il désigna un monticule de sacs du doigt. 

 — Maint'nant, prenez vot' paqu'tage, nous partons !

Et il se tourna, puis se mit à marcher. Chacun des garçons s'empara alors d'un des sacs qui étaient posés sur le sol puis suivit le mouvement sans piper mot. 

— Pour commencer, on va vers l'ouest jusqu'à sortir du ghetton, indiqua Fulmin une fois les garçons à son niveau. Du coup, on va entièrement traverser la deuxième, p'is la première section du ghetton, ajouta-t-il.  

Le ghetton du GrandMur avait une configuration particulière, tout en longueur. Des siècles plus tôt, à l'époque où le Mur avait été érigé, chacune des sections, placée à proximité des forts dont elle avait la garde, était parfaitement délimitée des autres, mais avec le temps, l'augmentation des effectifs et la construction de nouveaux baraquements, les quatre sections finirent par se rejoindre pour ne plus former qu'un unique ensemble de constructions longeant le GranMur. Malgré la proximité de cet édifice, les garçons ne le distinguèrent pas du fait de la grisaille matinale de la vile saison et ils durent se contenter d'en deviner la présence, plus loin, sur leur gauche. Les baraquements du ghetton, quant à eux, se ressemblaient tous peu ou prou. Certains semblaient néanmoins plus récents que d'autres et quelques-uns étaient plus grands aussi.

— VilSieur ? s'écria Guilon. 

— Appelle-moi entraîneur, p'tit ! répondit Fulmin. Qu'est-ce qu'y a mon gars ?

— Y'a qu'des soldats qui vivent ici, dans ce ghetton, c'est bien ça ?

— Ouais, lança l'entraîneur, l'ghetton du GranMur est un ghetton d'soldats, un ghetton noir ! Les gardes et les frères, s'ont leurs prop' ghettons, l'ghetton bleu et l'ghetton rouge, plus au nord, près d'la muraille d'SaintIsidor. 

Après quelques foulées silencieuses, il poursuivit, comme pour apporter une réponse plus complète :

— Avec les gardes et les frères, on est tous des Vils, des membres d'l'ordre des combattants, mais à part ça, on est bien différents ! Les soldats protègent l'Royaume d'ses agresseurs extérieurs, qu'c'soient des Créatures - Chantres, Monstres ou Spectres - ou des hommes bien comme nous qu'auraient eu l'idée d's'attaquer à la GranQarélie. Les gardes et les frères, eux, i's'contentent d'protéger les Nobles et les Saints, en plus d'arrêter les fauteurs.

— J'suis content de d'v'nir un soldat et pas un garde ou un frère, confia Pétron. J'préfère protéger l'Royaume tout entier qu'seulement les Nob' ou les Saints, moi ! 

Les trois autres garçons furent catégoriquement de son avis. 

— Et au fait, entraîneur, demanda Sabin, on va d'v'nir quel genre d'soldats, nous, tous les quat' ? 

— Faut voir, répondit Fulmin. Y'a plein d'métiers différents parmi nos rangs : r'cruteur, comme Tarin qu'vous a m'nés à la paternerie hier ; entraîneur, comme moi. P'is t'as ceux qui s'battent : les archers, les lanciers et les glaiveurs. T'as les pontonniers aussi, qui fabriquent les ponts, les sapeurs, qui creusent des tranchées, p'is ensuite ça va du fondeur, qui forge les glaives, au cuisinier, qui prépare la bouffe, jusqu'au souffleur, qui joue les airs militaires sur sa flûte. P'is y'a les gradés aussi, les capitaines, qui dirigent les sections, les centeniers, qu'sont à la tête d'cent soldats et les dizeniers, qui commandent dix hommes. On vient d'ailleurs d'passer d'vant la baraque du cap'taine d'la deuxième section ! 

— Celle qu'tait plus grande qu'les autres ? demanda Sabin.

Fulmin confirma d'un hochement de tête. 

— Et l'baraque du Sénéchal, elle est où ? questionna Célin.

— L'Sénéchal d'la province, i'fait pas partie d'la Vilénie, mais d'la Noblesse, révéla Fulmin. Du coup, i'vit pas dans une baraque du ghetton mais dans un palais du QuartNoble d'SaintIsidor. Enfin quand i's'trouve à SaintIsidor parc'qui s'agit d'IsabonJan d'Nob'Bois, l'Seigneur de BourgBois, l'Sénéchal d'la province, et qu'i's'trouve là-bas une bonne partie du temps.  

— J'aime pas les Nob', moi, grogna Célin, tout en crachant par terre, et j'leur jaune au culon autant qu'i sont !

Fulmin vint se placer à ses côtés puis posa sa main sur son épaule assez virilement. 

— Même s't'les aimes pas, les Nobles, t'les respectes en ma présence, pigé ? tonna-t-il.

— Ouais, fit Célin avant de repousser la main de son entraîneur d'un geste de l'épaule puis d'accélérer le pas. 

— C'est interdit d'pas aimer les Nob' ? demanda Pétron quelques instants plus tard. 

— Non, répondit Fulmin. Beaucoup d'soldats les aiment pas et aiment pas davantage les Saints d'ailleurs, mais s'êtes encore des gosses et j'veux qu'vous soyez respectueux d'autrui tant qu'vous s'rez l'culon sous l'toit d'ma patern'rie ! J'espère qu'c'est clair, ça !

Les trois garçons, suite à ces mots quelque peu véhéments de leur entraîneur, gardèrent le silence, de peur de le fâcher plus qu'il ne l'était déjà, et ce fut finalement lui-même qui reprit la parole. 

— Pour vot' question d't'à l'heure, j'vais pas vous mentir, les enfants, la plupart des orph'lins d'viennent glaiveurs, archers ou lanciers parc'qu'pour les aut' postes, les gars ont d'jà leurs gamins sur l'coup pour prendre leur suite. Après, si v's'en voulez et qu's'avez un peu d'chance, tout est possible ! L'capitaine de not'section, Vairon VilVair, c'tait un orphelin lui aussi, et qu'est passé par la même paternerie qu'vous d'ailleurs ! Il s'est entraîné dur, avec mon père, qu'tait son entraîneur, et au fil des ans, l'est parvenu à grimper les échelons jusqu'à d'v'nir cap'taine ! Alors, bon, c'est pas arrivé très souvent, pour sûr, des parcours miraculeux comme ça, mais c'est possible d'progresser un peu, ça oui ! 

Il sourit aux enfants, puis après jeté un coup d’œil vers l'avant, il leur demanda tout à coup d'accélérer le pas afin de se rapprocher de Célin qui prenait de plus en plus d'avance et qui se trouvait désormais un peu trop éloigné à son goût.


Après une petite demi-heure de marche, le groupe sortit du ghetton et immédiatement, le chemin commença à s'élever.

— On va prendre la direction des montagnes, les garçons, leur dit leur entraîneur. Là-haut ! Vous voyez ?

Il désigna les crêtes de son index. Les enfants n'y distinguèrent pas grand chose car bien que le ciel se soit éclairci depuis le matin, les montagnes étaient encore enfouies sous une légère brume.

— Passez tous d'vant, ajouta Fulmin, j'vais fermer la marche pour un temps.

L'entraîneur voulait en fait jauger les garçons, essayer de déceler des indices sur leurs caractères ainsi que sur leurs aptitudes physiques, et pour ça, rien de mieux que de les observer en train de gravir une montée escarpée de bon matin et le ventre vide. Fulmin avait mis en place cette journée de marche en guise d'accueil à la paternerie dès ses premiers mois en tant qu'entraîneur, sur les conseils de son père, qui avait été lui-même entraîneur avant lui, et après quelques ajustements, il était parvenu à concocter un programme toujours riche en enseignements qui lui permettait ensuite de mieux connaître et de mieux encadrer les garçons. Fulmin savait bien que ceux d'entre eux qui atterrissaient chez lui étaient en quelque sorte les rebuts du Royaume, les gosses dont même leur propre famille n'avait pas voulu dans certains cas, et puis que par la suite, personne n'avait adopté, mais l'entraîneur qu'il était savait que la plupart de ces pauvres gosses étaient des gosses de valeur, ou du moins, pouvaient le devenir. Et c'était là qu'il entrait en scène, lui, l'entraîneur, dont le rôle était de tirer vers le haut ces mômes perdus et de leur donner une chance en les accueillant dans la grande famille des soldats, la seule qui voulait bien d'eux ! Fulmin s'estimait heureux de jouer ce rôle-là et d'avoir pu ouvrir les bras à de si nombreux enfants souvent déjà aigris par la vie, si jeunes, et de leur permettre, sous sa houlette, de devenir d'honorables soldats, d'honorables maris et d'honorables pères. Évidemment ce n'était pas le cas de tous. Fulmin avait aussi vu passer un bon paquet de têtes dures, de gros bras et de grandes gueules durant toutes ces années, et certains d'entre eux, irrécupérables, s'étaient mis à voler, violenter, ou pire, et avaient fini dans un exilier en direction des îles de l'exil ou un poignard de soldat enfoncé en plein cœur. À quoi le destin de chacun d'entre eux tenait-il et qu'est-ce qui faisait passer les uns du bon côté et les autres du mauvais ? Fulmin l'ignorait au fond, mais ce qu'il savait, ou qu'il aimait à croire pour le moins, c'était qu'il avait une occasion, une chance d'aider ces garçons que le destin mettait sur sa route et ce matin-là, dans la montée qui menait au HautFort qu'il avait empruntée des centaines de fois, il était heureux d'être avec ces quatre garçons qu'il espérait pouvoir aider dans leurs vies. 

— Ça va être encore long ? lui demanda tout à coup Guilon, qui à force de traîner, se trouvait désormais à ses côtés.

— Jusqu'à la première étape non, mon gars. Plus qu'que'ques minutes de marche.

— Et jusqu'à la dernière ? 

— Crois-moi, tu préfères pas savoir ! plaisanta Fulmin. On r'trouv'ra la paternerie qu'à la nuit tombée.

— Oh, on n'a pas fini d'marcher alors ! grommela le gamin. 

— Nan ! confirma Fulmin. Et tu sais, ajouta-t-il, comme soldat, sur c'Mur, tu march'ras toute ta vie. Tu patrouilleras, tu r'patrouilleras, et tu patrouilleras encore. Et si un jour, tu partiras en guerre à l'aut' bout du Royaume ou à l'aut' bout du monde, tu march'ras jusqu'là p'is tu r'viendras ensuite et tu r'commenç'ras encore et encore !

— J'f'rais mieux d'm'y faire, c'est ça qu't'essayes d'me dire, entraîneur ? 

— Exactement, sourit Fulmin en tapant sur le dos de Guilon.

Ce faisant, il aperçut le HautFort, plus haut, dans les montagnes.  

— Regarde, p'tit, on arrive ! s'écria-t-il. 

Guilon leva les yeux et aperçut, plus haut, un fort qui trônait majestueusement au sommet d'une crête. L'édifice semblait petit depuis là, mais le garçon se douta bien qu'il s'agissait d'une impression. Célin, Pétron et Sabin, qui étaient arrivés là quelques minutes plus tôt, attendaient leur entraîneur et leur camarade un peu plus loin et rappliquèrent auprès d'eux dès lors qu'il les aperçurent. 

J'vous présente le HautFort les garçons ! s'exclama Fulmin. Il s'agit du fort le plus à l'ouest du mur, et en même temps, d'c'lui qui s'trouve le plus haut dans les montagnes. Depuis là-haut, la vue est magnifique ! Suivez-moi !

Les enfants se regardèrent avec intensité. 

— On va aller sur l'Mur, j'le savais ! sourit Célin avec bonheur.

— T'savais rien du tout, sale menteur ! rétorqua Pétron.

— Ah ouais, t'sais c'qu'j'ai dans la tête maint'nant toi ? rugit Célin. 

— Ouais, un bon paquet d'brun d'fion ! riposta l'autre.

La chamaillerie prit fin très rapidement, car à partir de cet endroit-là, le chemin était véritablement escarpé et les dénivelés, particulièrement conséquents, demandaient de se consacrer à cent pour cent à l'effort. Les derniers mètres relevaient d'ailleurs davantage de l'escalade que de la marche, mais tous les enfants arrivèrent enfin au sommet de la colline où se trouvait le pied du fort. Là, un soldat qui fumait la pipe plaisanta avec Fulmin durant quelques minutes, puis le petit groupe pénétra dans le colossal édifice. L'on traversa ensuite la cour, où des dizaines de soldats s'entraînaient au maniement du glaive ou de la lance,  jusqu'à rencontrer un escalier de pierre que le groupe emprunta pour se retrouver au niveau du Mur. Un peu plus loin, tous entrèrent dans la tour du fort puis montèrent en son sommet. Arrivés là-haut, les jeunes se postèrent le long du parapet et observèrent en contrebas avec émerveillement, bouches bées. Fulmin adorait ce moment. Un moment magique pour les gosses, et par ricochet pour lui aussi, plus tellement du fait de la vue, qu'il connaissait par cœur, mais plutôt à cause du bonheur des gosses. Depuis le sommet du HautFort, la brume s'étant dissipée depuis le matin, ceux-ci pouvaient maintenant apercevoir la totalité du Mur, d'abord la partie sinueuse, qui suivait les crêtes des collines, puis plus loin, en plaine, la longue partie droite qui courrait jusqu'au fleuve et enfin la partie finale qui filait vers le nord jusqu'à rejoindre la muraille entourant SaintIsidor. Perché là-haut, l'on pouvait ainsi saisir l'immensité de la construction d'un simple coup-d’œil et l'impression de majesté qui se dégageait de l'édifice, pareil à un gigantesque serpent composé d'écailles de pierre jaunâtres, était à couper le souffle. 


Après quelques minutes de contemplation, Fulmin sortit une gourde du sac en jute qu'il portait sur le dos, ainsi qu'une large tranche de pain.

— Allez, faites comme moi, mangez et buvez, lança-t-il aux enfants.

Et il dévora son morceau de pain, rapidement imité par les quatre garçons qui ne s'étaient rien mis sous la dent depuis la veille au soir. Lorsque tous en eurent terminé, Fulmin se leva.

— L'GranMur fait six milles de mèt' de long jusqu'à r'joindre SaintIsidor et i'comporte un fort chaque d'mi-mille, soit douze forts au total. On les travers'ra tous aujourd'hui ! 

Les garçons se regardèrent les uns les autres en faisant de gros yeux à l'idée d'avoir encore à tant marcher. 

— L'a été construit y'a bien longtemps, l'GranMur, poursuivit Fulmin, y'a p'us de quat'cents ans ! Vous savez pourquoi qu'nos ancêtres l'ont érigé là ?

— Les Monstres, murmura Guilon.

— Les Monstres, reprit l'entraîneur, un peu plus fort, et d'une voix effrayante. Vous savez quoi d'eux ?

— Ils vivent juste d'l'autre côté du mur, dans l'Bois-aux-Monstres, s'écria Guilon.

— Ils tuent tout homme qui pénètre dans l'Bois, ajouta Sabin. 

— On est pas trop sûr d'comment qu'isont aussi, lança Pétron, mais certains disent qu'c'sont des hommes à tête de loup ou à tête d'ours ! 

— Y'a aussi des araignées géantes, s'exclama Guilon.

— Et des tritons et des sirènes tueuses, reprit Sabin.

— Et puis des nains aussi, continua Pétron.

Tous se tournèrent subitement vers Célin qui avait gardé le silence depuis le début de la discussion, mais qui ricanait désormais. 

— C'est n'import'quoi tout ça ! protesta-t-il. Les Monstres, i's'existent pas, c'est qu'des histoires pour les mômes ! 

— C'est pas vrai, s'offusqua Pétron, les Monstres existent ! 

— Ah ouais, et comment qu'tu l'sais, t'en as déjà vu, p't'êt' ? riposta Célin.

— Nan, mais mon oncle en a vus ! 

— Ton oncle, pfff, i't'a raconté ça pour t'faire jauner dans ton culoton, c'est tout !

— C'est pas vrai, hurla Pétron en se levant avec nervosité. Les Monstres existent, hein, entraîneur !  

Fulmin leva les yeux vers les enfants et remarqua que tous les quatre le regardaient comme ils auraient regardé le Bénicieux en personne qui s'apprêtait à leur délivrer une parole divine. 

— J'ai jamais vu d'Monstre d'mes yeux, mais pourtant j'y crois, et sans l'moindre doute ! déclara-t-il en y mettant toute la solennité possible.

Il s'approcha des enfants. 

— Vous avez vu la taille d'ce Mur ! Des milliers d'hommes ont travaillé à sa construction, empilant durant des années et des années des milliers et des milliers de pierres qu'd'aut's hommes ont amené des montagnes, plus loin, dans les Arbreuses.

Il pointa le Mur de son index sans néanmoins se retourner.

— J'peux pas croire qu'nos aïeux aient fait tout ça sans être sûrs d'c'qu'i avait dans l'Bois ! Tous ces efforts, pour d'simples légendes ? Pour moi, c'est pas possible ! 

— P't'être qu'les Monstres existaient à l'époque et qu'i's existent p'us maintenant, aussi, lança Célin. 

Fulmin sourit. 

— L'oncle à Pétron est pas l'seul à avoir vu d'Monstre dernièrement, loin d'là ! Chaque quartaine qui passe, plusieurs signalements sont faits au Gouverneur d'la province, Frédriquin de CaseNoble, par des soldats qui patrouillent sur l'Mur, par des pêcheurs qui lancent leurs filets en Mer du Sud ou par des villageois du coin, surtout du côté des montagnes. Tous peuvent pas se tromper, pour sûr !

Son visage se para tout à coup d'un voile d'angoisse. 

— À c'qu'on m'a rapporté, d'ailleurs, les signalements sont d'plus en plus nombreux d'puis deux ou trois lunes.

Il balaya du regard le Bois-aux-Monstres, plus au sud, puis revint vers les garçons, l'air inspiré.

— Qu'vous croyez qu'des bêtes horribles rôdent dans c'Bois ou non, au fond, c'est vot' choix les enfants. Par cont', c'qu'est sûr, c'est qu'vous s'rez bientôt des soldats d'la troupe du GranMur d'SaintIsidor, et qu'en tant que tel, que'qu'soient les idées qui trottent dans vos têtes, i'vous faudra défendre fièrement l'Royaume en travaillant dur à vot'poste, qu'c'soit en patrouillant sur l'Mur ou en confectionnant des armes, des vêt'ments, d'la potée ou quoi qu'c'soit d'aut' ! Pigé ?

Les gamins acquiescèrent, même Célin, et Fulmin, satisfait de sa petite envolée pleine de romantisme, décida alors que c'était là une chute parfaite pour leur petite discussion animée ainsi que le moment adéquat pour poursuivre leur marche. 


L'entraîneur et les quatre garçons redescendirent de la tour puis empruntèrent une porte qui les menèrent sur le Mur. Le chemin de ronde faisait un peu plus d'un mètre de large. De part et d'autre se trouvaient des parapets d'un peu moins de deux mètres de haut dont le sommet était constitué d'une succession régulière de créneaux et de merlons. Les gamins se hissèrent les uns après les autres à l'un ou l'autre créneau, à la force des bras, pour voir de l'autre côté. Une fois l'exercice terminé pour chacun d'eux, le groupe entama la marche, qui fut relativement ardue sur cette partie du mur puisque l'édifice, qui suivait les crêtes des collines, filait dans une succession de descentes et de montées faites d'escaliers aux marches particulièrement hautes pour des enfants. Ces derniers, de plus, étaient trop petits pour pouvoir apercevoir le paysage environnant, d'un côté comme de l'autre, et la marche fut ainsi un peu ennuyeuse pour eux. Le parapet méridional, cela dit, comportait une meurtrière tous les cinq mètres, et cela leur permit de pouvoir saisir de temps en temps un petit pan du Bois-aux-Monstres ou de la clairière qui le précédait. Fulmin, de son côté, tâcha d'agrémenter la marche en distillant quelques explications sur l'utilité des meurtrières ou des créneaux ou en contant l'une ou l'autre anecdote. Les enfants purent aussi observer le défilé des soldats qui patrouillaient ou causer avec ceux qui faisaient le guet sur le Mur. L'un d'entre eux leur montra son arc, ses flèches et son carquois et les laissa même se saisir de l'arc et essayer d'en bander la corde. Tous purent également prendre une flèche en main et remarquer à quel point sa construction était plus complexe qu'il n'y paraissait et sa pointe davantage acérée qu'ils ne le supposaient. Sabin se blessa d'ailleurs le doigt à cette occasion en le pressant sur l'extrémité de la flèche. Le groupe progressa une bonne heure de cette manière et traversa de nombreux forts avant d'arriver au FortBosquet, où ils allaient déjeuner en compagnie de soldats de la troisième section. 


