À cor et à cri

Suite de la nouvelle “Le GranMur de SaintIsidor”

Une saison après l’arrivée de Guilon et des autres orphelins à la paternerie du ghetton du GranMur, un de leur camarade plus âgé, Dadin, obtient sa maîtrise de glaiveur. À cette occasion, il consentira à s’adonner à une vieille tradition chez les soldats du GranMur, le rite du lancer.

— Les garçons, dépêchez-vous ! On va être en r'tard ! cria Vagone à la porte de leur dortoir.

Guilon se chaussa, arrangea ses cheveux en pagaille de quelques petits gestes de la main, puis enfila son manteau noir, en vitesse, avant de rejoindre les autres dans la cour de la paternerie. Là, il chahuta encore quelques minutes avec ses amis, Pétron et Sabin, en attendant que Célin daigne enfin sortir de la chambre des garçons. 

— T'aurais pu t'dépêcher, voyons ! s'écria Vagone lorsqu'elle l'aperçut enfin.

Le joli teint mat de l'entraîneuse vira au rouge sous le coup de l'énervement et en-dessous de ses fins sourcils froncés, ses jolis yeux noirs en amande, criants de colère, fusillèrent du regard le garçon, un blondinet costaud d'une dizaine d'années, qui ronchonna pour toute réponse. 

— Qu'tu l'apprécies ou pas, poursuivit Vagone, Dadin fait partie d'la même paternerie qu'toi et c'est normal que tu viennes le sout'nir c'soir comme on l'fra tous ! 

À ces mots, Célin cracha par terre tout en défiant Vagone du regard. 

— T'as intérêt à c'qu'on arrive à temps, sinon Fulmin t'fera r'gretter ton attitude ! l'avertit cette dernière. 

Et excédée, elle laissa le garçon sur place et se mit en marche tout en signalant à tous que l'heure du départ avait sonné. Le groupe traversa quelques ruelles au pas de course jusqu'à arriver sur la rue principale que tous longèrent durant quelques minutes avant de bifurquer sur leur gauche et de parvenir enfin au Cordonnaire du ghetton, un temple d'une taille considérable, en longueur comme en largeur, mais d'une architecture parfaitement banale, cependant. 

La GranPlace, qui se trouvait au pied de l'édifice religieux, était noire de monde malgré le froid de la sainte saison. Vagone contourna la foule jusqu'à rejoindre Dadin et Fulmin, sur le perron du Cordonnaire. 

— Nous sommes là ! s'écria-t-elle.

— C'est pas trop tôt ! s'exclama Fulmin. J'ai dû d'mander au Cordon d'patienter quelques minutes avant de commencer ! Quelle honte ! 

L'entraîneur, comme sa femme un peu plus tôt, rougit de colère en prononçant ces mots. Vagone lui trouva alors beaucoup de charme malgré la situation, avec ses cheveux noirs fraîchement coupés et sa barbe élégamment taillée. D'un regard en coin, elle désigna discrètement Célin, qui se trouvait derrière elle, le visage fermé, et il n'en fallut pas davantage pour que Fulmin ne comprenne. 

— On règlera ça demain, lança-t-il. Installe vite les enfants par terre, d'vant la foule ! Ils verront bien d'puis là !

Vagone acquiesça puis emmena les enfants à l'endroit indiqué par son mari avant de leur demander de s'asseoir à même le sol, sur les pavés de la GranPlace. Une fois installé, Guilon observa les alentours et constata que nombre d'hommes, de femmes et d'enfants de la troisième section du ghetton s'étaient déplacés pour l'événement. Il s'agissait certainement pour une part importante de membres des familles des jeunes qui allaient être mis à l'honneur ce soir-là, réalisa le garçon, ravi d'être présent lui aussi, afin de soutenir Dadin, son frère de chambrée comme disait Fulmin.  

Guilon appréciait véritablement Dadin. Il était le plus âgé de tous les garçons de la paternerie, et aussi le plus fort, avec ses bras, en cas de bagarre, mais également avec les mots, en cas de chamaillerie. Et un nombre incalculable de fois, il était venu en aide à Guilon lorsque Célin le tyrannisait d'une manière ou d'une autre. Il fallait dire que Dadin agissait ainsi autant par sens de la justice que par inimitié pour Célin avec lequel il s'était pris le bec dès son arrivée à la paternité, mais pour Guilon, cela ne changeait rien. Il avait une sorte de grand frère qui était là pour le défendre quand il le fallait et quelles qu'étaient les motivations de ce dernier, au fond, le résultat était le même : Dadin le secourait ! Restait tout de même cet indicent que Guilon ne parvenait pas à se sortir de l'esprit. Une nuit, environ deux lunes plus tôt, il s'était réveillé avec une envie d'uriner si terrible qu'il n'eut d'autre choix que de se rendre dans la petite salle attenante à la chambrée, dans laquelle se trouvaient quelques pots de chambre destinés aux urgences nocturnes. Il était alors tombé sur Dadin et un autre garçon plus âgé lui aussi, Mauron. Tous deux discutaient, à voix basse, et gigotaient aussi étrangement, si bien qu'ils n'avaient pas remarqué que Guilon était entré. Le jeune garçon, à moitié endormi, était resté silencieux et immobile, ne sachant pas trop ce qui se passait, lorsque tout à coup, il avait entendu Dadin dire à Mauron qu'il allait désormais lui mettre son glaive dans le culon. Guilon, choqué, hurla que non, il ne devait pas faire cela, car il allait tuer son camarade ! Le gamin qu'il était avait beau ne pas être très compétent en armes, il n'était pas sans savoir que prendre un coup de glaive dans le culon constituait sans aucun doute une blessure mortelle. La suite des événements avait été parfaitement inattendue et incompréhensible pour Guilon, puisque Mauron l'avait attrapé au collet et l'avait méchamment menacé de le tuer si jamais il révélait à quiconque quoi que ce soit sur ce qu'il avait vu ou entendu. Cette fois-là, Dadin n'était pas intervenu pour le défendre comme avec Célin, et au contraire, il avait ajouté que si un mot de tout ça sortait un jour, ce serait à lui qu'il enfournerait son glaive dans le culon, et si profondément qu'il lui ressortirait par le cou ! Guilon, transi de peur, avait promis qu'il ne dirait jamais rien à personne et était retourné se coucher. Une dizaine de minutes plus tard, les deux garçons avaient fini par rejoindre leur couchage eux aussi et Guilon aurait alors pu retourner dans la petite salle aux pots, mais même si les deux gaillards en étaient sortis, il en avait encore trop peur. Il avait alors lutté le plus longtemps qu'il avait pu, mais le jour tardant à se lever, il avait finalement dû rendre les armes et se laisser aller. Sur le moment, la sensation d'urine chaude qui coulait le long de ses cuisses n'avait pas été désagréable, mais sitôt terminé, l'humidité du drap s'était révélée des plus dérangeantes. Guilon n'était ensuite plus parvenu à dormir jusqu'au matin et au moment de se lever, il avait pris soin de bien recouvrir son lit de sa couverture pour que personne ne remarque qu'il avait mouillé ses draps, car la dernière chose qu'il désirait était de devenir la risée de la chambrée.  

Assis à même le sol, la froideur des pavés sur son postérieur lui rappelant la moiteur de ses draps au cours de cette nuit-là, Guilon repensait à tous ces événements sans néanmoins parvenir davantage que deux lunes plus tôt à comprendre la réaction de Mauron. Tout à coup, un brouhaha qui s'éleva autour de lui tira le garçon de ses rêveries. Il leva alors les yeux et remarqua que le Cordon du ghetton venait de paraître sur la place, face à la foule. Guilon, pour être allé écouter les sermons de ce dernier chaque QuartJour depuis son arrivée au ghetton, une saison plus tôt, savait qu'il s'appelait Moussan. C'était un homme grand et malingre, tout l'opposé du bon Cordon Lucan, l'homme qui l'avait élevé à VertePlaine, et qui, en plus de sa petite stature, avait toujours accusé un certain embonpoint. Le Cordon Moussan, comme à son habitude, revêtait une soutane ainsi qu'une calotte de couleur grenat. La première fois que Guilon avait aperçu le religieux, il s'était étonné que le rouge de ses vêtements soit différent de celui qu'arborait le Cordon Lucan. Fulmin lui avait alors expliqué que si les Cordons, en tant que membre de l'ordre de la Sainteté, revêtaient toujours du rouge, celui des Cordons qui officiaient auprès de Vils, dans les ghettons, était un rouge très sombre étant donné que la couleur de l'ordre de la Vilénie était le noir. Guilon y avait réfléchi, durant l'office, et avait conclu que tout cela faisait sens, puisque le rouge des habits du Cordon Lucan tirait un peu vers l'orange alors même que ses ouailles, à VertePlaine, étaient tous des membres de la Probité, ordre dont la couleur dédiée était le jaune.