Pour ce faire, ils descendirent du Mur, passèrent par la cour du fort puis en rejoignirent le réfectoire, une salle immense ou plusieurs dizaines de soldats se restauraient alors, installés à de très longues tables où l'on pouvait manger les uns aux côtés des autres. Les quatre garçons se postèrent à la suite de Fulmin à l'arrière d'une file où on finit par leur servir une bolée de soupe et leur donner un quignon de pain. Tous s'assirent ensuite à une tablée, aux côtés de soldats, puis se mirent à manger allègrement, affamés qu'ils étaient par les milles de mètre de marche qu'ils avaient déjà avalés jusqu'à présent.

— La soupe est moins bonne que celle qu'on me servait chez le Cordon Lucan, confia tout à coup Guilon.

Le soldat assis à ses côtés, un grand type à la peau mate, tiqua. 

— Qu'e'qu'j'entends ! L's'orphelins s'tapent d'la meilleure soupe qu'les soldats d'par chez nous ! Qu'e'qu'c'est qu'c't'histoire-là, maint'nant ? vociféra-t-il. 

— C'est normal, sottard, lui répondit le soldat assis en face de lui, un petit blond. Il mangeait à la tab' d'un Cordon l'gamin, un membre de la Sainteté ! C'est sûr qu'i'va bouffer mieux qu'un Vil du coup !

Il se tourna vers Guilon.

— Dis, p'tit, ton Cordon, i't'a fait goûter au chocolat ?

Un énorme sourire apparut sur le visage du gamin, qui acquiesça de vifs hochements de la tête. 

— Mon Cordon Lucan, il disait qu'un orphelin avait pas d'ordre, et qu'il lui était donc pas interdit de manger du chocolat !

Les deux soldats firent de gros yeux. 

— Et comment qu'c'est le chocolat, alors, p'tit ? demanda le plus grand des deux. 

— C'est super bon, répondit Guilon. C'est sucré comme un fruit mûr et rond comme de la crème en même temps ! Un vrai délice ! 

Les deux soldats sourirent à entendre ça, comme si les mots de Guilon leur avaient fait accéder l'espace d'un instant au goût savoureux de ce met qui était proscrit aux membres de leur ordre. 

— C'est la première fois qu'j'cause avec quelqu'un qu'a d'jà mangé du chocolat, finit par déclarer le soldat blond en se levant. 

L'autre ébouriffa les cheveux de Guilon en lui secouant énergiquement la tête de sa main, avant de se lever lui aussi. L'instant d'après, tous deux partirent, suivi de Fulmin qui avait besoin de se soulager. 

— Crois pas trop qu't'es que'qu'un parce'qu't'as bouffé du chocolat ! lui lança alors Célin en posant sur lui de bien méchants yeux. T'es qu'un p'tit fonduc' d'lécheur d'culon d'Cordon, rien de plus ! Et pis, t'en mang'ras plus jamais du chocolat maint'nant qu't'es un Vil !

— Toi non plus, sottard d'mes deux ! lui décocha Guilon en espérant avoir utilisé l'apostrophe de manière adéquate. 

Pétron et Sabin explosèrent de rire à entendre cette réplique cinglante de leur chétif camarade. Célin, de son côté, se sentant humilié, se leva et s'apprêta à balancer un soufflet monumental à Guilon lorsqu'il aperçut Fulmin en face de lui. Il renonça alors, mais l'entraîneur, pas dupe, lui lança un regard noir avant d'ordonner à tous de se lever afin de reprendre la route.  


De retour sur le Mur, Fulmin demanda aux quatre garçons de se placer en face d'une meurtrière et d'y observer la clairière depuis là. Tous constatèrent ce faisant qu'un bosquet composé d'une vingtaine d'arbres ainsi que de quelques haies se trouvait là, entre le Mur et l'orée du Bois, à un peu plus d'une cinquantaine de mètres d'eux. 

— Pourquoi qu'on les coupe pas ces arbres, demanda Sabin. Ils empêchent d'surveiller correctement l'Bois d'puis là !

— T'simplement parc'qu'l'GranMur comporte aucun passage permettant d'accéder à la clairière ! révéla Fulmin. L'a été conçu pour séparer complèt'ment les hommes des Monstres, l'GranMur, et du coup, même si c'est d'jà arrivé que'ques fois qu'des hommes descendent en-bas à la corde pour que'que mission bien précise, on laisse ces arbres tranquilles ! Et puis, d't'tes façons, c'bosquet, les hommes en ont peur parc'qu'il est maudit !

Les quatre garçons retirèrent leurs têtes des meurtrières et dévisagèrent Fulmin avec une inquiétude palpable dessinée sur leurs visages.

— Maudit, répéta Guilon, mais comment ça ? 

— J'vais tout vous raconter, répondit l'entraîneur. En cent-et-quarante-cinq après la Visitation Divine, l'Roi Oton, qu'tais Roi d'GranQarélie à c't'époque, conquit la totalité de l'Ifie, l'Royaume qui s'trouvait ici. L'lui restait plus qu'à prendre If, la capitale, qu'il assiégea. Le Roi ifien, sachant sa perte assurée, négocia la reddition d'la ville plutôt qu'd'combattre et en ouvrit les portes contre la promesse qu'l'sang coulerait pas. Oton accepta, puis entra glorieusement dans la ville avec ses troupes avant d'rencontrer l'Roi et sa cour l'soir-même, à l'occasion d'un festin organisé en son honneur. Il s'avéra qu'les deux hommes s'entendirent à merveille, ripaillèrent et burent allègrement ensemble, tout en s'vantant l'un comme l'aut' d'leurs exploits respectifs. P'is à la toute fin du dîner, l'Roi ifien raconta à son hôte une histoire pleine d'mystère. L'lui dit qu'au sud d'son Royaume s'trouvait un bois peuplé d'Monstres si dang'reux qu'aucun homme d'son peuple s'y aventurera jamais, hormis lui-même, car il était d'la race des vaillants. Il ajouta aussi qu'un trésor immense s'trouvait dans l'Bois, mais qu'seul, il avait pu en ramener qu'un bijou, un bracelet en or serti de pierres précieuses, qu'il montra au Roi Oton. Excité par l'défi, et envieux d'trouver le trésor, c'lui-ci pénétra dans l'Bois que'ques jours plus tard, accompagné d'centaines d'ses meilleurs soldats. L'lend'main, c'qui restait d'l'armée du Roi d'If attaqua par surprise les troupes royales. L'on sonna alors l'cor, encore et encore, mais ceux qu's'en étaient allés dans l'Bois r'vinrent pas, ni ce jour, ni jamais plus et les troupes royales, inorganisées sans leurs chefs, furent massacrées par l'armée ifienne.

— Faudrait l'appeler Oton l'Stupide plutôt qu'Oton l'Intrépide, c'Roi ! s'exclama Guilon. 

Fulmin sourit à ces propos, mais ne les commenta toutefois pas.

— Que'ques années plus tard, reprit-il, les deux plus jeunes frères d'Oton, Isabon et Conon, r'formèrent une troupe et conquièrent c'tte fois entièrement l'Ifie, sa capitale comprise. Isabon, dès lors GranGouverneur d'la province, qui fut r'baptisée l'Orélie, offrit If aux flammes. Ensuite, dès les lendemains d'sa victoire, i'd'manda à ses hommes d'emmener l'Roi ifien et tous les aut' prisonniers à l'orée du Bois, p'is i'leur donna l'choix d'entrer dans l'Bois ou d'être exécuté. L'Roi ifien fut l'premier à donner sa réponse et opta pour la mort, qu'Isabon, désireux d'venger son frère aîné d'sa prop' main, lui donna en l'décapitant de face avec un glaive, les yeux dans les yeux, comme l'pratiquait jadis l'Roi Qarel avant sa conversion au cordonnisme. Par la suite, à la grande surprise d'tous, pas un Ifien n'choisit d'entrer dans l'Bois...

— S'ont préféré une mort certaine plutôt qu'd'avoir une chance d'survivre ! s'étonna Célin. Quelle sotterie !

— Tu comprends donc pas, s'écria Guilon. Ils savaient qu'en entrant dans l'Bois, une mort bien plus atroce qu'celle qu'leur réservait les soldats d'Isabon les attendait ! 

Fulmin confirma d'un hochement de tête avant de reprendre :

— Les exécutions durèrent tout l'jour ! Jusqu'au crépuscule, les soldats d'Isabon tuèrent, encore et encore, en plantant leur poignard en plein cœur des condamnés à mort, les yeux dans les yeux, comme l'font encore les soldats aujourd'hui. L'sol, au fil d'la journée, s'gorgea du sang des Ifiens, exécution après exécution, si bien qu'le soir venu, le sol fut plus que boue rougeâtre, la terre s'étant gorgée d'litrons et d'litrons d'sang. Les corps, quant à eux, s'empilèrent les uns sur les aut', finissant par former des montagnes de cadavres. Des soldats furent alors chargés de creuser un immense charnier dans l'quel on j'ta les corps mais c'ui-ci s'avéra insuffisamment grand et à la nuit tombée, d'nombreux cadavres avaient pas encore été enterrés. Isabon préféra éviter à ses hommes d'demeurer si près du Bois durant la nuit et ordonna à tous d'cesser l'travail pour l'reprendre l'lendemain à l'aube. Seul'ment lorsqu'ces derniers r'vinrent sur place au p'tit matin, une partie des corps avaient disparus et les aut' avaient été atroc'ment mutilés par des bêtes, et pas par des chiens sauvages si vous voyez c'que j'veux dire !

À ces mots, Guilon laissa échapper un cri d'effroi. Les trois autres garçons – Célin y compris - n'en menèrent pas large, eux non plus.

— Les exécutions eurent lieu exactement à l'endroit où s'trouve l'bosquet, les enfants, ajouta Fulmin. Les corps enterrés ainsi qu'l'sang versé, en servant d'engrais, permirent à ces que'ques arbres et arbrisseaux d'pousser. On raconte qu'leur sève est rouge comme l'sang et qu'leurs racines ont fait leurs les ossements des cadavres s'trouvant sous terre. Et parfois, lorsqu'la nuit est noire, complètement noire, on peut entendre des cris en provenance du bosquet qui résonnent jusqu'au Mur et parfois même jusqu'aux abords du ghetton !

Sitôt son récit achevé, Fulmin replaça son sac sur son dos puis se mit à marcher vers l'ouest. 

— Quelle horreur ! s'exclama Guilon. 

— Ouais, ça fait froid dans l'dos ! ajouta Sabin.

Pétron et même Célin acquiescèrent à tout ça, silencieusement, puis tous les quatre se mirent en marche eux aussi.  


Les garçons discutèrent longuement de tout cela par la suite, puis au gré de leurs échanges, ils se mirent à se raconter leurs vies les uns aux autres. Fulmin écouta d'une oreille, l'air de rien, afin d'éventuellement glaner l'une ou l'autre information qui lui permettrait de mieux comprendre les garçons. Guilon conta avoir grandi dans une bourgade située au nord de SaintIsidor appelée VertePlaine. Le Cordon du village, qui l'avait élevé, avait été plus que bon bon avec lui, le traitant presque comme son fils. Sinon, il ne savait rien de ses parents, étant donné qu'il avait été abandonné à la naissance, mais il avait néanmoins été heureux jusqu'à ce qu'on ne l'arrache à sa vie, la veille. Sabin, de son côté, avait connu ses parents, sauf que tabassé sans cesse par son père, il avait fini par quitter son foyer et son petit village des environs de BourgBois et s'était élancé sur les chemins vers le sud, pour finalement trouver refuge auprès du Cordon d'un village attenant à SaintIsidor qui l'avait bien nourri, du moins tant qu'il avait travaillé dur et qu'il s'était comporté avec piété. Pétron, comme Guilon, n'avait pas connu ses parents qui étaient morts alors qu'il n'était qu'un jeune enfant. Il avait vécu avec son oncle et sa tante jusqu'au jour où ruinés, ils l'avaient abandonné auprès du Cordon de leur village avant de partir quelque part ; où, Sabin l'ignorait. Célin, une fois que ses camarades se furent tous livrés, refusa tout net de raconter son histoire, mais pressé par les trois garçons, qui lui opposèrent qu'il avait écouté les leurs et que maintenant, ils voulaient entendre la sienne, il finit par balancer froidement qu'il s'était retrouvé seul après que son père ait été condamné à la peine d'exil pour avoir étranglé sa mère, une sale catine qui avait donné son culon à tout le village, précisa-t-il. Après un long silence, il ajouta que ne sachant où aller, il s'était rendu à la paternerie de SaintIsidor d'où on l'avait renvoyé, faute de place, en lui disant de faire le tour des villages du coin à la recherche d'un Cordon qui voudrait bien s'occuper de lui. Ce faisant, il avait fini par tomber sur un Cordon conciliant qui avait accepté de le garder mais qui avait aussi essayé de le tripoter et comme il avait pas voulu, le religieux avait décrété qu'il avait dix ans et qu'il était temps pour lui de partir pour la paternerie des soldats. 


L'histoire de Célin achevée, Fulmin signala aux enfants que le FortMouillé était tout proche et qu'au sommet de la tour, la vue sur le fleuve, la Mièvre, était d'une rare beauté. Les quatre garçons, excités par la chose, se mirent en tête de faire la course jusqu'au fort et s'élancèrent à toute vitesse sur le chemin de ronde. Guilon, bien conscient qu'il n'avait pas l'ombre d'une chance ne serait-ce que d'arriver troisième, ne participa pas et laissa ses trois camarades se disputer la victoire. Pétron et Sabin partirent en trombe et mirent une bonne dizaine de mètres entre eux et Célin, mais à mi-chemin, ils commencèrent à ralentir alors que Célin atteignait au même moment sa vitesse de pointe. Le jeune garçon, plus grand que ses deux concurrents, gagna la course haut la main, devant Pétron, qui vola la deuxième place à Sabin au tout dernier moment. Une fois au sommet de la tour, chacun des quatre garçon se plaça sur un versant différent de l'édifice. Pétron scruta l'est et aperçut l'ensemble du Mur, jusqu'au HautFort d'où tous s'étaient élancés le matin même. Sabin, de son côté, admira le port de SaintIsidor, qui se trouvait au nord, tandis que Guilon, sur le versant opposé, posa son regard sur la Mer du Sud et les quelques bateaux de pêcheurs qui s'y trouvaient. Célin était quant à lui posté à l'ouest, en direction de la Mièvre, et en jetant un coup d’œil sur le fleuve, en contrebas, il aperçut un éxilier, reconnaissable entre mille à sa cargaison, des femmes et des hommes en partance pour l'exil, que l'on entassait généralement jusque sur le pont. En observant l'embarcation, Célin réalisa que son père s'y trouvait peut-être et désolé à souhait, il ne put empêcher ses yeux de s'humidifier et de rougir. Lorsque les quatre garçons échangèrent leurs places, une première, une seconde, puis une troisième fois, il s'arrangea pour qu'on ne voit pas son visage en demeurant en continu face au parapet de la tour et son stratagème fonctionna ; ses camarades ne remarquèrent ni ne surent rien de son affliction. Seul Fulmin, attentif, au centre de la tour, ne fut pas dupe. 


À partir du FortMouillé, le Mur filait vers le nord, le long du fleuve. Les quatre garçons, la fatigue mentale et les douleurs dans les jambes aidant, marchèrent lentement et silencieusement, et ce faisant, ils atteignirent un premier fort, qu'ils dépassèrent sans même s'y arrêter, puis finirent par arriver à un second. À cet endroit-là, le GranMur rejoignait la muraille qui entourait SaintIsidor. En prenant tout droit, le chemin de ronde menait aux arsenaux puis à l'immense port qui se trouvait au nord-est de la ville. SaintIsidor était la plus grande ville portuaire du Royaume. Sa situation était idéale pour le commerce, d'une part, car la ville se trouvait à l'extrême sud du Royaume, ce qui en faisait un point de départ idéal pour les destinations méridionales comme la Côte-Libre et les Sept Contrées, et d'autre part, car la ville se trouvait à l'embouchure de la Mièvre, ce qui permettait depuis son port d'accéder aux villes situées en amont du fleuve, comme SaintGaspar, SaintOscar, VilDieu ou même ErineVil, en empruntant le loncanal. SaintIsidor était aussi la plaque tournante du transport des exilés vers les Îles de l'exil. Les condamnés, surveillés par des gardes, y affluaient en effet depuis tout le Royaume, par voie terrestre ou par voie maritime, en charrette ou en exilier, puis transitaient par le gigantesque purgatoire de la ville, qui se trouvait accolé au port, avant de finalement faire leurs adieux au Royaume et de prendre le large vers les Îles de l'exil. 


Fulmin et les quatre garçons bifurquèrent vers l'ouest. La muraille qu'ils empruntèrent alors longeait sur son versant nord le QuartSaint de SaintIsidor. Le groupe put y admirer l'un des plus grandioses édifices de GranQarélie : le Conjuratoire aux Monstres, un temple où les cordonniens venaient conjurer le Malicieux et ses Monstres par des prières, édifiant de cette manière, selon leur croyance, un mur spirituel capable de repousser ou du moins de maintenir à distance ces Créatures tant redoutées. Deux édifices similaires, le Conjuratoire aux Spectres, situé au nord-est de la province des Tourbières, non loin des Terres des Spectres, et le Conjuratoire aux Chantres, situé au centre des Terres Divines, non loin des Terres des Chantres, avaient quant à eux pour but de maintenir à distance ces autres Créatures auxquelles le Royaume avait à faire face dans ces contrées-là. Le Conjuratoire aux Monstres était le bâtiment le plus majestueux du QuartSaint de SaintIsidor et même de la ville toute entière de par sa longueur et sa largeur, tout bonnement monumentales. L'édifice était cependant moins aérien que le Cordonnaire de la ville et comportait nettement moins d'ornements, mais son gigantisme impressionnait à lui seul. Les quatre garçons restèrent quelques minutes sur place à observer le grand vitrail circulaire rouge qui trônait au centre de la façade sud de l'édifice ainsi que les quatre ouvertures en demi-cercle qui se trouvaient un peu plus bas et donnaient sur un immense balcon sur lequel des centaines de fidèles cordonniens agenouillés priaient alors, tournés vers le sud, en direction des Terres des Monstres.  


Quelques minutes plus tard, le groupe traversa un fort de plus et franchit ce faisant la limite du QuartSaint de SaintIsidor. En contrebas, au nord, se trouvait désormais la VilleProbe de la capitale orélienne, déjà à moitié endormie à cette heure tardive de l'après-midi. Le groupe descendit bientôt un escalier qui les fit parvenir sur une placette presque complètement déserte. Fulmin guida ensuite les garçons à travers quelques venelles sombres et puantes, puis l'on arriva sur une large rue le long de laquelle charrettes et badauds allaient, principalement vers le sud. En cette fin d'après-midi, les Probes et les Vils de la cité étaient nombreux à quitter l'enceinte de la ville après leur journée de travail afin de rejoindre les quartiers se trouvant à l'extérieur de SaintIsidor pour les Probes ou le ghetton du GrandMur pour les Vils. Fulmin et les garçons se joignirent au flux d'hommes et de femmes, franchirent la muraille par la porte sud, la Porte du GranMur, longèrent la grande route sur un peu plus d'un mille de mètre, puis finirent par parvenir au ghetton. Là, il leur fallut encore parcourir quelques centaines de mètres jusqu'à retrouver la paternerie, heureux d'en finir enfin avec cette marche éreintante qui avait mis leurs pieds ainsi que leurs jambes à rude épreuve. 


Une fois sur place, les quatre garçons rejoignirent le réfectoire où les filles de la paternerie ainsi que les garçons qui n'avaient pas participé à la marche du jour étaient attablés, certains ayant déjà terminé leur bolée. Tous quatre s'assirent à une table laissée libre, se servirent de la soupe à ras bord de leur écuelle puis l'avalèrent avec appétit. Pavelone, la fille qui la veille, avait menacé de cogner Guilon, dans la charrette qui les avait mené à la paternerie, finit par venir s'asseoir à côté de Célin et de le questionner sur sa journée. Quelques instants plus tard, d'autres filles rejoignirent la tablée. Parmi elles se trouvait Firmine, qui s'installa auprès de Guilon en souriant timidement. 

— Comment était ta première journée ? questionna le garçon. 

— Pas si différente de c'qu'j'ai connu jusque-là, répondit Firmine. J'ai rangé, passé le balai, lavé du linge, r'prisé des soques et des culotons, prié au Cordonnaire du ghetton, p'is, j'ai aidé à préparer la soupe et le pain qu'tu manges en c'moment aussi. 

Guilon pinça les lèvres, un peu triste d'entendre ça. 

— Et toi, raconte-moi tout ! S'avez vécu d'grandes aventures aujourd'hui ? interrogea la jeune fille.

Guilon sourit, puis détailla tous les événements du jour, dépeignit tous les paysages et décrit toutes les émotions qu'il avait ressenties. Lorsqu'il eut achevé son récit, Firmine se jeta à son cou, puis l'embrassa sur la joue, tout près des lèvres, en lui disant qu'il était si courageux et si brave que ça lui plairait bien d'être sa petite femme plus tard, lorsqu'il auraient l'âge, et qu'elle s'occuperait alors de son petit chez lui et de ses enfants, toujours impatiente qu'il ne rentre de ses patrouilles sur le Mur et qu'il ne lui livre le récit des événements surprenants ou terrifiants de sa journée ou de sa nuit de vaillant soldat. 


Guilon, le soir-même, allongé dans son lit, épuisé par sa terrible journée de marche et le corps endolori de la tête aux pieds, songea un peu à ses pérégrinations du jour et beaucoup aux mots doux de Firmine ainsi qu'a son tendre baiser dont il lui semblait encore sentir la caresse sur la joue, tout près des lèvres. Il allait finalement s'assoupir lorsqu'il se rendit compte qu'au milieu de tout cela, il n'avait pas eu la moindre pensée pour le Cordon Lucan. Guilon s'en voulut un peu d'oublier si vite cet homme qui des années durant avait été si bon pour lui. Il se sentit aussi triste, soudainement, d'avoir été arraché à une vie bien heureuse, la veille – il y avait une éternité lui sembla-t-il - même si, au fond de lui, ce qui dominait, indéniablement, était une vive excitation face aux promesses de la vie nouvelle dans laquelle on l'avait embarqué. 


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À cor et à cri

Suite de la nouvelle “Le GranMur de SaintIsidor”

Une saison après l’arrivée de Guilon et des autres orphelins à la paternerie du ghetton du GranMur, un de leur camarade plus âgé, Dadin, obtient sa maîtrise de glaiveur. À cette occasion, il consentira à s’adonner à une vieille tradition chez les soldats du GranMur, le rite du lancer.

— Les garçons, dépêchez-vous ! On va être en r'tard ! cria Vagone à la porte de leur dortoir.

Guilon se chaussa, arrangea ses cheveux en pagaille de quelques petits gestes de la main, puis enfila son manteau noir, en vitesse, avant de rejoindre les autres dans la cour de la paternerie. Là, il chahuta encore quelques minutes avec ses amis, Pétron et Sabin, en attendant que Célin daigne enfin sortir de la chambre des garçons. 

— T'aurais pu t'dépêcher, voyons ! s'écria Vagone lorsqu'elle l'aperçut enfin.

Le joli teint mat de l'entraîneuse vira au rouge sous le coup de l'énervement et en-dessous de ses fins sourcils froncés, ses jolis yeux noirs en amande, criants de colère, fusillèrent du regard le garçon, un blondinet costaud d'une dizaine d'années, qui ronchonna pour toute réponse. 

— Qu'tu l'apprécies ou pas, poursuivit Vagone, Dadin fait partie d'la même paternerie qu'toi et c'est normal que tu viennes le sout'nir c'soir comme on l'fra tous ! 

À ces mots, Célin cracha par terre tout en défiant Vagone du regard. 

— T'as intérêt à c'qu'on arrive à temps, sinon Fulmin t'fera r'gretter ton attitude ! l'avertit cette dernière.

Suite de la nouvelle “Le GranMur de SaintIsidor”

Une saison après l’arrivée de Guilon et des autres orphelins à la paternerie du ghetton du GranMur, un de leur camarade plus âgé, Dadin, obtient sa maîtrise de glaiveur. À cette occasion, il consentira à s’adonner à une vieille tradition chez les soldats du GranMur, le rite du lancer.

— Les garçons, dépêchez-vous ! On va être en r'tard ! cria Vagone à la porte de leur dortoir.

Guilon se chaussa, arrangea ses cheveux en pagaille de quelques petits gestes de la main, puis enfila son manteau noir, en vitesse, avant de rejoindre les autres dans la cour de la paternerie. Là, il chahuta encore quelques minutes avec ses amis, Pétron et Sabin, en attendant que Célin daigne enfin sortir de la chambre des garçons. 

— T'aurais pu t'dépêcher, voyons ! s'écria Vagone lorsqu'elle l'aperçut enfin.

Le joli teint mat de l'entraîneuse vira au rouge sous le coup de l'énervement et en-dessous de ses fins sourcils froncés, ses jolis yeux noirs en amande, criants de colère, fusillèrent du regard le garçon, un blondinet costaud d'une dizaine d'années, qui ronchonna pour toute réponse. 

— Qu'tu l'apprécies ou pas, poursuivit Vagone, Dadin fait partie d'la même paternerie qu'toi et c'est normal que tu viennes le sout'nir c'soir comme on l'fra tous ! 

À ces mots, Célin cracha par terre tout en défiant Vagone du regard. 

— T'as intérêt à c'qu'on arrive à temps, sinon Fulmin t'fera r'gretter ton attitude ! l'avertit cette dernière. 

Et excédée, elle laissa le garçon sur place et se mit en marche tout en signalant à tous que l'heure du départ avait sonné. Le groupe traversa quelques ruelles au pas de course jusqu'à arriver sur la rue principale que tous longèrent durant quelques minutes avant de bifurquer sur leur gauche et de parvenir enfin au Cordonnaire du ghetton, un temple d'une taille considérable, en longueur comme en largeur, mais d'une architecture parfaitement banale, cependant. 

La GranPlace, qui se trouvait au pied de l'édifice religieux, était noire de monde malgré le froid de la sainte saison. Vagone contourna la foule jusqu'à rejoindre Dadin et Fulmin, sur le perron du Cordonnaire. 

— Nous sommes là ! s'écria-t-elle.

— C'est pas trop tôt ! s'exclama Fulmin. J'ai dû d'mander au Cordon d'patienter quelques minutes avant de commencer ! Quelle honte ! 

L'entraîneur, comme sa femme un peu plus tôt, rougit de colère en prononçant ces mots. Vagone lui trouva alors beaucoup de charme malgré la situation, avec ses cheveux noirs fraîchement coupés et sa barbe élégamment taillée. D'un regard en coin, elle désigna discrètement Célin, qui se trouvait derrière elle, le visage fermé, et il n'en fallut pas davantage pour que Fulmin ne comprenne. 

— On règlera ça demain, lança-t-il. Installe vite les enfants par terre, d'vant la foule ! Ils verront bien d'puis là !

Vagone acquiesça puis emmena les enfants à l'endroit indiqué par son mari avant de leur demander de s'asseoir à même le sol, sur les pavés de la GranPlace. Une fois installé, Guilon observa les alentours et constata que nombre d'hommes, de femmes et d'enfants de la troisième section du ghetton s'étaient déplacés pour l'événement. Il s'agissait certainement pour une part importante de membres des familles des jeunes qui allaient être mis à l'honneur ce soir-là, réalisa le garçon, ravi d'être présent lui aussi, afin de soutenir Dadin, son frère de chambrée comme disait Fulmin.  

Guilon appréciait véritablement Dadin. Il était le plus âgé de tous les garçons de la paternerie, et aussi le plus fort, avec ses bras, en cas de bagarre, mais également avec les mots, en cas de chamaillerie. Et un nombre incalculable de fois, il était venu en aide à Guilon lorsque Célin le tyrannisait d'une manière ou d'une autre. Il fallait dire que Dadin agissait ainsi autant par sens de la justice que par inimitié pour Célin avec lequel il s'était pris le bec dès son arrivée à la paternité, mais pour Guilon, cela ne changeait rien. Il avait une sorte de grand frère qui était là pour le défendre quand il le fallait et quelles qu'étaient les motivations de ce dernier, au fond, le résultat était le même : Dadin le secourait ! Restait tout de même cet indicent que Guilon ne parvenait pas à se sortir de l'esprit. Une nuit, environ deux lunes plus tôt, il s'était réveillé avec une envie d'uriner si terrible qu'il n'eut d'autre choix que de se rendre dans la petite salle attenante à la chambrée, dans laquelle se trouvaient quelques pots de chambre destinés aux urgences nocturnes. Il était alors tombé sur Dadin et un autre garçon plus âgé lui aussi, Mauron. Tous deux discutaient, à voix basse, et gigotaient aussi étrangement, si bien qu'ils n'avaient pas remarqué que Guilon était entré. Le jeune garçon, à moitié endormi, était resté silencieux et immobile, ne sachant pas trop ce qui se passait, lorsque tout à coup, il avait entendu Dadin dire à Mauron qu'il allait désormais lui mettre son glaive dans le culon. Guilon, choqué, hurla que non, il ne devait pas faire cela, car il allait tuer son camarade ! Le gamin qu'il était avait beau ne pas être très compétent en armes, il n'était pas sans savoir que prendre un coup de glaive dans le culon constituait sans aucun doute une blessure mortelle. La suite des événements avait été parfaitement inattendue et incompréhensible pour Guilon, puisque Mauron l'avait attrapé au collet et l'avait méchamment menacé de le tuer si jamais il révélait à quiconque quoi que ce soit sur ce qu'il avait vu ou entendu. Cette fois-là, Dadin n'était pas intervenu pour le défendre comme avec Célin, et au contraire, il avait ajouté que si un mot de tout ça sortait un jour, ce serait à lui qu'il enfournerait son glaive dans le culon, et si profondément qu'il lui ressortirait par le cou ! Guilon, transi de peur, avait promis qu'il ne dirait jamais rien à personne et était retourné se coucher. Une dizaine de minutes plus tard, les deux garçons avaient fini par rejoindre leur couchage eux aussi et Guilon aurait alors pu retourner dans la petite salle aux pots, mais même si les deux gaillards en étaient sortis, il en avait encore trop peur. Il avait alors lutté le plus longtemps qu'il avait pu, mais le jour tardant à se lever, il avait finalement dû rendre les armes et se laisser aller. Sur le moment, la sensation d'urine chaude qui coulait le long de ses cuisses n'avait pas été désagréable, mais sitôt terminé, l'humidité du drap s'était révélée des plus dérangeantes. Guilon n'était ensuite plus parvenu à dormir jusqu'au matin et au moment de se lever, il avait pris soin de bien recouvrir son lit de sa couverture pour que personne ne remarque qu'il avait mouillé ses draps, car la dernière chose qu'il désirait était de devenir la risée de la chambrée.  

Assis à même le sol, la froideur des pavés sur son postérieur lui rappelant la moiteur de ses draps au cours de cette nuit-là, Guilon repensait à tous ces événements sans néanmoins parvenir davantage que deux lunes plus tôt à comprendre la réaction de Mauron. Tout à coup, un brouhaha qui s'éleva autour de lui tira le garçon de ses rêveries. Il leva alors les yeux et remarqua que le Cordon du ghetton venait de paraître sur la place, face à la foule. Guilon, pour être allé écouter les sermons de ce dernier chaque QuartJour depuis son arrivée au ghetton, une saison plus tôt, savait qu'il s'appelait Moussan. C'était un homme grand et malingre, tout l'opposé du bon Cordon Lucan, l'homme qui l'avait élevé à VertePlaine, et qui, en plus de sa petite stature, avait toujours accusé un certain embonpoint. Le Cordon Moussan, comme à son habitude, revêtait une soutane ainsi qu'une calotte de couleur grenat. La première fois que Guilon avait aperçu le religieux, il s'était étonné que le rouge de ses vêtements soit différent de celui qu'arborait le Cordon Lucan. Fulmin lui avait alors expliqué que si les Cordons, en tant que membre de l'ordre de la Sainteté, revêtaient toujours du rouge, celui des Cordons qui officiaient auprès de Vils, dans les ghettons, était un rouge très sombre étant donné que la couleur de l'ordre de la Vilénie était le noir. Guilon y avait réfléchi, durant l'office, et avait conclu que tout cela faisait sens, puisque le rouge des habits du Cordon Lucan tirait un peu vers l'orange alors même que ses ouailles, à VertePlaine, étaient tous des membres de la Probité, ordre dont la couleur dédiée était le jaune.

Le Cordon Moussan attendit d'obtenir le silence, puis il entama une prière que beaucoup dans l'assemblée récitèrent avec lui, y compris les enfants de la paternerie, surveillés en cela par Vagone, qui tenait à ce que tous se tiennent parfaitement en public pour ne pas attirer l'opprobre sur l'établissement qu'elle dirigeait avec son mari. Le religieux lut ensuite un extrait de l'Épître de l'apocalypse du GranCordon Betsabon, qui annonçait horreur et tourments aux Hommes si l'impiété venait à les gagner et qu'ils cessaient de craindre la puissance du Malicieux et de ses Créatures, les Chantres, les Monstres et les Spectres. Les enfants, dissipés habituellement au cours des lectures, ne le furent pas cette fois-ci et écoutèrent avec attention la liste des terribles promesses adressées aux hommes vaniteux par Betsabon. Célin lui-même resta silencieux, ce qui étonna Vagone qui le savait prompt à faire le guignol en de pareilles circonstances. En réalité, le jeune homme, s'il ne faisait aucun bruit, ne manquait pas de ponctuer le discours du Cordon Moussan de grimaces ou de mimiques moqueuses. Vagone, qui ne le voyait pas faire, placée derrière lui, finit néanmoins par se douter de quelque chose, car Pavelone, qui était devenue au fil des quartaines la petite amie de Célin, n'avait de cesse de se retourner et de rire en regardant son petit amoureux. La jeune fille, ce faisant, finit par remarquer au visage noir de colère de son entraîneuse que celle-ci n'était pas dupe du petit manège de Célin et elle le fit comprendre immédiatement à son compère d'un discret regard en coin. 

Sitôt la lecture achevée, le Cordon se lança dans sermon passionné dans lequel il exprima ses regrets que de plus en plus dans le Royaume, l'on cessait de croire aux Chantres, aux Monstres et aux Spectres. Il conclut celui-ci en affirmant haut et fort que les Créatures existaient toujours bel et bien, avant d'ajouter qu'au ghetton du GranMur, fort heureusement, personne n'en doutait, ce qui le réjouissait. D'un signe de la main, il fit ensuite s'approcher un homme qui se trouvait derrière lui, puis il se décala de quelques pas, afin de lui laisser la parole. L'individu, un vieux soldat vêtu de noir de la tête aux pieds, s'éclaircit la voix puis se présenta :

— J'm'appelle Yourin, et j'suis archer dans la huitième centenie d'la troisième section du GranMur.

Il se retourna vers le Cordon, qui, d'un petit geste, l'encouragea à poursuivre. 

— Y'a deux quartaines d'ça, j'tais en poste au sommet d'la tour du FortBosquet pour la nuit avec que'ques aut'es soldats. L'ciel était couvert et cachait la lune, et on n'y voyait rien dans la clairière ni aux alentours du bosquet, mais tout à coup, ent' deux nuages, y'a eu une éclaircie, et à c'moment-là, j'ai parfait'ment vu quat' Créatures qui progressaient dans la clairière, ent' le bosquet et l'Bois. Elles marchaient sur deux pieds, comme des Hommes, mais à la différence d'nous, elles avaient des têtes immenses, bien p'us grandes qu'les nôtres.

De ses bras, il dessina un grand cercle au-dessus de sa tête, afin d'illustrer son propos. Il se retourna ensuite à nouveau, et cette fois, le Cordon Moussan le rejoignit. 

— Yourin a avisé le capitaine Vairon de ce qu'il avait vu, et le capitaine a fait un rapport au Gouverneur de CaseNoble, mais ce dernier ne l'a pas pris au sérieux, car Yourin, malheureusement, avait été le seul à avoir vu ces Créatures cette nuit-là.

— Le temps qu'j'prévienne les aut', intervint le soldat, un nuage avait à nouveau r'couvert la lune et on n'y voyait p'us rien du tout ! 

— Nous vous croyons, vaillant archer, s'écria solennellement le Cordon, car nous savons tous ici que la menace que constitue les Monstres est bien réelle !

Une personne dans la foule se mit à applaudir, puis l'instant d'après, tous sur la GranPlace tapaient dans leurs mains. Le Cordon attendit que le brouhaha ne s'estompe, puis il poursuivit :

— Neuf garçons de la troisième section du ghetton ont obtenu leur maîtrise au courant de la dernière lune. Ce sont eux que nous célébrons ce soir, ces neuf garçons qui dès demain viendront prêter main forte aux braves soldats du GranMur dans leur lutte sans repos contre les Monstres !

Tout à coup, les neuf jeunes gens en question se présentèrent au centre de la place, vêtus de noir de la tête aux pieds, comme tous autour d'eux, puis ils se placèrent en ligne derrière le Cordon et sa soutane rouge grenat. Guilon distingua immédiatement Dadin parmi eux, à son ample chevelure sombre et crépue. Le jeune homme avait obtenu sa maîtrise de glaiveur au courant de la lune précédente, après qu'un collège de maîtres l'ait estimé digne de se voir octroyer ce statut attestant de ses qualités dans le maniement du glaive et l'autorisant à devenir un soldat à part entière. Guilon, qui observait son camarade, son joli minois basané si solennel, le menton levé, derrière le Cordon, sentit tout à coup une main prendre la sienne. Il abaissa son regard face à lui et remarqua que Firmine, sa douce amie, lui souriait :

— Un jour, Guilon, c's'ra toi qu'on fêt'ra sur cette place, quand t'auras obtenu ta maîtrise ! déposa-t-elle adorablement.

Guilon s'apprêta à remercier son amie, lorsque Célin intervint :

— Si c'bon à rien d'lécheur d'culon d'Cordon obtient un jour une maîtrise, j'me broie les noises à coups d'marteau ! lança-t-il, hilare.

Pavelone ricana stupidement avec son amoureux à cette petite blague et l'air niais caractéristique qui ne quittait jamais sa bouille informe resplendit alors davantage encore qu'à l'accoutumée. Tout à coup, Célin cessa subitement de rire. Il porta ensuite son regard entre ses jambes pour constater qu'une main lui avait bel et bien saisi les noises comme il en avait eu la sensation. Affolé, il éleva son regard, très doucement jusqu'à ce que celui-ci ne se pose sur le visage de Firmine, dont les yeux étaient emplis de haine et de détermination à la fois. 

— Pas besoin d'marteau ! sourit cette dernière, guillerette.