Le Cordon Moussan attendit d'obtenir le silence, puis il entama une prière que beaucoup dans l'assemblée récitèrent avec lui, y compris les enfants de la paternerie, surveillés en cela par Vagone, qui tenait à ce que tous se tiennent parfaitement en public pour ne pas attirer l'opprobre sur l'établissement qu'elle dirigeait avec son mari. Le religieux lut ensuite un extrait de l'Épître de l'apocalypse du GranCordon Betsabon, qui annonçait horreur et tourments aux Hommes si l'impiété venait à les gagner et qu'ils cessaient de craindre la puissance du Malicieux et de ses Créatures, les Chantres, les Monstres et les Spectres. Les enfants, dissipés habituellement au cours des lectures, ne le furent pas cette fois-ci et écoutèrent avec attention la liste des terribles promesses adressées aux hommes vaniteux par Betsabon. Célin lui-même resta silencieux, ce qui étonna Vagone qui le savait prompt à faire le guignol en de pareilles circonstances. En réalité, le jeune homme, s'il ne faisait aucun bruit, ne manquait pas de ponctuer le discours du Cordon Moussan de grimaces ou de mimiques moqueuses. Vagone, qui ne le voyait pas faire, placée derrière lui, finit néanmoins par se douter de quelque chose, car Pavelone, qui était devenue au fil des quartaines la petite amie de Célin, n'avait de cesse de se retourner et de rire en regardant son petit amoureux. La jeune fille, ce faisant, finit par remarquer au visage noir de colère de son entraîneuse que celle-ci n'était pas dupe du petit manège de Célin et elle le fit comprendre immédiatement à son compère d'un discret regard en coin. 

Sitôt la lecture achevée, le Cordon se lança dans sermon passionné dans lequel il exprima ses regrets que de plus en plus dans le Royaume, l'on cessait de croire aux Chantres, aux Monstres et aux Spectres. Il conclut celui-ci en affirmant haut et fort que les Créatures existaient toujours bel et bien, avant d'ajouter qu'au ghetton du GranMur, fort heureusement, personne n'en doutait, ce qui le réjouissait. D'un signe de la main, il fit ensuite s'approcher un homme qui se trouvait derrière lui, puis il se décala de quelques pas, afin de lui laisser la parole. L'individu, un vieux soldat vêtu de noir de la tête aux pieds, s'éclaircit la voix puis se présenta :

— J'm'appelle Yourin, et j'suis archer dans la huitième centenie d'la troisième section du GranMur.

Il se retourna vers le Cordon, qui, d'un petit geste, l'encouragea à poursuivre. 

— Y'a deux quartaines d'ça, j'tais en poste au sommet d'la tour du FortBosquet pour la nuit avec que'ques aut'es soldats. L'ciel était couvert et cachait la lune, et on n'y voyait rien dans la clairière ni aux alentours du bosquet, mais tout à coup, ent' deux nuages, y'a eu une éclaircie, et à c'moment-là, j'ai parfait'ment vu quat' Créatures qui progressaient dans la clairière, ent' le bosquet et l'Bois. Elles marchaient sur deux pieds, comme des Hommes, mais à la différence d'nous, elles avaient des têtes immenses, bien p'us grandes qu'les nôtres.

De ses bras, il dessina un grand cercle au-dessus de sa tête, afin d'illustrer son propos. Il se retourna ensuite à nouveau, et cette fois, le Cordon Moussan le rejoignit. 

— Yourin a avisé le capitaine Vairon de ce qu'il avait vu, et le capitaine a fait un rapport au Gouverneur de CaseNoble, mais ce dernier ne l'a pas pris au sérieux, car Yourin, malheureusement, avait été le seul à avoir vu ces Créatures cette nuit-là.

— Le temps qu'j'prévienne les aut', intervint le soldat, un nuage avait à nouveau r'couvert la lune et on n'y voyait p'us rien du tout ! 

— Nous vous croyons, vaillant archer, s'écria solennellement le Cordon, car nous savons tous ici que la menace que constitue les Monstres est bien réelle !

Une personne dans la foule se mit à applaudir, puis l'instant d'après, tous sur la GranPlace tapaient dans leurs mains. Le Cordon attendit que le brouhaha ne s'estompe, puis il poursuivit :

— Neuf garçons de la troisième section du ghetton ont obtenu leur maîtrise au courant de la dernière lune. Ce sont eux que nous célébrons ce soir, ces neuf garçons qui dès demain viendront prêter main forte aux braves soldats du GranMur dans leur lutte sans repos contre les Monstres !

Tout à coup, les neuf jeunes gens en question se présentèrent au centre de la place, vêtus de noir de la tête aux pieds, comme tous autour d'eux, puis ils se placèrent en ligne derrière le Cordon et sa soutane rouge grenat. Guilon distingua immédiatement Dadin parmi eux, à son ample chevelure sombre et crépue. Le jeune homme avait obtenu sa maîtrise de glaiveur au courant de la lune précédente, après qu'un collège de maîtres l'ait estimé digne de se voir octroyer ce statut attestant de ses qualités dans le maniement du glaive et l'autorisant à devenir un soldat à part entière. Guilon, qui observait son camarade, son joli minois basané si solennel, le menton levé, derrière le Cordon, sentit tout à coup une main prendre la sienne. Il abaissa son regard face à lui et remarqua que Firmine, sa douce amie, lui souriait :

— Un jour, Guilon, c's'ra toi qu'on fêt'ra sur cette place, quand t'auras obtenu ta maîtrise ! déposa-t-elle adorablement.

Guilon s'apprêta à remercier son amie, lorsque Célin intervint :

— Si c'bon à rien d'lécheur d'culon d'Cordon obtient un jour une maîtrise, j'me broie les noises à coups d'marteau ! lança-t-il, hilare.

Pavelone ricana stupidement avec son amoureux à cette petite blague et l'air niais caractéristique qui ne quittait jamais sa bouille informe resplendit alors davantage encore qu'à l'accoutumée. Tout à coup, Célin cessa subitement de rire. Il porta ensuite son regard entre ses jambes pour constater qu'une main lui avait bel et bien saisi les noises comme il en avait eu la sensation. Affolé, il éleva son regard, très doucement jusqu'à ce que celui-ci ne se pose sur le visage de Firmine, dont les yeux étaient emplis de haine et de détermination à la fois. 

— Pas besoin d'marteau ! sourit cette dernière, guillerette.

Puis elle serra aussi fort qu'elle le put. Célin, en souffrance, se mit à hurler puis Pavelone, lorsqu'elle comprit de quoi il en retournait, agrippa le bras de Firmine puis la mordit de toutes ses forces. La jeune fille lâcha prise immédiatement, sous le coup de la douleur, puis remarquant Vagone qui arrivait, elle feignit l'innocence. L'entraîneuse, horrifiée que des enfants de la paternerie ne se fassent si piètrement remarquer en plein milieu d'une cérémonie religieuse, était complètement hors d'elle. Elle se saisit d'un bras de Célin et de l'autre de Pavelone, puis les tira tous les deux en arrière. 

— J'rentre à la paternerie avec ces deux-là ! glissa-t-elle au reste des enfants. Mauron est le responsable du groupe en mon absence. Que tout l'monde lui obéisse ! 

Les enfants acquiescèrent silencieusement à ces consignes, puis Vagone disparut en fendant la foule avec au bout du bras Pavelone, d'un côté, qui tentait de la faire lâcher prise et de l'autre, Célin, qui accablé par la douleur, ne parvenait presque pas à mettre un pied devant l'autre. 

Le grabuge achevé, des hommes firent à leur tour leur entrée au centre de la place avant de se poster chacun en face d'un des neuf garçons. Guilon repéra Fulmin parmi eux et le suivit du regard jusqu'à ce qu'il ne s'arrête face à Dadin. Il comprit alors, ce faisant, que les huit autres hommes étaient sans doute les pères des garçons, mais que pour les orphelins, l'entraîneur jouait ce rôle. Tout à coup, les neuf jeunes mirent un genou à terre, comme un seul homme. Fulmin, désigné par le Cordon Moussan, s'avança ensuite d'un pas vers Dadin, puis déclara solennellement :

« Mon fils, te voilà à genoux, face à moi, garçon pour la dernière fois de ta vie. Lorsque tu te relèveras, tu seras un maître-glaiveur, comme ton père. Reçois maintenant de mes mains ce présent qui restera à jamais le symbole de la fierté et de la confiance dont je t'honore. »

À cela, Dadin répliqua :

« Mon père, te voilà debout, face à moi, qui suis garçon pour la dernière fois de ma vie. Lorsque je me relèverai, je serai un maître-glaiveur, comme toi. J'accepte de recevoir maintenant de tes mains ce présent qui restera à jamais le symbole de la fierté et de la confiance dont tu m'honores. »