Puis elle serra aussi fort qu'elle le put. Célin, en souffrance, se mit à hurler puis Pavelone, lorsqu'elle comprit de quoi il en retournait, agrippa le bras de Firmine puis la mordit de toutes ses forces. La jeune fille lâcha prise immédiatement, sous le coup de la douleur, puis remarquant Vagone qui arrivait, elle feignit l'innocence. L'entraîneuse, horrifiée que des enfants de la paternerie ne se fassent si piètrement remarquer en plein milieu d'une cérémonie religieuse, était complètement hors d'elle. Elle se saisit d'un bras de Célin et de l'autre de Pavelone, puis les tira tous les deux en arrière. 

— J'rentre à la paternerie avec ces deux-là ! glissa-t-elle au reste des enfants. Mauron est le responsable du groupe en mon absence. Que tout l'monde lui obéisse ! 

Les enfants acquiescèrent silencieusement à ces consignes, puis Vagone disparut en fendant la foule avec au bout du bras Pavelone, d'un côté, qui tentait de la faire lâcher prise et de l'autre, Célin, qui accablé par la douleur, ne parvenait presque pas à mettre un pied devant l'autre. 

Le grabuge achevé, des hommes firent à leur tour leur entrée au centre de la place avant de se poster chacun en face d'un des neuf garçons. Guilon repéra Fulmin parmi eux et le suivit du regard jusqu'à ce qu'il ne s'arrête face à Dadin. Il comprit alors, ce faisant, que les huit autres hommes étaient sans doute les pères des garçons, mais que pour les orphelins, l'entraîneur jouait ce rôle. Tout à coup, les neuf jeunes mirent un genou à terre, comme un seul homme. Fulmin, désigné par le Cordon Moussan, s'avança ensuite d'un pas vers Dadin, puis déclara solennellement :

« Mon fils, te voilà à genoux, face à moi, garçon pour la dernière fois de ta vie. Lorsque tu te relèveras, tu seras un maître-glaiveur, comme ton père. Reçois maintenant de mes mains ce présent qui restera à jamais le symbole de la fierté et de la confiance dont je t'honore. »

À cela, Dadin répliqua :

« Mon père, te voilà debout, face à moi, qui suis garçon pour la dernière fois de ma vie. Lorsque je me relèverai, je serai un maître-glaiveur, comme toi. J'accepte de recevoir maintenant de tes mains ce présent qui restera à jamais le symbole de la fierté et de la confiance dont tu m'honores. »

C'étaient les mêmes mots qui étaient prononcés par tous les garçons et tous les hommes granqaréliens à l'occasion de la célébration d'une maîtrise, et cela, même si dans le cas des orphelins, le texte ne correspondait pas parfaitement à la réalité. Un seul élément variait néanmoins parfois, le fait que les Saints, les Nobles ainsi qu'une partie des Probes – ceux dont les métiers étaient les plus prestigieux - préféraient le vouvoiement au tutoiement. Sur la place, Mauron se leva, puis rejoignit Fulmin et Dadin. Il portait sur ses avant-bras un long objet recouvert d'une étoffe noire, qu'il confia à Fulmin avant d'adresser discrètement une œillade complice à son camarade puis de retourner à sa place. L'entraîneur retira l'étoffe, qui tomba au sol, et le présent destiné à Dadin apparut alors au jeune homme. Il s'agissait d'un véritable glaive de soldat, comme il rêvait d'en posséder un depuis ses jeunes années. Fulmin le tendit devant lui, posé sur les paumes de ses mains, puis Dadin se leva et se saisit solennellement du glaive. Les deux hommes se sourirent ensuite avec chaleur, puis la cérémonie se poursuivit avec le garçon suivant dans la file, qui comme Dadin, reçut un glaive, mais des mains de son père quant à lui. Par la suite, trois autre garçons se virent offrir des armes, des lances, pour deux d'entre eux, et un arc, dans le dernier cas. Les quatre garçons restants, de leur côté, n'étaient pas voués à devenir des combattants. L'un d'entre eux, un futur maçon, reçut une truelle, un autre, un futur sapeur, se vit offrir une pelle lorsque les deux derniers jeunes hommes, tous deux de futurs cuisiniers, se virent octroyer un couteau de cuisine. 

Une fois les neuf jeunes maîtres en possession de leur futur outil de travail, la foule applaudit très longuement, puis le Cordon Moussan récita une dernière prière, un peu à la va-vite, au milieu d'un vacarme certain. En temps normal, l'office de la maîtrise se déroulait à l'intérieur du Cordonnaire et respectait à la lettre l'ordonnancement traditionnel des offices cordonniens, mais pour les Vils, dès lors qu'un des jeunes maîtres se trouvait être un combattant, qui se verrait par conséquent confier une arme des mains de son père au cours de la cérémonie, l'office avait lieu sur la GranPlace, à l'extérieur du Cordonnaire, car les armes étaient interdites à l'intérieur des édifices religieux. Les Cordons, souvent, en profitaient alors pour prendre quelque distance avec le programme habituel des offices et alléger ainsi la cérémonie. La prière du Cordon achevée, dans l'indifférence générale, il fallait bien le dire, le père d'un des jeunes maîtres hurla qu'il était temps de passer à la fête et dès lors, l'on commença à quitter les lieux pour rejoindre la salle commune de la section où serait servi à manger et à boire.  

Fulmin et Dadin, de leur côté, rejoignirent les enfants de la paternerie. En chemin, le jeune glaiveur observa son glaive tout en marchant, heureux de posséder dorénavant sa propre arme. Il se familiarisa ensuite avec le pommeau, le saisissant de différentes façons, puis il tenta quelques mouvements pour voir de quelle manière l'arme réagissait. À ses côtés, Fulmin le regardait faire avec émotion. Lorsque tous deux arrivèrent auprès des garçons, que Mauron avait maintenus groupés et disciplinés, à part des filles, qui attendaient quelques mètres plus loin, il s'adressa tout naturellement à eux :

— Dadin, tout comme vous tous, est arrivé à la paternerie d'la section alors qu'il n'était qu'un enfant, et aujourd'hui, ce grand gaillard est un maître-glaiveur ! déclara-t-il. 

Il lança un regard plein de fierté au jeune homme, puis se tourna à nouveau vers le groupe de garçons. 

— Si vous vous donnez à fond, vous aussi vous d'viendrez un jour un maître en vot'domaine ! C'est tout ce qu'j'vous souhaite !

Il marqua un temps d'arrêt, pris par l'émotion.

— J'sais qu'j'suis pas vot' père et j'sais qu'j'pourrais jamais l'remplacer, mais j'suis vot' entraîneur et si un jour vous l'souhaitez, c'sera un honneur pour moi que d'réciter c'discours pour vous aussi !

Les garçons furent tous attendris par ces paroles, Guilon allant même jusqu'à pleurer. Fulmin ne réalisa qu'ensuite que Célin manquait à l'appel. Il fronça alors les sourcils, intrigué, puis posa les yeux sur le groupe de filles avant de constater ce faisant que Vagone n'était plus présente elle non plus.

— Célin a encore fait des siennes, c'est ça ? questionna-t-il en se tournant vers Mauron.

Le jeune homme acquiesça tout en pinçant les lèvres. Suite à cela, Fulmin soupira, puis fouilla dans sa poche et donna quelques pièces à Dadin en lui disant de fêter dignement sa maîtrise. 

— Mauron peut rester avec moi, Fulmin ? demanda le jeune homme. C's'ra l'prochain à obtenir sa maîtrise et comme ça, i'pourra voir un peu comment ça s'passe ?

Fulmin réfléchit. 

— On partag'ra les pièces, ajouta Dadin.

Cela finit de convaincre l'entraîneur qui accepta, mais ordonna néanmoins aux deux jeunes hommes de ne pas rentrer trop tard et de ne pas faire de bêtises, avant d'appeler à lui tous les autres enfants et d'entamer avec eux le chemin du retour.


Deux heures plus tard, Fulmin se trouvait devant le baraquement principal de la paternerie, face à la cour, occupé à fumer des fanes de carottes séchées dans sa pipe, avec Vagone, lorsque Mauron déboula tout à coup, essoufflé au possible. Ses cheveux châtains, habituellement coiffés de côté, essaimaient ici ou là, parfaitement en désordre, ses yeux, profond à l'accoutumée, n'étaient qu'épouvante et le duvet qu'il portait au niveau de la moustache et qui renforçait généralement la rondeur de son sourire accentuait alors la noirceur de ses traits.

— C'est Dadin ! s'écria-t-il. J'crois qu'i va participer à cette vieille tradition du lancer, c'soir encore !

— La tradition du lancer, s'étonna Fulmin, mais ça s'fait plus trop ces derniers temps à c'que j'sais.

— Un garçon plus âgé, un certain « Bosse », en a lancé l'idée et Dadin et les aut' ont accepté d'rel'ver l'défi, expliqua Mauron. J'me suis dit qu'i fallait qu'j'te prévienne au plus vite !

— T'as très bien fait, Mauron, s'exclama Fulmin. 

Il se leva puis confia sa pipe à Vagone.

— Tiens les deux canailles à l’œil ! lui lança-t-il. Et qu'i'cavalent encore quand j'r'viendrai tantôt !

À ces mots, Mauron leva les yeux autour de lui, intrigué, puis aperçut Célin et Pavelone apparaître depuis l'arrière des baraquements, courant l'un comme l'autre. Il comprit alors que les deux garnements avaient été punis de cette manière-là pour le grabuge qu'ils avaient causé au cours de la cérémonie. Fulmin, de son côté, embrassa tendrement Vagone, puis sans un regard pour les deux jeunes gens qui passèrent tout près de lui, se traînant et grimaçant de douleur, il sortit de la cour accompagné de Mauron. 


Lorsque tous deux arrivèrent dans les parages de la salle commune, ils se séparèrent puis se mirent à chercher Dadin chacun de leur côté. Mauron finit par tomber sur un des nouveaux maîtres du jour, un des deux cuisiniers, mais celui-ci n'avait pas la moindre idée d'où pouvait se trouver son camarade. Fulmin, de son côté, rencontra sur son chemin le père de l'autre jeune glaiveur, un homme qu'il connaissait un peu, et avec nervosité, il lui demanda où étaient passés les garçons. 

— Sur l'Mur ! Pour l'rite du lancer ! s'écria celui-ci avec fierté.

— Ils ne vont tout de même pas...

— Si ! le coupa l'autre. Mon n'veu, Bosse, en a lancé l'idée et les cinq jeunes maîtres combattants ont tous suivi !

Il s'envoya une gorgée de vin. 

— J'm'inquiète pas pour Concon, qu'est mon fils, alors t'vas pas t'inquiéter pour un d'tes orphelins quand même, Fulmin ! s'esclaffa-t-il. Allez, arrête tes bruneries et bois un verre avec moi, pour fêter la maîtrise des gamins ! 

Il passa subitement son bras autour du cou de Fulmin, qui, excédé, le repoussa sans ménagement, puis s'en alla retrouver Mauron. 

— I'sont d'jà partis, lança-t-il au jeune homme dès qu'il parvint à lui mettre la main dessus. Viens, i'faut qu'on s'dépêche !


Tous deux rejoignirent le GranMur au pas de course. Ils y montèrent à un escalier situé à quelques centaines de mètres à l'ouest du FortBosquet, pensant trouver les garçons à cet endroit-là, mais bien qu'il s'agissait du chemin qui permettait de parvenir au Mur au plus vite en provenance de la salle commune, ils n'y rencontrèrent que des gardes de faction. L'un d'eux finit par les renseigner en leur disant qu'un groupe d'une vingtaine de jeunes était passé quelques minutes plus tôt avec l'idée stupide de s'adonner au rite du lancer en face du bosquet. Furieux et inquiet à la fois, Fulmin courut jusqu'à rejoindre le petit groupe, et sitôt arrivé, il s'empressa d'aller au-devant de Dadin en compagnie de Mauron.

— Espèce de cafteur, s'exclama alors le jeune maître-glaiveur à l'adresse de son camarade.

— Je t'avais prév'nu qu's'tu participais à c'te sotterie, j'irai trouver Fulmin ! rétorqua l'autre.

L'entraîneur se plaça entre les deux jeunes gens, interrompant ce faisant leur petite querelle. 

— Tu vas quand même pas prendre part à ça, Dadin ! s'écria-t-il.

— Bien sûr que si ! répondit l'intéressé. Tu crois qu'j'veux qu'on m'traite de d'mi-dard toute ma vie ? Tous les aut' combattants qu'ont eu leur maîtrise c'soir participent au lancer. J'dois l'faire moi aussi, du coup, j'ai pas l'choix !

— Mais c'est interdit, Dadin ! tonna son entraîneur.

— J'sais bien, mais des tas d'soldats l'font, et d'puis des siècles en plus ! Et tu l'as bien fait, toi aussi, Fulmin, tu m'l'as dit un jour ! 

— Oui, mais à mon époque les Monstres s'tenaient tranquilles ; y'avait presque pas d'signal'ments, pas comme qu'aujourd'hui. Et puis, j'l'ai pas fait en face du bosquet non plus... L'faire ici, c'est d'la fo...

Dadin le coupa :

— J'sais qu'vous vous inquiétez pour moi, tous les deux, et j'vous en suis r'connaissant, mais ça va aller. Faites-moi confiance ! J'ai presque pas bu et j'f'rai pas d'vulveries, promis ! 

Il leur tapa dans le dos à l'un comme à l'autre, puis Fulmin, à court d'arguments, finit par rendre les armes :

— Très bien, j'te fais confiance, mais sois prudent... Fils ! déclara-t-il solennellement. 

— Je le serai, Père ! répondit Dadin sur un ton équivalent. 

Ils se sourirent puis se serrèrent fort l'un l'autre. L'instant d'après, Dadin partagea une accolade virile avec Mauron, puis il rejoignit enfin le groupe de jeunes.

— Ô vous cinq, vous vous pensez déjà maître-glaiveur, maître-lancier ou maître-archer, mais vous l'êtes pas encore ! hurla un homme un peu plus âgé que les autres membres du groupe et qui n'était autre que Bosse, le cousin de Concon. Le plus important, vous devez encore l'accomplir : la légendaire épreuve du lancer !

Tous les jeunes, saouls pour la plupart, hurlèrent bestialement d'excitation. 

— Cherchez vos armes ! ordonna Bosse.

Les cinq garçons s'en allèrent récupérer leurs glaives, pour deux d'entre eux, dont Dadin, leurs lances, pour deux autres, et leur arc, pour le dernier. 

— Allez-y, maintenant, jeunes fous ! hurla Bosse. Lancez vos armes !

Le premier à prendre son élan, fut le plus grand des cinq jeunes gens, qui était également le plus saoul du lot, à l'évidence. Il jeta sa lance le plus loin qu'il lui fut donné de le faire, en direction du bosquet, puis il se gaussa allègrement de sa performance, tandis que le reste du groupe l'acclamait d'une série de « Gran », son surnom, tout en s'extasiant que l'arme avait atteint le bosquet, qui se trouvait pourtant à plus d'une cinquante de mètres du Mur. Dadin lança ensuite son glaive à une distance bien plus modeste que son camarade, puis ce fut au tour de Concon, qui était glaiveur lui aussi, de s'élancer. Le jeune homme, hésitant, jeta assez mollement son arme, qui atterrit par conséquent encore plus près du Mur que celle de Dadin. Le second lancier, prénommé Brénon, ne fit pas de zèle lui non plus et se contenta d'un jet fort moyen. Ce fut enfin au tour de l'archer, que tous appelaient Suif, certainement du fait du léger embonpoint qu'il accusait, de jeter son arc. Celui-ci plana quelque peu dans le ciel puis atterrit à une distance à peu près équivalente à celle à laquelle Dadin avait lancé son glaive quelques secondes plus tôt. 


Excité tel un enfant, Bosse attacha ensuite une corde à un gros anneau métallique rouillé qui était scellé en haut d'un merlon, puis il la balança dans le vide, du côté du Mur. 

— C'est bon ! Allez-y ! déclara-t-il. Et qu'le dernier qui r'vienne serve de chair à saucisse pour les Monstres !

Dadin, qui voulait prouver sa vaillance, s'avança le premier. Il grimpa sur le créneau, se saisit de la corde qu'il plaça entre ses cuisses serrées, puis il bascula en arrière, dans le vide, avant de se mettre à glisser vers le sol. Pour un jeune homme athlétique comme lui, descendre à la corde les six mètres de hauteur que comptait le Mur à cet endroit-là n'était pas bien difficile. Une fois en bas, il aida les quatre autres garçons lorsqu'ils arrivèrent à sa hauteur, près du sol, puis tous se dispersèrent, prenant chacun la direction de la zone où ils pensaient pouvoir retrouver leur arme. Dadin avait lancé son glaive à une trentaine de mètres du Mur. Il aurait pu faire bien mieux que ça, mais il avait trouvé cette distance suffisante à ne pas être enquiquiné par des moqueries lui reprochant son manque de courage. D'ailleurs, deux des quatre autres garçons, Brénon et Concon, avaient lancé leur arme sensiblement moins loin que lui, et Suif à peu près aussi loin. Il n'y avait donc que Gran, du fait de sa taille et de sa force colossale – ainsi que de la quantité de vin qu'il avait bue, à l'évidence – qui avait fait mieux que lui.


En s'éloignant du Mur ainsi que des torches que certains des membres du groupe tenaient à la main, en haut de l'édifice, la luminosité décroissait, mais sans néanmoins jamais mourir totalement puisque la lune, ou plus précisément son dernier quartier, maintenait partout dans la clairière une très légère clarté qui permattait aux cinq jeunes hommes de ne pas se retrouver dans le noir complet. Dadin, une fois à une trentaine de mètres du Mur, comprit qu'il ne serait pas si facile de mettre la main sur son glaive avec si peu de lumière. Il se mit alors, en plus de scruter le sol avec attention, à le balayer de ses pieds, en espérant repérer l'arme de cette façon s'il advenait qu'il la manque de ses yeux. Dadin était complètement pris dans ses recherches, lorsque tout à coup, il entendit un bruit, un craquement de branche sur laquelle l'on venait de marcher. Il vit ensuite apparaître une forme qui s'approchait de lui. Dadin tressaillit. Était-ce un Monstre ? Non, finit-il par remarquer. Ce n'était que Suif, qui tenait son arc en main, tout en souriant fièrement. 

— Tu l'as déjà trouvé ! lui lança Dadin avec étonnement.

— Ouais, et j'ai aussi aperçu un glaive s'tu veux tout savoir ! Par là-bas !

Il désigna l'est de son bras. 

— Merci Suif ! s'écria Dadin, avant de se lancer dans la direction indiquée.

Les trois autres jeunes soldats n'avaient pas encore mis la main sur leurs armes, eux non plus. Concon et Brénon cherchaient à proximité du Mur, tandis que Gran, qui n'avait eu de cesse de s'éloigner, venait à peine d'oser entrer dans le bosquet, après être resté planté à son orée, apeuré, plusieurs minutes durant. Par où commencer ? se demanda-t-il en réalisant que sa lance pouvait être partout, au sol, cachée sous un tapis de feuilles mortes, entre les branches biscornues d'un arbrisseau, ou alors en l'air, plantée dans le tronc d'un arbre. Il soupira ensuite, redoutant d'avoir à mettre des heures à retrouver sa lance, et bien loin de son ami Bosse, qui l'avait encouragé plus tôt dans la soirée à participer à ce stupide rite du lancer, il regretta amèrement de s'être joint à une telle aventure.