C'étaient les mêmes mots qui étaient prononcés par tous les garçons et tous les hommes granqaréliens à l'occasion de la célébration d'une maîtrise, et cela, même si dans le cas des orphelins, le texte ne correspondait pas parfaitement à la réalité. Un seul élément variait néanmoins parfois, le fait que les Saints, les Nobles ainsi qu'une partie des Probes – ceux dont les métiers étaient les plus prestigieux - préféraient le vouvoiement au tutoiement. Sur la place, Mauron se leva, puis rejoignit Fulmin et Dadin. Il portait sur ses avant-bras un long objet recouvert d'une étoffe noire, qu'il confia à Fulmin avant d'adresser discrètement une œillade complice à son camarade puis de retourner à sa place. L'entraîneur retira l'étoffe, qui tomba au sol, et le présent destiné à Dadin apparut alors au jeune homme. Il s'agissait d'un véritable glaive de soldat, comme il rêvait d'en posséder un depuis ses jeunes années. Fulmin le tendit devant lui, posé sur les paumes de ses mains, puis Dadin se leva et se saisit solennellement du glaive. Les deux hommes se sourirent ensuite avec chaleur, puis la cérémonie se poursuivit avec le garçon suivant dans la file, qui comme Dadin, reçut un glaive, mais des mains de son père quant à lui. Par la suite, trois autre garçons se virent offrir des armes, des lances, pour deux d'entre eux, et un arc, dans le dernier cas. Les quatre garçons restants, de leur côté, n'étaient pas voués à devenir des combattants. L'un d'entre eux, un futur maçon, reçut une truelle, un autre, un futur sapeur, se vit offrir une pelle lorsque les deux derniers jeunes hommes, tous deux de futurs cuisiniers, se virent octroyer un couteau de cuisine. 

Une fois les neuf jeunes maîtres en possession de leur futur outil de travail, la foule applaudit très longuement, puis le Cordon Moussan récita une dernière prière, un peu à la va-vite, au milieu d'un vacarme certain. En temps normal, l'office de la maîtrise se déroulait à l'intérieur du Cordonnaire et respectait à la lettre l'ordonnancement traditionnel des offices cordonniens, mais pour les Vils, dès lors qu'un des jeunes maîtres se trouvait être un combattant, qui se verrait par conséquent confier une arme des mains de son père au cours de la cérémonie, l'office avait lieu sur la GranPlace, à l'extérieur du Cordonnaire, car les armes étaient interdites à l'intérieur des édifices religieux. Les Cordons, souvent, en profitaient alors pour prendre quelque distance avec le programme habituel des offices et alléger ainsi la cérémonie. La prière du Cordon achevée, dans l'indifférence générale, il fallait bien le dire, le père d'un des jeunes maîtres hurla qu'il était temps de passer à la fête et dès lors, l'on commença à quitter les lieux pour rejoindre la salle commune de la section où serait servi à manger et à boire.  

Fulmin et Dadin, de leur côté, rejoignirent les enfants de la paternerie. En chemin, le jeune glaiveur observa son glaive tout en marchant, heureux de posséder dorénavant sa propre arme. Il se familiarisa ensuite avec le pommeau, le saisissant de différentes façons, puis il tenta quelques mouvements pour voir de quelle manière l'arme réagissait. À ses côtés, Fulmin le regardait faire avec émotion. Lorsque tous deux arrivèrent auprès des garçons, que Mauron avait maintenus groupés et disciplinés, à part des filles, qui attendaient quelques mètres plus loin, il s'adressa tout naturellement à eux :

— Dadin, tout comme vous tous, est arrivé à la paternerie d'la section alors qu'il n'était qu'un enfant, et aujourd'hui, ce grand gaillard est un maître-glaiveur ! déclara-t-il. 

Il lança un regard plein de fierté au jeune homme, puis se tourna à nouveau vers le groupe de garçons. 

— Si vous vous donnez à fond, vous aussi vous d'viendrez un jour un maître en vot'domaine ! C'est tout ce qu'j'vous souhaite !

Il marqua un temps d'arrêt, pris par l'émotion.

— J'sais qu'j'suis pas vot' père et j'sais qu'j'pourrais jamais l'remplacer, mais j'suis vot' entraîneur et si un jour vous l'souhaitez, c'sera un honneur pour moi que d'réciter c'discours pour vous aussi !

Les garçons furent tous attendris par ces paroles, Guilon allant même jusqu'à pleurer. Fulmin ne réalisa qu'ensuite que Célin manquait à l'appel. Il fronça alors les sourcils, intrigué, puis posa les yeux sur le groupe de filles avant de constater ce faisant que Vagone n'était plus présente elle non plus.

— Célin a encore fait des siennes, c'est ça ? questionna-t-il en se tournant vers Mauron.

Le jeune homme acquiesça tout en pinçant les lèvres. Suite à cela, Fulmin soupira, puis fouilla dans sa poche et donna quelques pièces à Dadin en lui disant de fêter dignement sa maîtrise. 

— Mauron peut rester avec moi, Fulmin ? demanda le jeune homme. C's'ra l'prochain à obtenir sa maîtrise et comme ça, i'pourra voir un peu comment ça s'passe ?

Fulmin réfléchit. 

— On partag'ra les pièces, ajouta Dadin.

Cela finit de convaincre l'entraîneur qui accepta, mais ordonna néanmoins aux deux jeunes hommes de ne pas rentrer trop tard et de ne pas faire de bêtises, avant d'appeler à lui tous les autres enfants et d'entamer avec eux le chemin du retour.


Deux heures plus tard, Fulmin se trouvait devant le baraquement principal de la paternerie, face à la cour, occupé à fumer des fanes de carottes séchées dans sa pipe, avec Vagone, lorsque Mauron déboula tout à coup, essoufflé au possible. Ses cheveux châtains, habituellement coiffés de côté, essaimaient ici ou là, parfaitement en désordre, ses yeux, profond à l'accoutumée, n'étaient qu'épouvante et le duvet qu'il portait au niveau de la moustache et qui renforçait généralement la rondeur de son sourire accentuait alors la noirceur de ses traits.

— C'est Dadin ! s'écria-t-il. J'crois qu'i va participer à cette vieille tradition du lancer, c'soir encore !

— La tradition du lancer, s'étonna Fulmin, mais ça s'fait plus trop ces derniers temps à c'que j'sais.

— Un garçon plus âgé, un certain « Bosse », en a lancé l'idée et Dadin et les aut' ont accepté d'rel'ver l'défi, expliqua Mauron. J'me suis dit qu'i fallait qu'j'te prévienne au plus vite !

— T'as très bien fait, Mauron, s'exclama Fulmin. 

Il se leva puis confia sa pipe à Vagone.

— Tiens les deux canailles à l’œil ! lui lança-t-il. Et qu'i'cavalent encore quand j'r'viendrai tantôt !

À ces mots, Mauron leva les yeux autour de lui, intrigué, puis aperçut Célin et Pavelone apparaître depuis l'arrière des baraquements, courant l'un comme l'autre. Il comprit alors que les deux garnements avaient été punis de cette manière-là pour le grabuge qu'ils avaient causé au cours de la cérémonie. Fulmin, de son côté, embrassa tendrement Vagone, puis sans un regard pour les deux jeunes gens qui passèrent tout près de lui, se traînant et grimaçant de douleur, il sortit de la cour accompagné de Mauron. 


Lorsque tous deux arrivèrent dans les parages de la salle commune, ils se séparèrent puis se mirent à chercher Dadin chacun de leur côté. Mauron finit par tomber sur un des nouveaux maîtres du jour, un des deux cuisiniers, mais celui-ci n'avait pas la moindre idée d'où pouvait se trouver son camarade. Fulmin, de son côté, rencontra sur son chemin le père de l'autre jeune glaiveur, un homme qu'il connaissait un peu, et avec nervosité, il lui demanda où étaient passés les garçons. 

— Sur l'Mur ! Pour l'rite du lancer ! s'écria celui-ci avec fierté.

— Ils ne vont tout de même pas...

— Si ! le coupa l'autre. Mon n'veu, Bosse, en a lancé l'idée et les cinq jeunes maîtres combattants ont tous suivi !

Il s'envoya une gorgée de vin. 

— J'm'inquiète pas pour Concon, qu'est mon fils, alors t'vas pas t'inquiéter pour un d'tes orphelins quand même, Fulmin ! s'esclaffa-t-il. Allez, arrête tes bruneries et bois un verre avec moi, pour fêter la maîtrise des gamins ! 

Il passa subitement son bras autour du cou de Fulmin, qui, excédé, le repoussa sans ménagement, puis s'en alla retrouver Mauron. 

— I'sont d'jà partis, lança-t-il au jeune homme dès qu'il parvint à lui mettre la main dessus. Viens, i'faut qu'on s'dépêche !


Tous deux rejoignirent le GranMur au pas de course. Ils y montèrent à un escalier situé à quelques centaines de mètres à l'ouest du FortBosquet, pensant trouver les garçons à cet endroit-là, mais bien qu'il s'agissait du chemin qui permettait de parvenir au Mur au plus vite en provenance de la salle commune, ils n'y rencontrèrent que des gardes de faction. L'un d'eux finit par les renseigner en leur disant qu'un groupe d'une vingtaine de jeunes était passé quelques minutes plus tôt avec l'idée stupide de s'adonner au rite du lancer en face du bosquet. Furieux et inquiet à la fois, Fulmin courut jusqu'à rejoindre le petit groupe, et sitôt arrivé, il s'empressa d'aller au-devant de Dadin en compagnie de Mauron.

— Espèce de cafteur, s'exclama alors le jeune maître-glaiveur à l'adresse de son camarade.