Dadin, de son côté, finit par retrouver son glaive. Il rebroussa alors chemin, calmement, en compagnie de Suif, heureux, tout comme son camarade, d'avoir vaincu sa peur et réussi son épreuve. Au moment où ils passèrent près de Brénon, celui-ci trouva sa lance plantée dans le sol, presque à l'horizontale. Quelques mètres plus loin, Concon cherchait encore, quant à lui, et avec une nervosité de plus en plus grande. Lorsqu'il aperçut ses trois camarades qui filaient vers le Mur avec leurs armes, l'idée qu'il ne se retrouve seul dans la clairière l'angoissa tout à coup au point qu'il leur intima à tous plus que pressement de l'aider. Les trois camarades acceptèrent de bon cœur et en s'y employant ainsi à quatre, l'on mit très rapidement la main sur le glaive de Concon avant de prendre ensuite à nouveau la direction du Mur. Une fois proches de l'édifice, tous brandirent leur arme en l'air afin de montrer à ceux qui se trouvaient en haut du Mur qu'ils avaient réussi. On les applaudit alors chaleureusement, encore et encore, jusqu'à ce que Fulmin, s'inquiétant de ne voir revenir que quatre des cinq jeunes maîtres, ne se penche à un créneau et ne demande en hurlant où se trouvait le dernier d'entre eux.

— J'l'ai vu s'diriger vers l'bosquet y'a des minutes de ça, répondit Suif. 

— Moi aussi, ajouta Dadin.

— Et pareil pour moi, mais d'puis, plus d'nouvelles ! poursuivit Brénon.

Concon se mit à ricaner.

— I'doit jauner dans ses pantes à l'heure qu'il est, à chercher sa lance dans l'bosquet, tout seul, comme un sottard ! lança-t-il. 

Il ne croyait pas si bien dire. 


Gran se trouvait au même moment complètement transi de peur à l'intérieur du bosquet. Son cœur battait à cent à l'heure tandis qu'il vérifiait des arbrisseaux en les palpant grossièrement de haut en bas, ou qu'il s'assurait que sa lance ne s'était pas plantée dans le tronc de l'un ou l'autre arbre se trouvant à proximité de lui. Nerveux, il reproduisit ces opérations des dizaines de fois, sans parvenir à mettre la main sur sa lance, à son grand désespoir. Tout à coup, il entendit une voix, distinctement, tout près de lui, et pris de terreur, il sursauta. L'instant d'après, un amas de branches s'éleva, juste là, sous ses yeux, avant de retomber non loin, puis un homme apparut, sortant de ce qui semblait être une galerie souterraine. Gran resta immobile, pétrifié de peur tandis que l'homme, à plusieurs reprises, déposa au sol de grands sacs qu'il récupérait dans la galerie. Gran se demanda qui pouvait bien être cet énergumène et ce qu'il fabriquait là, avec ces sacs, lorsque soudain, il distingua un objet briller légèrement, non loin de lui ; sa lance ! D'une vive enjambée, il s'en saisit, puis la braqua sur l'homme, qui sursauta à son tour avant de poser le sac qu'il avait dans les mains au sol et de lever les bras en l'air. 

— Je parle ta langue, dit celui-ci très étrangement, avec un fort accent.

Loin de rassurer Gran, cela le fit redoubler de peur. 

— Mais qui êtes-vous, brun d'fion ? lança-t-il. 

L'homme sourit. 

— Je suis ce que vous, les humains, appelez un Monstre.

À ces mots, Gran tressaillit. Il repoussa ensuite l'homme en le piquant de la pointe de sa lance, afin qu'il ne recule d'un pas et qu'il ne gagne ainsi une zone où le clair de lune se faufilait jusque-là entre les branches des arbres. Là, il constata que l'homme, un vieillard, ne ressemblait en rien à un Monstre. Il avait des cheveux blancs, ainsi qu'une barbe hirsute et blanche elle aussi, et puis une bouche, un nez, des oreilles quoi de plus communes. 

— À part vot' accent, z'avez l'air d'un homme tout à fait normal ! lança Gran. 

— C'est vrai, se contenta de répondre l'individu. 

— Qu'est-c'qu'vous foutez-là ? Et c'est quoi, tout ça ? questionna le jeune soldat en désignant les sacs qui étaient posés au sol.

— Ça ? C'est simplement de quoi manger, répondit le vieil homme. 

Gran s'approcha précautionneusement et de la pointe de sa lance, il ouvrit le sac qui se trouvait le plus proche de lui. Il y regarda ensuite de plus près et constata que le vieil homme avait dit vrai : le sac était rempli de poisson.

— Mais ça vient d'où tout ça ? s'exclama-t-il avec stupéfaction.

L'homme ne répondit pas, préférant rester muet. Gran réfléchit alors et comprit rapidement, à ce que la galerie donnait vers le nord, que les sacs ne pouvaient provenir que de l'autre côté du Mur. Il se remémora ensuite du témoignage de Yourin, un peu plus tôt, au courant de la cérémonie. Le vieux soldat, sûr de lui, avait affirmé avoir aperçu des Monstres aux têtes énormes, entre le bosquet et le Bois. Gran comprit que Yourin, en réalité, avait vu des Hommes semblables à celui qu'il tenait en joue, portant de grands sacs sur l'épaule et que le vieil homme comptait, comme l'avaient fait ces individus ce soir-là, apporter les sacs qu'il avait déposés au sol jusque dans le Bois-aux-Monstres. Gran, à réaliser tout cela, se sentit mal tout à coup, très mal. Le Monstre, la galerie, les sacs de nourriture, c'était vraiment beaucoup à encaisser d'un seul coup, mais il serra les dents et se ressaisit. Il était un soldat du GranMur dorénavant, et il n'avait pas le droit de se laisser aller et de flancher en des circonstances d'une telle gravité. En d'autres termes, il n'y avait pas d'alternative, il lui fallait faire son devoir et mener ce Monstre de l'autre côté du Mur, où il serait arrêté puis interrogé.

— S'allez m'suivre ! lança-t-il à l'homme.

Celui-ci secoua la tête horizontalement. 

— Éh b'en quoi ? Vous préférez mourir ? tonna Gran en le piquant au niveau du torse de la pointe de sa lance, suffisamment fort pour qu'une auréole de sang n'apparaisse sur le vêtement qu'il portait.

L'homme, curieusement, ne réagit pas, puis tout à coup, un bruit se fit entendre depuis l'intérieur de la galerie. Tremblant de peur, Gran y jeta un coup d’œil et y aperçut alors deux grands yeux orange, des yeux de bête, sauvages, qui brillaient dans l'obscurité, et après ça, il se fit entendre un grognement horrible depuis là. Sans réfléchir, par pur instinct de survie, Gran se mit à courir vers le Mur, en slalomant entre les arbres et les arbrisseaux avec vivacité, tout en hurlant « Des Monstres, des Monstres ! ». Ce faisant, il parvint hors du bosquet, mais dès lors, il eut l'impression d'être suivi. Terrifié, il se retourna et vit fondre sur lui une immense bête, un loup, d'une taille considérable, et au pelage roux. L'animal, d'un bond, arriva à sa hauteur, puis le fit chuter au sol d'un coup de patte dans la jambe. La seconde d'après, sans que Gran n'ait le temps de réagir d'une quelconque manière, la bête lui sauta au cou et lui arracha la gorge d'un violent et puissant coup de mâchoire. 


Lorsque les quatre garçons, depuis le pied du Mur, entendirent les hurlements de leur camarade, ils se regardèrent les uns les autres l'espace d'une seconde, effarés, puis Dadin s'écria :

— Avec moi, soldats !

Et sans attendre, il prit la direction du bosquet, son glaive en main. Suif le suivit immédiatement, armé de son arc, prêt à s'en servir comme d'un bâton étant donné qu'il n'avait pas emmené de flèches avec lui. Concon, à l'inverse, courut dans la direction opposée, vers le Mur, tandis que Brénon, après un court moment d'hésitation, prit le parti de l'honneur et se joignit, ainsi que sa lance, à ses deux camarades. Lorsque Fulmin réalisa, depuis le haut du Mur, que les garçons prenaient la direction du bosquet, il hurla :

— Dadin ! Non ! C'est trop dangereux !

Mais c'était trop tard. Les trois gamins s'éloignaient déjà, progressant doucement, dos à dos. Fulmin hésita alors, tâchant de prendre la bonne décision, puis soudain, il s'adressa au groupe de jeunes soldats :

— Vous l'avez tous entendu comme moi, il a crié qu'il avait vu des Monstres ?

Les jeunes acquiescèrent. 

— Il nous faut intervenir, lança-t-il. Mauron, va-t'en chercher le capitaine Vairon, et que parmi vous, quelqu'un me ramène un cor ! 

Mauron fila immédiatement, de même qu'un des jeunes, que Bosse désigna. Pendant ce temps, Fulmin grimpa sur un créneau, puis se saisit de la corde que les cinq garçons avaient utilisée pour descendre dans la clairière un peu plus tôt. Au même moment, alors que l'entraîneur était déjà à moitié suspendu dans le vide, le garçon revint avec le cor, puis le confia à Bosse. 

— Souffle ! hurla Fulmin.

L'autre secoua la tête horizontalement. 

— On n'a pas soufflé l'cor d'puis des siècles, et moi j'ai pas vu de Monstre ! Si ça s'trouve, Gran, i'nous fait une blague ou i's'est trompé avec tout c'qu'il a bu. 

— Quelqu'un, soufflez ! s'écria Fulmin avec exaspération. 

Mais personne ne s'y résolut. L'entraîneur se hissa alors à nouveau jusqu'à se retrouver debout sur le créneau. Là, il arracha le cor des mains de Bosse, puis souffla puissamment dans l'instrument, faisant retentir dans les airs un cri aigu qui donna la chair de poule à tous les présents. 

— Vas-y ! J'continuerai ! s'exclama le jeune homme qui avait récupéré le cor, certainement pris d'un sursaut soudain de courage. 

Fulmin lui confia l'instrument et le garçon le porta à ses lèvres puis y souffla encore et encore.


Au même moment, les trois jeunes maître-soldats parvinrent à l'orée du bosquet, transis de peur.

— Gran, tu nous entends ? lança Dadin entre deux vrombissements du cor.

Personne ne répondit. Tout à coup, Brénon distingua quelque chose de brillant, au sol. Il se baissa, lentement, puis ramassa l'objet. 

— C'est la lance à Gran, les gars, s'écria-t-il.

L'instant d'après, il remarqua que l'arme était recouverte d'un liquide visqueux dont ses mains étaient désormais complètement enduites.

— Du sang ! s'exclama-t-il. La lance, elle est r'couverte de sang !

Les trois garçons réalisèrent que cela signifiait certainement que Gran était mort, et ils en tressaillirent de terreur. Au même moment, il leur sembla qu'on bougeait un peu plus loin, à l'intérieur du bosquet, et bien qu'ils ne distinguèrent rien de précis, ils se placèrent tous les trois en position de combat, leurs armes au poing, fermement brandies face à eux.

— Prenez garde ! Nous sommes armés ! s'écria Suif après quelques secondes d'une interminable attente.

Aucune réponse ne se fit entendre pour un temps, puis soudainement, sorti de nulle part, l'énorme loup roux jaillit sur Brénon d'un bond gigantesque, puis le mordit sauvagement au cou avant de disparaître. Le garçon tomba au sol, la tête encore à peine accrochée à son corps. Dadin et Suif se trouvèrent alors seuls, dos à dos, leur camarade mort à leurs pieds.

— Si tu survis, geignit Suif tout en haletant, dis à mes parents qu'j'les aime et qu'j'suis bien désolé. 

— Pareil pour toi, lui répondit Dadin. 

Et un autre loup géant, blanc cette fois-ci, apparut aux deux garçons. Il fondit sur Suif puis le mordit au niveau de l'aine, avant de disparaître. Dadin, l'espace d'un instant, oublia le danger, et s'agenouilla aux côtés de son camarade, qu'il vit se vider de son sang en quelques dizaines de secondes à peine, puis rendre l'âme. Lorsque ce fut terminé, Dadin se releva sans prendre la peine de se munir de son glaive, bien certain que seul face à deux loups géants d'une bestialité inouïe, il n'avait pas la moindre chance de survivre en combattant. 

— Je me rends ! Je me rends ! Je n'ai plus d'arme ! s'exclama-t-il.

Et il leva les mains en l'air, bien en évidence, avant de se mettre à murmurer une prière cordonnienne, la seule qu'il avait jamais retenue, celle que le Cordon Moussan apprenait aux enfants de la paternerie juste après leur arrivée.


Fulmin, debout sur le parapet du Mur, lança aux jeunes hommes présents que tous les soldats d'honneur se devaient de le suivre, puis d'un bond, il se mit à descendre à la corde. À mi-chemin, à sa grande surprise, ses pieds heurtèrent quelque chose. Il abaissa son regard. C'était Concon qui remontait.

— Dégage de là, lui lança Fulmin, je dois descendre !

— Non, aide-moi d'abord, lui intima le garçon. J'arrive pas à monter plus haut qu'ça ! J'ai p'us d'forces et j'suis bloqué là d'puis t't à l'heure !

N'ayant point de temps pour tout ça, l'entraîneur décocha un vif coup de pied au visage du jeune soldat qui tomba au sol, trois mètres plus bas, puis se mit à râler de douleur, encore et encore. Une fois sur la terre ferme, lui aussi, Fulmin s'agenouilla à ses côtés puis lui subtilisa son glaive sans se soucier une seconde de ses incessants braillements. Il leva ensuite les yeux vers le Mur afin de savoir sur combien d'hommes il pouvait compter et constata avec un mélange d’écœurement et de colère que personne ne l'avait suivi. 

— Lancez-moi une torche ! hurla-t-il, amer.

L'on finit par en jeter une. Fulmin s'en saisit sur le champ avant de prendre la direction du bosquet.


Là, quelques dizaines de mètres plus au sud, deux hommes presque complètement nus apparurent à Dadin. L'un d'eux était un vieillard aux cheveux blancs et l'autre un homme fait aux cheveux roux. Leurs visages ainsi que le haut de leurs corps étaient complètement maculés de sang.

— Viens avec nous ou meurs, vite ! s'exclama le vieux dans un langage à peine compréhensible.

Dadin, sans hésiter, s'avança vers eux et le vieil homme le mena alors dans le bosquet, puis un peu plus loin, à l'intérieur d'une galerie souterraine dans laquelle tous deux s'assirent, dans le noir. Dadin sentit alors quelque chose contre son pied. Il tâtonna discrètement de sa main, lorsque tout à coup, son sang se glaça. Il s'agissait d'un cadavre, certainement celui de Gran ! Un instant plus tard, l'homme aux cheveux roux les rejoignit dans la galerie avec sous le bras les corps de Brénon et de Suif, qu'il jeta vulgairement à côté de Dadin avant de recouvrir l'entrée du souterrain d'une large et épaisse couche de branchages.

— Qu'allez-vous faire de moi ? questionna Dadin.

— T'emmener avec nous, dans le Bois, répondit le vieil homme.

— Seulement si tu gardes le silence, ajouta l'autre individu, avec un accent bien moins prononcé que celui de son compagnon. 

Il se retourna, doucement, puis fixa Dadin droit dans les yeux avec une intensité qui mit le jeune homme très mal à l'aise. 

— On vient. Un homme seul, poursuivit-il. Si tu fais le moindre bruit, il est mort, et toi aussi ! Compris ? 

Dadin acquiesça d'un mouvement de la tête, sans prononcer le moindre mot. Des bruits étranges résonnèrent ensuite dans la galerie, des bruits que le jeune soldat ne put associer à quoi que ce soit qu'il avait pu entendre par le passé. Le silence finit ensuite par revenir, étrange et pesant, puis tout à coup, Dadin aperçut face à lui deux yeux de bête, orange et sauvages, lui faire face, et terrorisé comme jamais il ne l'avait été jusque-là au cours de son existence, il dut se faire violence pour ne pas hurler.


Fulmin arriva rapidement à l'orée du bosquet, le glaive de Concon dans une main, et une torche dans l'autre. Sans attendre, il y pénétra, sur ses gardes, puis y progressa lentement, prêt à devoir faire face à d'effroyables Créatures ou à tomber nez à nez avec le cadavre de Dadin ou d'un des autres garçons. Il parcourut le bosquet de cette façon durant le quart d'une heure, mais ne trouva rien du tout, si ce n'est des mares de sang, à trois endroits différents. À plusieurs reprises au courant de ses recherches, il se trouva non loin de l'entrée de la galerie dans laquelle se trouvaient Dadin et ses ravisseurs, mais même à l'aide de sa torche, il ne parvint pas à distinguer quoi que ce soit qui put lui indiquer qu'un passage se trouvait là. Désespéré, il se mit alors à appeler Dadin, hurlant son nom à de nombreuses reprises, aux quatre coins du bosquet. Il pleura aussi, brièvement, lorsqu'il comprit qu'il ne trouverait pas son fils ici. Dadin put l'entendre depuis son trou, et désolé à souhait, il eut voulu pouvoir lui répondre qu'il était vivant et le rassurer de cette manière, mais cela aurait été signer leur fin à tous les deux et par conséquent, la mort dans l'âme, il se tut. 


Fulmin, désemparé, finit par arrêter ses recherches, bien certain que Dadin ainsi que les trois autres disparus ne se trouvaient plus dans le bosquet et avaient par conséquent été menés dans le Bois avant son arrivée. Le Bois, c'était donc là qu'il fallait se rendre pour sauver Dadin, car, oui, le petit était peut-être encore en vie puisqu'il ne se trouvait que trois mares de sang aux alentours du bosquet alors que quatre jeunes soldats avaient disparu. L'espace d'un instant, Fulmin songea à faire une folie et à filer immédiatement dans le Bois, mais il réalisa bientôt que complètement seul, armé uniquement d'un glaive, sans protections et sans provisions, il n'aurait pas la moindre chance d'y réchapper. Il lui fallait donc regagner le Mur et convaincre le capitaine VilVair, son vieux camarade de jadis, à la paternerie, d'envoyer des dizaines d'hommes dans le Bois avec lui. Et si malencontreusement il n'y parvenait pas et que le capitaine restait sourd à ses paroles, alors il irait seul, à l'aube, le lendemain, armé et préparé, après avoir fait ses adieux à Vagone. 


Lorsque Fulmin sortit du bosquet, il réalisa que sur toute la longueur du Mur, de FortMouillé, auprès du fleuve, jusqu'au HautFort, dans les montagnes, des torches avaient été allumées par des soldats. Il put aussi distinguer des hommes, de faction, un peu partout, en haut de la tour du FortBosquet ainsi qu'aux créneaux et aux meurtrières du Mur. Archers, lanciers, glaiveurs, tous étaient prêt à agir, tous avaient répondu à l'appel du cor qui avait vrombi un peu plus tôt. Une fois au pied du Mur, Fulmin constata que l'on avait remonté la corde avec laquelle les garçons, puis lui-même étaient descendus. Celle-ci fut à nouveau accrochée à l'anneau puis jetée en contrebas. Fulmin remonta, puis lorsqu'il se trouva en haut du Mur, sur le chemin de ronde, il sentit immédiatement des dizaines de regards tournés vers lui, graves et intenses.

— Le capitaine VilVair, où est-il ? lança-t-il à la foule.

Un soldat désigna la tour du FortBosquet. Fulmin en prit la direction, mais après deux pas à peine, un homme l'attrapa par le bras. C'était le père de Concon, qui semblait tant saoul que courroucé. 

— Tas d'brun d'fion, hurla-t-il, t'aurais pu blesser mon gosse, ou l'tuer en l'poussant comme ça !

Fulmin tenta de se dégager de son emprise, mais l'homme persista à le retenir. 

— P'is où est son glaive, m'a dit qu'tu lui as pris ! vitupéra-t-il. 

Fulmin, sans vraiment savoir quel genre de coup de sang le prit, frappa violemment l'homme à la tête, sur le côté, juste au-dessus de la nuque, avec le pommeau du glaive de son fils. Le coup sonna l'individu, qui tituba une seconde, puis tomba au sol, inconscient. Fulmin jeta ensuite le glaive à ses côtés, puis lorsqu'il éleva à nouveau son regard, il réalisa qu'un cercle s'était formé autour de lui et que des dizaines d'hommes avaient observé la scène. Parmi eux, deux soldats en armes s'approchèrent de lui : 

— Le cap'taine veut t'voir, tou'd'suite, dit l'un d'eux. Suis-nous !