— Je t'avais prév'nu qu's'tu participais à c'te sotterie, j'irai trouver Fulmin ! rétorqua l'autre.

L'entraîneur se plaça entre les deux jeunes gens, interrompant ce faisant leur petite querelle. 

— Tu vas quand même pas prendre part à ça, Dadin ! s'écria-t-il.

— Bien sûr que si ! répondit l'intéressé. Tu crois qu'j'veux qu'on m'traite de d'mi-dard toute ma vie ? Tous les aut' combattants qu'ont eu leur maîtrise c'soir participent au lancer. J'dois l'faire moi aussi, du coup, j'ai pas l'choix !

— Mais c'est interdit, Dadin ! tonna son entraîneur.

— J'sais bien, mais des tas d'soldats l'font, et d'puis des siècles en plus ! Et tu l'as bien fait, toi aussi, Fulmin, tu m'l'as dit un jour ! 

— Oui, mais à mon époque les Monstres s'tenaient tranquilles ; y'avait presque pas d'signal'ments, pas comme qu'aujourd'hui. Et puis, j'l'ai pas fait en face du bosquet non plus... L'faire ici, c'est d'la fo...

Dadin le coupa :

— J'sais qu'vous vous inquiétez pour moi, tous les deux, et j'vous en suis r'connaissant, mais ça va aller. Faites-moi confiance ! J'ai presque pas bu et j'f'rai pas d'vulveries, promis ! 

Il leur tapa dans le dos à l'un comme à l'autre, puis Fulmin, à court d'arguments, finit par rendre les armes :

— Très bien, j'te fais confiance, mais sois prudent... Fils ! déclara-t-il solennellement. 

— Je le serai, Père ! répondit Dadin sur un ton équivalent. 

Ils se sourirent puis se serrèrent fort l'un l'autre. L'instant d'après, Dadin partagea une accolade virile avec Mauron, puis il rejoignit enfin le groupe de jeunes.

— Ô vous cinq, vous vous pensez déjà maître-glaiveur, maître-lancier ou maître-archer, mais vous l'êtes pas encore ! hurla un homme un peu plus âgé que les autres membres du groupe et qui n'était autre que Bosse, le cousin de Concon. Le plus important, vous devez encore l'accomplir : la légendaire épreuve du lancer !

Tous les jeunes, saouls pour la plupart, hurlèrent bestialement d'excitation. 

— Cherchez vos armes ! ordonna Bosse.

Les cinq garçons s'en allèrent récupérer leurs glaives, pour deux d'entre eux, dont Dadin, leurs lances, pour deux autres, et leur arc, pour le dernier. 

— Allez-y, maintenant, jeunes fous ! hurla Bosse. Lancez vos armes !

Le premier à prendre son élan, fut le plus grand des cinq jeunes gens, qui était également le plus saoul du lot, à l'évidence. Il jeta sa lance le plus loin qu'il lui fut donné de le faire, en direction du bosquet, puis il se gaussa allègrement de sa performance, tandis que le reste du groupe l'acclamait d'une série de « Gran », son surnom, tout en s'extasiant que l'arme avait atteint le bosquet, qui se trouvait pourtant à plus d'une cinquante de mètres du Mur. Dadin lança ensuite son glaive à une distance bien plus modeste que son camarade, puis ce fut au tour de Concon, qui était glaiveur lui aussi, de s'élancer. Le jeune homme, hésitant, jeta assez mollement son arme, qui atterrit par conséquent encore plus près du Mur que celle de Dadin. Le second lancier, prénommé Brénon, ne fit pas de zèle lui non plus et se contenta d'un jet fort moyen. Ce fut enfin au tour de l'archer, que tous appelaient Suif, certainement du fait du léger embonpoint qu'il accusait, de jeter son arc. Celui-ci plana quelque peu dans le ciel puis atterrit à une distance à peu près équivalente à celle à laquelle Dadin avait lancé son glaive quelques secondes plus tôt. 


Excité tel un enfant, Bosse attacha ensuite une corde à un gros anneau métallique rouillé qui était scellé en haut d'un merlon, puis il la balança dans le vide, du côté du Mur. 

— C'est bon ! Allez-y ! déclara-t-il. Et qu'le dernier qui r'vienne serve de chair à saucisse pour les Monstres !