Fulmin ne demandait pas mieux et en conséquence, il obtempéra. Les deux hommes le menèrent à l'intérieur de la tour du FortBosquet, dans la salle de commandement, où le capitaine Vairon l'attendait, de dos, le visage placé en face d'une meurtrière se trouvant là pour permettre au chef du Fort, en cas d'affrontement, de mesurer la situation depuis cette salle et de donner des ordres en conséquence. 

— L'entraîneur est là, l'a parlé à personne, s'écria un des deux gardes.

— Bien, laissez-nous ! répondit le capitaine.

Les deux hommes s'exécutèrent, sortant de la salle puis refermant la porte derrière eux. Le capitaine se retourna alors. Grand, large de carrure, la nuque musclée et le visage carré, il impressionnait grandement, mais lorsque l'on posait son regard sur ses yeux, l'un marron tirant sur l'orange et l'autre d'un bleu ciel intense, il intriguait encore davantage.

— L'gamin d'la paternerie m'a tout raconté, Fulmin, s'écria-t-il en s'approchant de l'entraîneur, puis en lui posant amicalement la main sur l'épaule. Quelle est la situation, en-bas, qu'as-tu vu ?

— Pas grand chose, répondit Fulmin, des mares de sang, mais aucune trace des quat' garçons ni d'leurs armes !

— Et les Monstres, en as-tu aperçus ? questionna le capitaine.

— Non, i's'étaient d'jà partis pour l'Bois quand j'suis arrivé. 

VilVair acquiesça. 

— I's'ont emmené les gosses avec eux, poursuivit Fulmin. Les cadavres d'trois d'entre eux, pour sûr, au vu des trois mares de sang qu'j'ai trouvées, mais le quatrième garçon, il est bien vivant, c'est certain ! 

Il se saisit de la main de son ami d'enfance, puis la serra entre les siennes.

— Dadin, un gosse qu'j'considère comme mon fils, c'est p't'être lui qu'a survécu ! Faut l'sauver, Vairon ! Faut envoyer des soldats dans l'Bois ! 

VilVair pinça les lèvres.

— Tu sais bien que faire franchir le Mur à des troupes, aussi réduites soient-elles, ne fait pas partie de mes attributions ! Seul un Noble, le Gouverneur ou le Sénéchal, peut donner un tel ordre !

— Alors i'faut immédiatement l'obtenir d'l'un d'eux, s'écria Fulmin. L'temps presse !

— Le Sénéchal s'trouve à BourgBois, répondit VilVair, et c'est donc au Gouverneur de CaseNoble que je dois faire mon rapport, et avec lui, je peux te le garantir, il n'y a pas la moindre chance qu'il décide d'entreprendre quoi que ce soit de la sorte ! 

— Emmène-moi avec toi auprès de lui, Vairon, s'écria Fulmin. Fais-le, au nom de nos années de camaraderie de jeunesse ! J'lui parl'rai avec le cœur et j'saurai trouver les mots pour l'convaincre, j'te l'assure !

— C'est de la folie ! rétorqua VilVair. Jamais un homme qui a pénétré dans le Bois n'a reparu et il en sera de même pour chacun des soldats qui y sera envoyé ! Je le sais, tu le sais, et le Gouverneur, le sait, lui aussi. 

Ses lèvres tremblèrent. 

— Ça me fait mal de te le dire, Fulmin, mais ton gosse, j'crois qu'il faut te rendre à l'évidence, il est m...

— T'as pas d'fils, Vairon, j'crois savoir, l'interrompit sèchement Fulmin.

— Non, confirma VilVair après une seconde d'hésitation. 

— Donc t'peux pas comprendre que tant que j's'rai pas sûr et certain qu'Dadin soit mort, j'f'rai tout pour l'sauver, tonna l'entraîneur de l'intensité plein le regard. 

Sur ces mots, il tourna les talons puis se dirigea vers la porte. Le capitaine VilVair, touché par la détermination de Fulmin, secoua la tête de côté, les lèvres serrées, et parce qu'il avait un fils en réalité et qu'il comprenait très bien son camarade de jeunesse, il autorisa ce dernier à l'accompagner au Palais Gouvernoral, même si ce fut parfaitement à contrecœur. 


Les deux hommes chevauchèrent à bride abattue à travers le ghetton du GranMur puis traversèrent les quartiers probes situés plus au nord avant d'être arrêtés à la porte de la ville, fermée depuis que le cor avait résonné cette nuit-là, et gardée par des soldats également. L'on ouvrit aux deux hommes qui filèrent à travers les rues de la cité jusqu'à atteindre la Porte du QuartNoble, où ils durent à nouveau patienter que les soldats de faction leur autorisent l'accès au lieu de vie de la Noblesse saintisidorienne. Une fois au pied du perron du Palais Gouvernoral, une poignée de minutes plus tard, tous deux descendirent de cheval, puis s'annoncèrent et un valet les mena alors dans la gransalle. Le Gouverneur, Frédriquin de CaseNoble, un homme au long visage ovale et au teint méridional, était assis dans le fauteuil gouvernoral et jouait de ses doigts dans ses cheveux bouclés châtains tendant vers le roux. Fulmin, qui le rencontrait pour la première fois, eut l'impression à son visage juvénile d'avoir affaire à un adolescent, mais la réalité était que l'homme dépassait déjà chichement les trente ans. L'entraîneur ainsi que le capitaine inclinèrent franchement leurs têtes et leurs épaules en signe de révérence, ce à quoi le Gouverneur ne réagit aucunement. 

— Votre Noble Grandeur, déclara le capitaine VilVair en avançant d'un pas. Je viens au rapport. Cinq jeunes soldats, afin de célébrer l'obtention de leur maîtrise, ont, comme le veut une vieille tradition, lancé leurs armes dans la clairière, de l'autre côté du Mur, puis y sont descendus afin de les récupérer, mais cela a mal tourné. Des Monstres, tapis dans le bosquet, les ont attaqués. L'un des cinq jeunes a pu remonter, mais pour ce qui est des autres, trois sont morts, tandis que le dernier d'entre eux aurait été emmené vivant par les Monstres dans le Bois. 

Fulmin avança à son tour d'un pas et prit la parole. 

— J'suis l'père d'l'un d'ces cinq jeunes soldats, Vot' Nob' Grandeur, balbutia-t-il. J'étais sur l'Mur, c'soir, et j'ai entendu l'un des gosses hurler qu'il avait vu des Monstres dans l'bosquet. Alors, j'ai sonné l'cor d'ma bouche, puis j'suis descendu dans la clairière pour lui v'nir en aide, à lui p'is aux trois aut' partis l's'courir aussi, mais une fois sur place, i's'avaient tous disparu ! J'ai seul'ment trouvé trois mares de sang, pour trois morts, c'qui veut dire qu'un des gosses vit encore !

Il hésita un court instant. 

— L'temps presse, Vot' Nob' Grandeur ! Mon fils, Dadin, c'est p't-être lui qu'est encore vivant dans l'Bois-aux-Monstres. J'vous en conjure, i'faut envoyer des tr...

De CaseNoble l'arrêta d'un signe de la main. 

— Êtes-vous bien en train de me dire, VilSieurs, que ces jeunes sont passés de l'autre côté du Mur pour célébrer l'obtention de leur maîtrise, c'est bien cela ?

— C'est une vieille tradition, un rite de passage censé prouver la vaillance de nos soldats, tâcha timidement d'expliquer le capitaine VilVair. C'est pratiqué chaque lune depuis des siècles sans avoir causé le moindre souci jusque-là.

De CaseNoble ricana nerveusement. 

— On a sonné le cor, ameuté des milliers de soldats sur le GranMur ainsi que tout autour de la muraille de SaintIsidor et réveillé toute la population de la ville, y compris moi, son Seigneur, qui était enfin parvenu à trouver le sommeil après des heures d'insomnie, et pourquoi ? Parce que quelques jeunes sottards de Vils ont fêté l'obtention de leur maîtrise en franchissant le Mur !

Il se leva avec fureur.

— Cette magnifique tradition sera désormais punie de la peine de mort, VilSieurs ! vitupéra-t-il. Capitaine VilVair, vous le ferez savoir dans tout le ghetton dès demain en exécutant celui des cinq sottards qui a survécu ! Vous m'avez bien compris ?

VilVair, parfaitement estomaqué, baissa la tête en signe d'acceptation, tandis que Fulmin, immobile et bouche bée, à ses côtés, accusait le coup de cette annonce pour le moins inattendue.

— Concernant votre fils, VilSieur, ajouta le Gouverneur à l'adresse de l'entraîneur, je vais vous livrer le fond de ma pensée sans aucun détour. Si jamais il advenait que les Monstres lui laissent la vie sauve et qu'il réapparaisse à SaintIsidor, il sera exécuté lui aussi pour avoir participé à cette loufoquerie qui a eu cours dans la clairière durant la nuit !

Fulmin, horrifié autant qu'offusqué, serra les dents de rage, puis se mit à trembler, hors de lui. L'envie de monter les quelques marches qui le séparaient de ce monstre de vanité, assis nonchalamment dans son fauteuil, le brûla, mais il n'avait pas le temps pour cela. Il fallait qu'il se prépare à tenter l'impossible pour sauver Dadin, tout seul, sans la moindre aide. Déterminé, il lança un regard noir au Gouverneur puis tourna les talons et se mit à traverser la gransalle. 

— Gardes ! Arrêtez ce soldat ! entendit-il tout à coup hurler derrière lui.

Plusieurs d'entre eux accoururent immédiatement et bloquèrent l'entrée de la pièce. Fulmin se tourna alors vers le Gouverneur. 

— J'veux simplement m'en aller et tenter d'sauver mon fils seul, NobleSieur ! Laissez-moi partir !

De CaseNoble para son visage d'un sourire forcé, qu'il effaça tout à coup pour laisser apparaître à nouveau des traits emplis de fureur.

— Je n'en ferai rien, VilSieur, tonna-t-il. Cette nuit, vous avez négligemment soufflé dans le cor, sans avoir vu de Monstre de vos yeux ! La règle en la matière est pourtant très claire, et cela depuis des siècles : le cor ne doit résonner qu'en cas d'attaque manifeste des Monstres, ce qui, évidemment, n'était pas le cas au cours de cette nuit !

Il pointa son index en avant, en direction de Fulmin, le regard menaçant. 

— Pour cette grave faute, vous serez exilé, VilSieur ! Gardes, menez ce soldat au purgatoire et veillez à ce qu'il soit dans le prochain exilier en partance pour les Îles de l'exil !

Fulmin, à entendre ces mots, eut le souffle complètement coupé, mais sans attendre, il se retourna vers les gardes qui fonçaient sur lui. Lorsque le premier d'entre eux lui fit face, il lança son poing en avant avec déchaînement, envoyant l'homme valser en arrière. Il évita ensuite un second garde d'une petite feinte et voyant alors la porte de la gransalle qui n'était plus gardée, face à lui, il accéléra, encore et encore, lorsque tout à coup, un violent coup de batte dans la jambe le fit tomber au sol, puis une seconde plus tard, un autre, à l'arrière de la tête, lui fit perdre connaissance. Les gardes l'emmenèrent ensuite en dehors de la gransalle en le traînant par les bras. Le capitaine VilVair, sous le choc, baissa  les yeux vers le sol, avec désolation, puis lorsqu'il éleva à nouveau son regard et le posa sur de CaseNoble, il vit ce dernier se rasseoir avec sur les lèvres un terrible sourire de satisfaction.


Les deux hommes, désormais seuls, entendirent tout à coup des bruits de pas en provenance du couloir qui donnait accès à la gransalle depuis l'arrière de celle-ci. Ils se tournèrent, l'un et l'autre et finirent par apercevoir un homme de stature modeste vêtu d'atours bleus, le Sénéchal IsabonJan de NobleBois. L'homme ne payait pas de mine au premier regard, du fait de sa petite taille, assurément, mais également de ses traits amènes, de sa barbe soignée ainsi que de ses cheveux arrangés, poivre et sel, qui lui conféraient un charme indéniable. Lorsque l'on y prêtait davantage attention, pourtant, l'on saisissait aisément dans le regard alerte et déterminé de l'homme que tout cela n'était qu'une façade et que l'individu était redoutable.

— NobleSieur le Sénéchal, s'écria le capitaine VilVair, totalement déconcerté, je vous croyais à BourgBois pour plus d'une lune encore !

— Une nouvelle d'importance m'a obligé à quitter ma cité pour me rendre à SaintIsidor au plus vite. Et ma foi, je ne regrette pas le déplacement après avoir assisté tantôt à un si majestueux déchaînement de justice de la part de Sa Noble Grandeur le Gouverneur de l'Orélie !

Frédriquin de CaseNoble lui lança un regard noir. 

— Vous écoutez aux portes de ma gransalle depuis longtemps, NobleSieur le Sénéchal ?

— Assez longtemps pour savoir que comme à chaque fois, l'essentiel vous est passé sous le nez, Frédriquin ! Le soldat que vous venez de condamner à la peine d'exil, il a affirmé avoir découvert trois mares de sang dans le bosquet ! Cela signifie, s'il ne s'est pas trompé, ce que je crois, que ces ignobles Créatures que sont les Monstres fomentent quelque chose à quelques dizaines de mètres à peine de notre Mur et tuent ceux qui s'en approchent !

Il dévisagea le Gouverneur en le fixant droit dans les yeux. 

— Cela ne vous est-il pas passé par l'esprit, Frédriquin ? vociféra de NobleBois. Non, évidemment, car sottard comme vous êtes, vous étiez trop occupé à vous acharner à prononcer de terribles sentences !

De CaseNoble se leva de son fauteuil avec énergie. 

— Je suis le Gouverneur de la province et je ne vous autorise pas à vous adresser à moi de la sorte, hurla-t-il.

— Et si je continuais malgré tout à m'adresser à vous de la sorte, Frédriquin, que feriez-vous ? s'esclaffa de NobleBois. Vous me feriez arrêter par vos gardes, peut-être ?

— Non, je n'irais pas jusque-là, mais je pourrais en référer à mon père, à ÉrineVil ! menaça de CaseNoble. 

— Votre père, sourit de NobleBois, il a suffisamment à faire à la capitale à l'heure actuelle pour que vous ne l'embarrassiez pas de vos jérémiades ! 

Il pinça les lèvres puis para son visage d'un voile d'affliction. 

— Le Roi Constanton n'est plus. Il a subitement succombé, emporté par une crise étrange, il y a près de deux quartaines de cela. Un chevaucheur est arrivé à BourgBois avec cette nouvelle dans sa besace trois jours plus tôt et j'ai préféré venir en personne à SaintIsidor pour vous en informer, Frédriquin, et pour m'assurer que le calme ne demeure dans la ville.

Le capitaine Vairon ainsi que le Gouverneur de CaseNoble se signèrent, l'un comme l'autre, en effectuant un cercle cordonnien de leur main droite, face à eux. 

— Pour en revenir au bosquet, reprit de NobleBois, je veux savoir ce qui s'y trame au plus vite. Capitaine VilVair, vous enverrez dès demain une centenie examiner les lieux pour le compte de notre nouveau souverain, le Roi Orason. 

— À vos ordres ! tonna le capitaine tout en claquant nerveusement des dents. 

Le Sénéchal leva les yeux vers le Gouverneur. 

— Quelque chose à redire à cela, Frédriquin ?

— Non, se contenta de balbutier ce dernier.

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Jusqu’aux os des Anciens Hommes

Le jeune Nénon et son père Marton finissent leur journée de fouille à la carrière royale de Sentelles où leur travail consiste à creuser le sol pour mettre à jour du métal que les Anciens Hommes ont abandonné là des siècles plus tôt.

Cette petite histoire intervient près de cinquante ans avant les événements évoqués dans la saga "La prochaine civilisation" et son premier tome "Les Deux Monarques". Nénon n'a que quatorze ans à ce moment-là.

Depuis le fond de la fosse dans laquelle il se trouvait depuis le matin, Nénon entendit la cloche de la carrière royale retentir, au loin. Cela signifiait qu'il était enfin l'heure pour lui, son père et tous les autres chercheurs qui creusaient le sol des environs du village de Sentelles d'arrêter le travail. Le jeune homme, sans perdre une seconde, ramassa les quelques morceaux de ferraille qu'il avait déterrés ce jour-là, puis il regagna la surface en escaladant agilement la fosse du côté où la pente était la moins raide. Là, il s'essuya les mains puis les genoux, avant d'attendre que son père n'émerge à son tour de son trou, qui se trouvait un peu plus loin. Les premiers chercheurs qui regagnaient la grande bâtisse carrée de la carrière royale passèrent devant lui, sur le petit chemin boueux qui jouxtait les fosses, bientôt suivis par un flot ininterrompu de garçons et d'hommes, tous couverts de boue jusque sur leurs visages. Nénon, après une dizaine de minutes d'attente, finit par se retrouver seul et pris d'inquiétude, il se décida à rejoindre la fosse dans laquelle œuvrait son père. Il y trouva ce dernier accroupi, au fond, travaillant encore.

— Papa, la cloche a sonné ! s'écria-t-il.

Le père de Nénon sursauta avant de cacher discrètement un objet sous son pullon, entre son flanc et son bras, dans une poche que son amie Fransène avait consenti à lui coudre à cet endroit-là.

— J'arrive, fiston ! hurla-t-il.

Le jeune Nénon et son père Marton finissent leur journée de fouille à la carrière royale de Sentelles où leur travail consiste à creuser le sol pour mettre à jour du métal que les Anciens Hommes ont abandonné là des siècles plus tôt.

Cette petite histoire intervient près de cinquante ans avant les événements évoqués dans la saga "La Prochaine Civilisation" et son premier tome "Les Deux Monarques". Nénon n'a que quatorze ans à ce moment-là.

Depuis le fond de la fosse dans laquelle il se trouvait depuis le matin, Nénon entendit la cloche de la carrière royale retentir, au loin. Cela signifiait qu'il était enfin l'heure pour lui, son père et tous les autres chercheurs qui creusaient le sol des environs du village de Sentelles d'arrêter le travail. Le jeune homme, sans perdre une seconde, ramassa les quelques morceaux de ferraille qu'il avait déterrés ce jour-là, puis il regagna la surface en escaladant agilement la fosse du côté où la pente était la moins raide. Là, il s'essuya les mains puis les genoux, avant d'attendre que son père n'émerge à son tour de son trou, qui se trouvait un peu plus loin. Les premiers chercheurs qui regagnaient la grande bâtisse carrée de la carrière royale passèrent devant lui, sur le petit chemin boueux qui jouxtait les fosses, bientôt suivis par un flot ininterrompu de garçons et d'hommes, tous couverts de boue jusque sur leurs visages. Nénon, après une dizaine de minutes d'attente, finit par se retrouver seul et pris d'inquiétude, il se décida à rejoindre la fosse dans laquelle œuvrait son père. Il y trouva ce dernier accroupi, au fond, travaillant encore.

— Papa, la cloche a sonné ! s'écria-t-il.

Le père de Nénon sursauta avant de cacher discrètement un objet sous son pullon, entre son flanc et son bras, dans une poche que son amie Fransène avait consenti à lui coudre à cet endroit-là. 

— J'arrive, fiston ! hurla-t-il.

Il se leva, se saisit du fruit de son labeur de la journée, quelques morceaux de métal qu'il avait déposés de côté, puis il sortit de la fosse en empruntant un escalier de fortune qu'il avait rapidement aménagé quelques jours plus tôt à l'aide de rondins de bois. Une fois à la surface, il tapa sur l'épaule de Nénon, puis tous deux gagnèrent le chemin boueux où ils jetèrent l'un après l'autre leur ferraille dans la petit chariot qu'ils avaient entreposé à cet endroit en arrivant, le matin. Nénon attrapa ensuite la poignée de celui-ci puis se mit en route, suivi de son père. 

— J'ai pas trouvé grand chose aujourd'hui, finit par déclarer ce dernier, et toi, fiston, t'es tombé sur quoi ?

— Un tuyau en cuivre et quelques plaques d'acier que j'ai détachés d'une sorte de machine étrange. C'est tout !

— Bah, ce sera assez pour nous payer le dîner, et puis, comme je le dis toujours, demain sera un jour meilleur, mon garçon !

— Espérons ! lança Nénon depuis l'avant. Espérons !

Les deux hommes finirent par rejoindre l'allée centrale de la carrière que les chercheurs appelaient le granchemin. Ce dernier partait de la bâtisse de la carrière, à l'ouest et courrait sur des milles et des milles de mètres vers l'est. Des centaines de petits chemins plus ou moins larges et praticables s'en éloignaient et menaient aux fosses où l'on creusait le sol à la recherche de métal abandonné là des siècles et des siècles plus tôt par les Anciens Hommes et désormais recouvert par plusieurs mètres de terre. Ce soir-ci, comme Nénon et son père avaient traîné un peu et que l'heure de pointe était passée, le granchemin était moins bondé qu'à l'accoutumée et père et fils purent ainsi avancer vers la bâtisse de la carrière à un bon rythme. 

— Marton ! Nénon ! entendirent-ils tout à coup crier depuis l'arrière.

Ils se retournèrent et aperçurent Frédon, le meilleur ami de Nénon, ainsi que son père Norberin qui leur adressaient de grands signes au loin. Ils leur répondirent par quelques amples mouvements de salutation puis ils se déportèrent sur le côté afin de les attendre sans gêner le passage. 

— La journée a été bonne, Marton ? lança Norberin au père de Nénon lorsque lui et son fils arrivèrent à son niveau.

— J'ai connu mieux, répondit l'intéressé. Et d'votre côté ? questionna-t-il à son tour.

Norberin, pour seule réponse, ralentit le pas tout en enjoignant à Marton, d'un geste de la main, de faire de même. Après quelques instants, lorsque Frédon et Nénon se trouvèrent à une distance raisonnable, il farfouilla dans une des poches de ses pantes et en tira deux pépites d'or qu'il montra à Marton en les tenant toutes les deux entre son pouce et son index.

— Mais c'est de l'or, Norberin ! s'exclama ce dernier après avoir posé ses yeux sur le métal jaunâtre. Tu vas gagner énormément d'argent avec ça !

— Regarde de plus près, lui intima l'autre en lui confiant une des deux pépites. 

Marton approcha l'or de son œil droit, celui qui voyait le mieux, puis soudain, il sursauta.

— Mais c'est une dent ! s'écria-t-il. Une dent en or !

— Ouais, c'est parfaitement ça ! répondit Norberin. Je creuse un nouveau coin depuis hier, vach'ment loin à l'est, et j'suis tombé sur un cimetière des Anciens Hommes ! Y'a plein de squelettes là-bas, alignés les uns à côté des autres. J'en ai mis presque une dizaine au jour depuis c'matin et t't'à l'heure j'ai trouvé ces deux chicots en or encastrées dans la mâchoire de l'un d'entre eux !

Marton rendit la dent à son ami qui la fourra à nouveau dans sa poche avant de grimacer, l'air grave. 

— Ça m'gêne de dépouiller ces Anciens Hommes d'leurs dents, grommela-t-il. C'est pas très joli qu'de faire ça !

— I'sont morts y'a des centaines et des centaines d'années et là où ils sont, pour sûr qu'i's'ont plus besoin de leurs dents en or, répondit Marton. Toi, par contre, elles t'permettront d'faire vivre ta famille convenablement, et durant plusieurs lunes au moins ! 

— C'est c'que j'ai fini par m'dire ! confessa Norberin. À ce sujet, Marton, j'sais que c'est pas facile pour toi et ton p'tit en c'moment. Nénon en a parlé à Frédon l'une ou l'aut' fois, p'is Frédon m'a dit... Donc voilà, si tu veux v'nir creuser c'coin avec moi à partir de d'main, t'es l'bienv'nu ! Et si tu veux, tous les deux, quoi qu'on trouve, on partagera nos paies en deux, moitié pour toi, moitié pour moi. Marché conclu ?

Norberin tendit sa main au père de Nénon qui la serra sans hésitation. Les deux hommes échangèrent ensuite un sourire amical, heureux l'un comme l'autre de savoir qu'ils feraient équipe à l'avenir.

— J'ai envoyé Frédon fouiller un peu plus loin c'matin quand j'ai compris où je creusais, s'écria ensuite Norberin. 

— Nénon l'accompagnera demain, répondit Marton.  

— C'est préférable, fit l'autre. On sait jamais avec les Anciens Hommes ! Ils étaient capables de fabriquer tant d'choses folles qu'ils ont p't'être conçu une machine qui lance des mauvais sorts aux pilleurs de tombes ou que'que autre satanerie dans l'genre !

Marton acquiesça, puis les deux hommes poursuivirent leur chemin en silence jusqu'à parvenir aux abords de la grande bâtisse de la carrière royale. 

Là, ils rejoignirent Nénon et Frédon, qui étaient arrivés un temps avant eux et avaient déjà pris place dans la file de chercheurs attendant leur tour pour faire estimer leur récolte du jour et obtenir leur paie. Tous les quatre étaient éreintés par leur longue journée de travail et apprécièrent véritablement que ce jour-là, la file progressa rapidement. Après le quart d'une heure à peine, ils se retrouvèrent déjà dans la cour de la bâtisse, où ils passèrent au-devant de la feignasse, le contrôleur du jour, qui, comme à son habitude, se contenta de leur taper dans le dos tout en échangeant avec eux quelques mots sur le temps qu'il faisait. La feignasse tirait son sobriquet de ce qu'il ne palpait peu ou prou le corps que d'un chercheur sur dix, quand les autres contrôlaient plus ou moins un chercheur sur cinq et que les plus zélés allaient jusqu'à arrêter un chercheur sur deux. Marton ne faisait sortir des vestiges des Anciens Hommes en douce de la carrière que lorsqu'il savait que la feignasse se trouvait au contrôle, car avec n'importe lequel de ses collègues, l'affaire aurait été bien trop risquée. Avec le faucon, qui contrôlait peu, lui aussi, mais arrêtait toujours aléatoirement, au gré de son intuition du moment, Marton ne s'était jamais senti de tenter le coup, pas plus qu'avec le zélé, qui arrêtait à tout-va ou avec celui que tous appelaient le culonneux, car il palpait systématiquement la totalité du corps, et plus particulièrement entre les cuisses et entre les fesses. 

Les quatre hommes avancèrent, puis Marton présenta son chariot à l'estimeur, celui qu'on appelait le radin, qui comme à son habitude n'en apprécia le contenu qu'aux deux tiers de sa valeur. L'instant d'après, Norberin exhiba face à lui les deux dents en or qu'il avait trouvées, et cela, avec une fierté non dissimulée. Dans la file, la nouvelle qu'un chercheur avait découvert de l'or se répandit alors comme une traînée de poudre et un important brouhaha émergea bientôt. Le chef des contrôleurs, un gros type à l'attitude détestable, que les chercheurs haïssaient et surnommaient Zozote, du fait d'un défaut de langage, finit par rappliquer, accompagné de quelques gardes. 

— C'est quoi ce bordel ? hurla-t-il. Silence ! Silence !

Le bruit diminua d'intensité mais ne cessa pas totalement. 

— Ze veux plus rien entendre ! ajouta-t-il.

Quelques ricanements s'élevèrent, puis l'un ou l'autre chercheur, comme à l'accoutumée, se mirent à tourner en ridicule le zozotement de l'homme :

— Ze m'tais tout d'suite, ProbeSieur le chef des contrôleurs ! lança l'un.

— Ze ne dis plus un mot ! gloussa un autre.

Les rires épars se transformèrent en un instant en esclaffements d'ensemble. Le chef des contrôleurs, furieux, glissa un mot à l'oreille d'un des gardes et celui-ci, sans attendre, remonta la file des chercheurs puis s'empara de celui d'entre eux qui était intervenu le premier, l'attrapant par son pullon et le tirant hors de la file. Quelques chercheurs, dont l'un était particulièrement costaud, s'approchèrent alors des deux hommes afin de venir en aide à leur camarade, mais en une fraction de seconde, trois gardes se précipitèrent au-devant d'eux, les mains sur leurs glaives. Les chercheurs hésitèrent un instant, se regardèrent, puis rejoignirent la file les yeux baissés tandis que le chef des contrôleurs rappliquait. 

— Vérification du fonduculon pour celui-là, et en profondeur ! hurla-t-il.

Les gardes acquiescèrent puis emmenèrent l'homme qui s'époumona à arguer que tout cela n'était qu'une misérable blague et à jurer qu'il n'avait rien de caché dans le fond de son culon.

— D'autres volontaires ? s'égosilla Zozote avec fermeté. 

Pas un murmure ne se fit entendre. 

— Bien, ajouta-t-il, un sourire de satisfaction aux lèvres. Palpations pour tous ceux qui restent !

La feignasse, sans attendre, accourut face au premier chercheur de la file puis commença immédiatement à palper ses vêtements. Au même moment, le chef des estimeurs, qui était systématiquement appelé lorsqu'un chercheur trouvait de l'or ou de l'argent, arriva dans la cour, puis observa à la loupe les deux dents en or trouvées par Norberin. Il finit par annoncer un montant d'un demi-qarlin d'argent, ce qui pour le coup, se trouvait être une paie honnête. Marton observa ensuite le contrôleur palper les chercheurs les uns après les autres tout en songeant avec saisissement à ce qu'il cachait sous son pullon. Norberin, en lui tapant dans le dos, lui fit abandonner ses rêvasseries et les deux hommes ainsi que leurs fils respectifs quittèrent alors la cour de la bâtisse par la grande porte. 


Une fois parvenus au cœur de la cité de Sentelles, aux abords de la place du grand chercheur, Norberin proposa à son nouveau partenaire de fouille de boire un verre ou deux à une taverne de la place afin de fêter sa paie du jour, mais Marton refusa en prétextant être fatigué et Nénon et lui prirent la direction de leur baraquement. Lorsque celui-ci fut en vue, tous deux remarquèrent immédiatement Renène, la petite amoureuse de Nénon, qui étendait du linge. La jeune femme finit par apercevoir les deux hommes et tout sourire, elle accourut vers eux avant de déposer un baiser sur la joue à Nénon puis de saluer poliment son père. 

— J'ai préparé une tarte aux pommes et aux poires avec maman, annonça-t-elle ensuite. Elle est encore chaude. Venez en manger un morceau à la maison tous les deux !

— J'ai à faire de mon côté, refusa Marton, mais va, Nénon, si t'en as envie ! 

Le jeune homme sourit à son père, attrapa la main de Renène puis les deux enfants coururent ensemble vers le baraquement avant de disparaître à l'intérieur du logement que Renène partageait avec sa mère, la bonne Fransène, qui parut à la porte afin de saluer Marton. Celui-ci répondit d'un petit geste de la main, puis s'empressa de rentrer chez lui. Sitôt arrivé, il déposa l'objet qu'il avait caché sous son pullon sur la table. Il se débarbouilla ensuite tout en rongeant un morceau de pain dur, puis il emballa délicatement l'objet dans une serviette qu'il cala sous son bras avant de ressortir de chez lui et de parcourir les quelques mètres qui le séparaient de la porte de son voisin.

— Professeur Bergane ! s'écria-t-il depuis le pas de la porte d'entrée, tout en toquant. C'est moi ! Marton !

— Entre, mon ami, et rejoins-moi en haut ! hurla-t-on depuis l'intérieur.

Marton poussa la porte, monta à l'étage, puis trouva le professeur dans la petite pièce qui lui faisait office de bureau. Sur le côté ainsi qu'au fond de celle-ci se trouvaient des étagères sur lesquelles étaient entreposés quelques livres, mais aussi des boîtes de toutes tailles ainsi que des objets recouverts de serviettes empoussiérées. Le professeur, quant à lui, était assis sur un tabouret branlant, face à une petite table aux pieds vermoulus, occupé à écrire à la lueur d'une chandelle, ses lunettes qui ne comptaient plus qu'un verre sur le nez. Marton s'approcha et distingua plusieurs croquis représentant chacun des os, tous disposant  de ces sortes d'appareillages métalliques qu'il avait déjà rencontrés lui-même à l'une ou l'autre reprise sur quelque ossement retrouvé dans la carrière. 

— Les Anciens Hommes étaient de véritables génies, grommela le professeur, sans lever les yeux de son cahier. Ils étaient capables de trancher la chair, de plaquer différentes sortes de visseries sur des os puis de refermer le tout, permettant de cette façon à un individu souffrant d'une terrible fracture de vivre heureusement comme si rien ne lui était arrivé !

Marton, stupéfié par cette révélation qui dépassait de loin son entendement, comme souvent avec les Anciens Hommes, au demeurant, fit de gros yeux, avant de se reprendre. 

— Je... je vous ramène quelque chose que je pense être intéressant ! annonça-t-il.

À ces mots, Bergane leva la tête puis posa son stylon. Marton s'approcha ensuite du professeur puis plaça délicatement l'objet qu'il avait illégalement emporté de la carrière sur le plateau de la table, avant de retirer la serviette dans laquelle il était emballé. Le professeur écarquilla alors les yeux.

— Un crâne d'un Ancien Homme ! s'écria-t-il.

Marton acquiesça. 

— Quelle profondeur ? demanda le professeur.

— Environ trois mètres sous le niveau du sol. 

— Et le reste du corps ? 

— Présent avec le crâne, et en intégralité je dirais. J'ai noté une curiosité à ce sujet, professeur. Ce corps-là était enterré avec un autre corps, côte à côte, la main de l'un placée dans celle de l'autre. 

— C'est curieux, grommela Bergane. 

— Oui, c'est c'que j'me suis dit aussi, sachant qu'aucun des dizaines d'autres squelettes que j'ai trouvé dans l'même coin n'était enterré avec un autre. Juste ces deux-là, allez savoir pourquoi ! 

— As-tu trouvé des objets des Anciens Hommes avec les squelettes ? interrogea le professeur.

— Un seul, s'écria Marton. Une sorte de collier fait de perles en ancienne matière, qui se trouvait entre et autour de leurs mains à tous les deux. 

Bergane fronça les sourcils en creusant dans sa mémoire afin de se rappeler s'il avait déjà rencontré une telle pratique funéraire auparavant. Marton le coupa dans ses réflexions :

— Je vous ai amené ce crâne parce qu'y a que'que chose de bizarre au niveau des dents !

Le professeur approcha la chandelle de la mâchoire qu'il observa scrupuleusement, sous plusieurs angles, avant de se saisir d'un pinceau avec lequel il frotta minutieusement l'ossement, le long de la dentition. Ce faisant, il dégagea peu à peu de petites plaques de métal qui se trouvaient placées au milieu de chaque dent de la mâchoire supérieure, ainsi qu'un fil rouillé les reliant les unes aux autres. 

— J'ai jamais vu le moindre crâne d'un Ancien Homme affublé d'un tel ornement, murmura Marton. J'ai donc pensé que ça pourrait vous intéresser et que ça pourrait faire avancer vos recherches ! 

Le professeur Bergane resta silencieux, occupé qu'il était à nettoyer l'ossement. 

— Vous pensez que certains Anciens Hommes se décoraient les dents avec du métal et qu'ils trouvaient ça beau ? interrogea le chercheur.

Le professeur sourit, puis ricana, avant lever enfin ses yeux amusés vers Marton.

— J'ai déjà rencontré ce genre de dispositif sur plusieurs crânes retrouvés en Boréalie ou dans les Îles-d'Or. Toujours, comme ici, sur des crânes de jeunes gens, garçons ou filles, dont la dentition avait la particularité de présenter quelque défaut majeur. J'en ai tiré la conclusion que ces petites pièces métalliques constituaient une sorte de machinerie ingénieuse ayant pour fonction de redresser des dents se trouvant placées de travers. 

Marton, qui se trouvait à mille lieues d'imaginer une telle chose, resta bouche bée. 

— Je doute donc qu'aucun Ancien Homme n'ait jamais trouvé quelque joliesse à ces plaques métalliques, ajouta le professeur, et je m'avance peut-être un peu, mais je gage même que cela devait être tout le contraire !

Bergane pinça les lèvres puis se remit à épousseter, à la brosse, du côté arrière du crâne cette fois. Marton le regarda faire, silencieusement, puis une question lui vint tout à coup :

— Cet Ancien Homme, professeur, savez-vous quel mal l'a emporté, comme ça, dans la fleur de l'âge ? demanda-t-il, un peu peiné d'apprendre que le crâne qu'il avait mis au jour était celui d'une jeune personne.

Bergane, qui frottait avec concentration, ne répondit pas dans l'immédiat. Il changea d'instrument l'une ou l'autre fois, puis soudainement, il eut un léger mouvement de recul, puis semblant choqué, il posa ses lunettes sur le plateau de la table avant de parer son visage d'un air mêlant résignation et consternation. 

— Le mal qui a emporté ce jeune garçon ou cette jeune fille n'est autre que l'homme, Marton !

Le chercheur tressaillit. 

— Vous voulez dire que...

— Oui, Marton ! Je veux dire qu’on l'a tué !


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Trois histoires courtes sur les Créatures

En GranQarélie, les adeptes de la principale religion du Royaume, le cordonnisme, nourrissent la croyance que le Malicieux ainsi que ses GranDémons ont créé jadis trois sortes de Créatures dans le but de mener les hommes à leur perte: les Chantres, les Monstres et les Spectres.

Voici trois courts récits les concernant.

Gaélène, allongée au sol, haletante et tremblante, remonta tout à coup sa culotine le long de ses cuisses le plus rapidement qu'il lui fut possible de le faire. Elle se leva ensuite puis se mit à fuir, mais ses jambes se trouvaient si engourdies qu'elle ne fut guère capable que de mettre fébrilement un pied devant l'autre. L'idiot, l'homme au visage déformé par un bec-de-lièvre, qui avait maté libidineusement la scène tout en se secouant, n'eut dans ces conditions aucun mal à la rattraper et lorsque ce fut fait, il la saisit méchamment par le bras.

— T'crois vraiment qu't'peux nous échapper comme ça, sottarde ? grogna-t-il de sa voix nasillarde.

En GranQarélie, les adeptes de la principale religion du Royaume, le cordonnisme, nourrissent la croyance que le Malicieux ainsi que ses GranDémons ont créé jadis trois sortes de Créatures dans le but de mener les hommes à leur perte: les Chantres, les Monstres et les Spectres.

Voici trois courts récits les concernant.

Lorsque les hommes oublieront que les Créatures parvinrent jadis

à réduire à néant les riches et puissants Royaumes des Anciens Hommes

et qu'arrogants et vaniteux, ils baisseront leur garde et cesseront d'être vigilants,

le Malicieux lancera ses hordes de Chantres, de Monstres et de Spectres sur leurs terres

et ce jour-là, le Bénicieux lui-même ne pourra rien pour eux. 


Épître dit de l'Apocalypse du GranCordon Betsabon,

troisième lune de l'an de bien trois-cents et trente-trois.




Non loin des Terres des Chantres...


Gaélène, allongée au sol, haletante et tremblante, remonta tout à coup sa culotine le long de ses cuisses le plus rapidement qu'il lui fut possible de le faire. Elle se leva ensuite puis se mit à fuir, mais ses jambes se trouvaient si engourdies qu'elle ne fut guère capable que de mettre fébrilement un pied devant l'autre. L'idiot, l’homme au visage déformé par un bec-de-lièvre et qui était resté là à mater la scène libidineusement tout en se secouant, n'eut dans ces conditions aucun mal à la rattraper, et lorsque ce fut fait, il la saisit méchamment par le bras. 

— T'crois vraiment qu't'peux nous échapper comme ça, sottarde ? grogna-t-il de sa voix nasillarde.

L’instant d’après, il tira Gaélène par le bras et ce faisant, il la ramena auprès de l'homme qui l'avait possédée de force.

— On fait quoi d'elle, GranSire ? demanda l'idiot. On la laisse partir ? On la tue ?

L'homme, qui se trouvait de dos, se retourna et Gaélène, exécrée à l'idée d'avoir à nouveau à poser ses yeux sur sa barbe hirsute ainsi que ses cheveux longs crasseux de rouille, figea son regard vers le sol. L'homme s'avança ensuite, doucement, très doucement, puis une fois tout proche, il souleva le menton de Gaélène de sa main pour la contraindre à contempler encore sa ganache infâme. La jeune femme, fière malgré la situation désespérée dans laquelle elle se trouvait, se refusa à lui accorder cette faveur et détourna le regard de côté. Loin d'en être agacé, l'homme sourit.

— Elle sait qui je suis, mon bon Ragon, et ce que je suis aussi ! Il n'est donc pas question de la laisser filer ! gronda-t-il.

À ces mots, l'idiot dégaina de sa poche un vieux couteau abîmé qu'il brandit en l'air tout en s'approchant de Gaélène, mais son maître, d'un geste furtif de la main, lui somma de patienter.

— On l'emmène avec nous ! ordonna-t-il. J'ai laissé ma semence s'épandre en elle, et bientôt peut-être, si le Malicieux le veut, un enfant au sang de Démon grandira en ses entrailles !

Entendant cela, Gaélène agrippa la main et le couteau de l'idiot puis plaça sa gorge tout contre le tranchant de la lame rouillée. 

— Tuez-moi ! supplia-t-elle. Je vous en conjure ! Tuez-moi !

L'idiot, surpris par l'attitude soudaine de la jeune femme, la repoussa d'un geste si violent qu'il la fit tomber à genoux. Son maître, de sa voix rocailleuse, émit alors quelques ricanements affreux avant de s'accroupir puis de passer doucement ses doigts dans les cheveux de Gaélène, encore et encore. 

— Je t'emmène avec moi dans les profondeurs des Orques Malignes, dans mon antre, finit-il par déclarer. Tu m'y donneras un fils ou une fille robuste, puis je te tuerais de ma propre main si tu veux encore mourir ! Et sinon, je te ramènerais à SaintCercle, parole du Sire des Chantres !

Il se releva puis fit un signe de la main à son valet. Celui-ci rangea son couteau dans sa poche avant d'intimer à Gaélène de se lever d'un grognement sourd. La jeune femme s'exécuta, puis tous trois se mirent en route vers les Terres des Chantres, à l'ouest.




Non loin des Terres des Monstres... 

Élioton dormait profondément au pied d'un haut platane lorsque les grognements de Tili, son fidèle malinois, le réveillèrent. Éreinté par plusieurs longues journées de marche en altitude, le berger se contenta de poser machinalement son bras sur le dos de l'animal et de le caresser jusqu'à ce qu'il se tranquillise. Élioton se tourna ensuite sur le côté, puis finit par se rendormir, mais quelques instants plus tard, le bruit soudain d'une rafale de vent le fit sursauter. Au même moment, Tili vint se blottir tout contre lui, tremblant de peur, ce qui interloqua grandement Élioton, car l'animal, des plus téméraires, n'avait pas encore une seule fois adopté un tel comportement auparavant, même confronté à un loup errant ou à un chien sauvage. Il avait même fait fuir un ours une fois, à force de tourner autour de lui et d'aboyer incessamment. Il s'agissait donc avec certitude de quelque chose de différent qui se terrait dans l'ombre, mais de quoi ? Une idée bien affreuse traversa furtivement l'esprit du berger, mais celui-ci se refusa à l'envisager comme crédible. Les Monstres n'existaient pas et n'étaient qu'une légende ! Il en était certain et c'était bien pour cela qu'il n'avait pas écouté tous ces couards du village qui lui avaient vivement déconseillé de venir faire paître ses bêtes dans ce coin si proche des Terres des Monstres !


La gorge serrée, Élioton fouilla dans son sac puis se saisit de son couteau. Il se leva ensuite, s'approcha du feu qu'il avait allumé la veille lorsque la nuit avait commencé à prendre ses droits, puis y préleva un rondin de bois dont une des extrémités était embrasée, tandis que l'autre, à l'écart du feu, avait été épargné par les flammes. Lorsqu'il se releva, il aperçut en face de lui, à quelques pas à peine, une femme étrange, complètement nue et parfaitement immobile qui le scrutait de ses yeux perçants. Élioton, stupéfait, crut d'abord à une apparition, mais dès lors que la créature commença à s'approcher de lui, poussé par l'effroi, il brandit le rondin de bois embrasé vers l'avant. La femme adopta alors une position d'attaque, les genoux fléchis et les bras postés sur les côtés, menaçants. Elle montra également les dents à Élioton en grognant d'une manière sauvage, tel que l'aurait fait un animal ; puis tout à coup, elle recula de quelques pas, se retourna, puis s'éloigna. Élioton eut à peine le temps de se dire qu'il l'avait échappé belle qu'un violent coup lui fut porté à l'arrière de la tête. Sonné, il chuta lourdement au sol, inconscient. Lorsqu'il recouvra ses esprits, quelques minutes plus tard, il repoussa Tili, qui lui léchait le visage, puis il frotta son crâne endolori en grimaçant. Il lui sembla alors percevoir du bruit, au loin. Il cessa tout mouvement, se concentra et distingua deux voix, l'une aiguë et fluette, celle d'une femme, à l'évidence, et l'autre grave et rauque, celle d'un homme. Tout à coup, les paroles cessèrent. Angoissé, Élioton se plaça à quatre pattes, très doucement, en tâchant d'être parfaitement silencieux. Il leva ensuite les yeux et aperçut deux formes étranges se mouvoir au loin. Soudain, un mouton bêla nerveusement, puis un autre. Au même moment, Tili se réfugia entre les jambes du berger, qui ne cessant de fixer l'horizon, aperçut tout à coup l'une des deux formes prendre son envol, puis l'autre l'imiter quelques secondes plus tard. Éberlué, Élioton se leva, s'éloigna de quelques mètres du platane, puis scruta les cieux, et bien que ceux-ci furent assez sombres cette nuit-là, il parvint à distinguer au-dessus de lui ce qui semblait être deux aigles grands comme des hommes, qui tenaient chacun dans leurs serres un mouton. Le berger les suivit du regard jusqu'à ce qu'ils ne se dérobent à sa vue, vers le sud et les Terres des Monstres. Dès lors, il s'affaira à dénombrer ses bêtes malgré l'obscurité et constata que deux d'entre elles manquaient à l'appel. Là où se trouvaient les deux formes étrangers un peu plus tôt, le berger trouva également deux mares de sang. Abasourdi, il ne ferma plus l’œil de la nuit, de peur que les deux Monstres ne reviennent et à la première lueur du jour, il se mit en route avec Tili et le troupeau en direction du nord, bien certain qu'il ferait dorénavant comme tous les autres au village et ne s'approcherait plus jamais de ce coin maudit.  





Non loin des Terres des Spectres...

Ciriline marchait depuis plusieurs heures à travers le GranMarais, progressant aussi rapidement qu'il lui était possible de le faire dans cet environnement sauvage, lorsque tout à coup, la rivière qui marquait la frontière avec les Terres des Spectres, la Lisière, lui apparut enfin. Une fois au bord du cours d'eau, Ciriline s'avança sans hésiter dans la terre vaseuse, puis pénétra doucement dans l'eau, pas après pas, malgré la froideur de celle-ci. Elle procéda de cette manière jusqu'à ce que n'ayant plus pied, elle fut contrainte de nager. Elle se mit alors à gigoter comme une forcenée de ses quatre membres afin de se rapprocher de l'autre rive tout en se maintenant à la surface. Tout cela lui demanda beaucoup d'efforts, et elle crut bien se noyer à l'une ou l'autre reprise, mais elle finit par rencontrer à nouveau le sol de ses pieds. Une fois sur l'autre rive, Ciriline ôta ses vêtements complètement gorgés d'eau afin de les essorer un peu. À cette occasion, elle ne put manquer d'apercevoir une fois de plus - et pour la dernière fois de sa vie, espéra-t-elle - les ravages que la vervénose avait opérés sur son corps. Ses bras, ses jambes, son abdomen, sa poitrine et même son cou et son visage étaient parsemés des tiges vertes ainsi que des baies noires caractéristiques de l'affection. Ciriline, tout en tordant son pullon pour le dégorger de l'eau vaseuse dont son tissus était imbibé, se remémora l'espace d'un instant comme ses seins, désormais tant meurtris par la maladie que l'on n'en apercevait plus les tétons, cachés qu'ils étaient par des grappes de baies noires, avaient été joliment galbés, des années plus tôt, du temps où elle cheminait à Tourbes, insouciante, et vivait chichement de ce labeur. Tout cela, c'était avant, avant qu'un client atteint de la vervénose ne s'ébatte avec elle sans rien lui dire de son infection par la maladie, avant que celle-ci ne se déclare ensuite au niveau de ses cuisses, puis ne se propage doucement à tout son corps, avant qu'accablée et affligée, elle ne fasse ses adieux à ses amis, à ses parents, ainsi qu'à sa fille et avant qu'elle ne se présente enfin aux gardes de la ville qui la menèrent dans le GranMarais, cette vaste zone où tous les vervéneux des Tourbières étaient envoyés en bannissement. Sanglotante, Ciriline se rhabilla en se disant que ses souffrances prendraient bientôt fin, et cette douce idée l'apaisa. 


La jeune femme marcha très longuement vers le nord jusqu'à tomber sur un petit sentier de forêt qu'elle suivit durant la moitié d'une heure. Celui-ci la mena à un chemin plus large qui déboucha sur les abords de ce qui ressemblait à des habitations. Ciriline s'en approcha et remarqua quelques ombres se mouvant au loin avec agitation. Il lui sembla également entendre des cris mais elle n'en fut pas tout à fait sûre. Cette foutue maladie, au stade terminal, faisait tout fonctionner de travers en vous et ainsi, la jeune femme n'y voyait presque plus et n'entendait guère davantage. Elle s'approcha encore en scrutant le sol afin de ne pas trébucher sur quelque obstacle, puis soudainement, en relevant la tête, elle distingua deux silhouettes humanoïdes portant des armures complètement noires, juste en face d'elle, à une cinquantaine de mètres environ. Il s'agissait à n'en pas douter de Spectres, enfin d'après les descriptions qu'on lui en avait faites pour le moins. Ciriline, d'un pas décidé, avança encore et encore, jusqu'à finir par courir et lorsqu'elle se trouva à quelques pas à peine des deux Spectres, l'un d'entre eux lança sur elle un puissant éclair qui l'atteignit à la poitrine avec une force telle qu'elle fut violemment propulsée plusieurs mètres en arrière. Affalée sur le dos, Ciriline râla et suffoqua tout en se sentant heureuse de quitter ce monde avant d'être rendue dingue par la vervénose. Il lui sembla ensuite qu'un des deux Spectres se penchait au-dessus d'elle. Elle plissa les yeux afin de pouvoir mieux le distinguer, mais même de cette manière, elle ne discerna ni yeux, ni bouche, ni visage. Puis ce fut le noir complet. 




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La flemme de l’enfer

Un bruit de grincement de porte me réveilla en sursaut alors que je dormais paisiblement, bien au chaud sous ma couette. À moitié dans le coaltar, je levai la tête et aperçut tout à coup un monstre hargneux et bavant de colère, ma mère, entrer dans ma chambre. 

— Debout, espèce de fainéant ! s'écria cette dernière. Tu dois partir pour le lycée dans quarante-cinq minutes.

— Oui, maman, répondis-je, avant de me rendormir aussitôt. 

Dix minutes plus tard, le monstre affreux poussa à nouveau ma porte, et plus furieux que jamais, il grogna à nouveau :

— Lève-toi immédiatement ou je vais me fâcher, sale paresseux !

— J'ai la flemme, lançai-je. 

Un bruit de grincement de porte me réveilla en sursaut alors que je dormais paisiblement, bien au chaud sous ma couette. À moitié dans le coaltar, je levai la tête et aperçut tout à coup un monstre hargneux et bavant de colère, ma mère, entrer dans ma chambre. 

— Debout, espèce de fainéant ! s'écria cette dernière. Tu dois partir pour le lycée dans quarante-cinq minutes.

— Oui, maman, répondis-je, avant de me rendormir aussitôt. 

Dix minutes plus tard, le monstre affreux poussa à nouveau ma porte, et plus furieux que jamais, il grogna à nouveau :

— Lève-toi immédiatement ou je vais me fâcher, sale paresseux !

— J'ai la flemme, lançai-je. 

— Flemme ou pas, tu vas te lever en quatrième vitesse, te doucher, t'habiller et prendre ton petit-déjeuner ! Allez ! Dépêche-toi !

— Rien qu'à entendre ta liste de choses à faire en si peu de temps, je me sens malade ! râlai-je. 

— C'est ta glandinite aiguë qui te prend à nouveau ! s'exclama-t-elle. Allez, debout, feignasse, et tout de suite !

D'un coup, d'un seul, elle se saisit de ma couette puis la jeta à l'autre bout de la chambre.

— Ça, c'est un coup bas, maman, hurlai-je ! Ça se fait pas, surtout qu'il fait si froid ! Vous avez coupé le chauffage, papa et toi, ou quoi ?

— Mais c'est qu'il se plaint en plus, ce flemmard ! s'outra-t-elle.

Elle pointa subitement son index rageur vers moi tout en serrant les dents. 

— Debout maintenant, parce que je peux t'assurer que si tu te mets pas un coup de pied aux fesses tout de suite, j'aurais pas la flemme de te punir de téléphone, moi !

— Vas-y, lançai-je par défi, punis-moi, si ça peut te calmer les nerfs !

Elle me tança du regard, les yeux presque hors de leurs orbites. Pour la titiller et la faire sortir encore un peu plus de ses gonds, je feignis d'essayer de me ficher un coup de pied aux fesses. 

— On peut savoir ce que tu fabriques maintenant, bougre d'imbécile ? balança-t-elle.

— J'essaye de me m'auto-shooter le cul, comme tu me l'as demandé, maman, mais je crois bien que c'est physiquement impossible ! m'amusai-je.

— Quand je t'aurais rossé, je peux t'assurer que tu en seras capable, riposta-t-elle avec fureur.

Elle s'approcha du lit et je crus qu'elle allait mettre sa menace à exécution, mais elle se contenta de poser ses poings sur les hanches et de me regarder avec défi. 

— Si seulement t'avais la flemme de raconter des conneries, ça me ferait des vacances ! se plaignit-elle.

Puis d'un bond, soudainement, sans même que je puisse esquisser le moindre mouvement de parade, elle se jeta sur mon téléphone qui était posé sur la table de nuit, et s'en empara, avant de le ranger dans la poche de son pantalon. 

— Tu reverras ton meilleur ami dans une semaine, coco ! fanfaronna-t-elle ensuite, un rictus de jubilation au coin des lèvres.

Être séparé de mon téléphone me mit au comble du désespoir, mais je me refusai catégoriquement à le montrer, par fierté.

— M'en fous, baratinai-je, de toutes façons, j'ai la flemme de l'utiliser dernièrement, mon portable ! 

— On en reparlera dans dix minutes quand tu feras ton habituel caca nerveux pour que je lève la punition et que je te le rende !

Elle pouffa de rire.

— Laisse-moi deviner, me gaussai-je, t'auras pas la flemme de m'envoyer chier, alors !

— C'est exactement ça ! 

— Tu ferais mieux de pas avoir la flemme de travailler tes blagues, maman, rétorquai-je. C'est les mêmes depuis dix ans et elles sont pas drôles ! Ça va être quoi la prochaine ? « J'aurais dû t'appeler tire-au-flanc » ou « Ton deuxième prénom c'est branleur » ? 

— Branleur, c'est pas moi qui le dis, déjà, c'est ton père ! Et toi, pour ta gouverne, garnement, tu ferais mieux de pas avoir la flemme de travailler tout court, toi, parce que tes notes au lycée sont catastrophiques pour ce trimestre !

— Je me suis mis au travail, pourtant, répliquai-je. 

— Ah ouais ? 

— Ouais. Je lis ! Regarde sur mon bureau. 

Elle tourna la tête puis se saisit du livre qui y était posé.

— « Le droit à la paresse », de Paul Lafargue, lut-elle. C'est quoi cette merde ?

— C'est le livre que le prof de philo nous a conseillé de lire. 

— Il a pas autre chose à vous faire lire ce con-là ?

Je ricanai d'une manière volontairement moqueuse. 

— Le prof de philo a dit que certains de nos parents diraient ça quand il verraient le titre du livre, jugeant promptement la couverture, et avec facilité, plutôt que de prendre la peine de lire l'ouvrage. Et il a même ajouté que ce seraient les plus fermés et les plus simples d'esprit qui réagiraient comme ça ! mentis-je.

— Et « ta gueule p'tit con !», il a aussi dit que certains parents le diraient ? 

Je soupirai le plus ostensiblement qu'il me fut possible de le faire pour mettre en scène ma tout à fait factice consternation face à cette violence verbale en réalité nullement incommodante pour moi. 

— Souffle encore une fois comme ça, avec mépris, et crois-moi, j'aurais pas la flemme de t'en coller une ! me menaça désormais ma mère, qui n'avait pourtant jamais levé la main sur moi. 

Elle se calma ensuite puis désigna du doigt mon téléphone, dans sa poche.

— T'as gagné, champion, la punition vient de passer à deux semaines. Et maintenant, lève-toi, et tout de suite !

— On est jeudi et j'ai philo, répondis-je. J'irai à dix heures et j'invoquerai mon droit à la paresse auprès du prof. Il me trouvera super brillant et ne me notera pas absent, et avec un peu de chance, il me donnera même un bon point !

Ma mère explosa de rire. 

— T'es tellement flemmard, mon fils, piailla-t-elle, que quand on est seulement mardi tu crois qu'on est déjà jeudi !

— Oh ! béai-je avec dépit. Je commence par deux heures de maths ! 

— Et au discours que ton prof de maths m'a tenu lors des rencontres parents-profs, il va pas trop apprécier ton laïus sur le droit à la paresse ! 

— Carrément pas ! confirmai-je.

— Il te reste donc plus qu'à te lever, fiston ! 

— Non, maman, j'me lèverai pas, lui opposai-je. J'en peux plus du lycée, je vais arrêter les cours !

— Ah bon ? s'étonna-t-elle. Éh ben tu vas te lever quand même, mais pour aller à Pôle emploi alors !

— Pôle emploi, c'est quoi ça ? l'interrogeai-je.

— C'est l'endroit où on va pour chercher du travail. 

— Mais maman, t'es folle ou quoi ? gloussai-je en réaction à cette idée loufoque. Je compte pas chercher de travail, je compte prendre une année sabbatique, pour réfléchir à la vie !

Elle sourit avec un brin de malice.

— Tu veux faire flemmard professionnel et être logé, nourri et blanchi par papa et maman, c'est ça ! Ben tu rêves, parce que la glandouille à s'astiquer la nouille, comme dirait ton père, ici, c'est non ! Tant que tu vis chez nous, tu vas à l'école ou tu bosses, un point c'est tout !

— Si c'est comme ça, vous ne me laissez pas d'autre choix que de quitter la maison, papa et toi ! conclus-je.

Ma mère ricana une fois de plus. 

— Très bien ! On peut savoir quand est-ce que tu comptes partir ? questionna-t-elle.

— Tout de suite ! rétorquai-je avec détermination.

Ma mère resta plantée sur place, immobile, au milieu de ma chambre, à me regarder bêtement et je me mis alors à sourire profondément en mon for intérieur, supputant que d'un instant à l'autre, elle fondrait en larmes ou se confondrait en excuses afin d'éviter que l'oisillon ne quitte le nid et ne la laisse orpheline d'enfant.  

— Et alors, tu prépares pas tes affaires ? finit-elle par demander, à ma grande surprise.

— Euh, non, bafouillai-je. 

— Et on peut savoir pourquoi ? 

— Parce que j'ai trop la flemme ! grondai-je, avant de me lever en trombe et d'aller prendre ma douche, monstrueusement hargneux et bavant de colère.


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