Dadin, qui voulait prouver sa vaillance, s'avança le premier. Il grimpa sur le créneau, se saisit de la corde qu'il plaça entre ses cuisses serrées, puis il bascula en arrière, dans le vide, avant de se mettre à glisser vers le sol. Pour un jeune homme athlétique comme lui, descendre à la corde les six mètres de hauteur que comptait le Mur à cet endroit-là n'était pas bien difficile. Une fois en bas, il aida les quatre autres garçons lorsqu'ils arrivèrent à sa hauteur, près du sol, puis tous se dispersèrent, prenant chacun la direction de la zone où ils pensaient pouvoir retrouver leur arme. Dadin avait lancé son glaive à une trentaine de mètres du Mur. Il aurait pu faire bien mieux que ça, mais il avait trouvé cette distance suffisante à ne pas être enquiquiné par des moqueries lui reprochant son manque de courage. D'ailleurs, deux des quatre autres garçons, Brénon et Concon, avaient lancé leur arme sensiblement moins loin que lui, et Suif à peu près aussi loin. Il n'y avait donc que Gran, du fait de sa taille et de sa force colossale – ainsi que de la quantité de vin qu'il avait bue, à l'évidence – qui avait fait mieux que lui.


En s'éloignant du Mur ainsi que des torches que certains des membres du groupe tenaient à la main, en haut de l'édifice, la luminosité décroissait, mais sans néanmoins jamais mourir totalement puisque la lune, ou plus précisément son dernier quartier, maintenait partout dans la clairière une très légère clarté qui permattait aux cinq jeunes hommes de ne pas se retrouver dans le noir complet. Dadin, une fois à une trentaine de mètres du Mur, comprit qu'il ne serait pas si facile de mettre la main sur son glaive avec si peu de lumière. Il se mit alors, en plus de scruter le sol avec attention, à le balayer de ses pieds, en espérant repérer l'arme de cette façon s'il advenait qu'il la manque de ses yeux. Dadin était complètement pris dans ses recherches, lorsque tout à coup, il entendit un bruit, un craquement de branche sur laquelle l'on venait de marcher. Il vit ensuite apparaître une forme qui s'approchait de lui. Dadin tressaillit. Était-ce un Monstre ? Non, finit-il par remarquer. Ce n'était que Suif, qui tenait son arc en main, tout en souriant fièrement. 

— Tu l'as déjà trouvé ! lui lança Dadin avec étonnement.

— Ouais, et j'ai aussi aperçu un glaive s'tu veux tout savoir ! Par là-bas !

Il désigna l'est de son bras. 

— Merci Suif ! s'écria Dadin, avant de se lancer dans la direction indiquée.

Les trois autres jeunes soldats n'avaient pas encore mis la main sur leurs armes, eux non plus. Concon et Brénon cherchaient à proximité du Mur, tandis que Gran, qui n'avait eu de cesse de s'éloigner, venait à peine d'oser entrer dans le bosquet, après être resté planté à son orée, apeuré, plusieurs minutes durant. Par où commencer ? se demanda-t-il en réalisant que sa lance pouvait être partout, au sol, cachée sous un tapis de feuilles mortes, entre les branches biscornues d'un arbrisseau, ou alors en l'air, plantée dans le tronc d'un arbre. Il soupira ensuite, redoutant d'avoir à mettre des heures à retrouver sa lance, et bien loin de son ami Bosse, qui l'avait encouragé plus tôt dans la soirée à participer à ce stupide rite du lancer, il regretta amèrement de s'être joint à une telle aventure.


Dadin, de son côté, finit par retrouver son glaive. Il rebroussa alors chemin, calmement, en compagnie de Suif, heureux, tout comme son camarade, d'avoir vaincu sa peur et réussi son épreuve. Au moment où ils passèrent près de Brénon, celui-ci trouva sa lance plantée dans le sol, presque à l'horizontale. Quelques mètres plus loin, Concon cherchait encore, quant à lui, et avec une nervosité de plus en plus grande. Lorsqu'il aperçut ses trois camarades qui filaient vers le Mur avec leurs armes, l'idée qu'il ne se retrouve seul dans la clairière l'angoissa tout à coup au point qu'il leur intima à tous plus que pressement de l'aider. Les trois camarades acceptèrent de bon cœur et en s'y employant ainsi à quatre, l'on mit très rapidement la main sur le glaive de Concon avant de prendre ensuite à nouveau la direction du Mur. Une fois proches de l'édifice, tous brandirent leur arme en l'air afin de montrer à ceux qui se trouvaient en haut du Mur qu'ils avaient réussi. On les applaudit alors chaleureusement, encore et encore, jusqu'à ce que Fulmin, s'inquiétant de ne voir revenir que quatre des cinq jeunes maîtres, ne se penche à un créneau et ne demande en hurlant où se trouvait le dernier d'entre eux.

— J'l'ai vu s'diriger vers l'bosquet y'a des minutes de ça, répondit Suif. 

— Moi aussi, ajouta Dadin.

— Et pareil pour moi, mais d'puis, plus d'nouvelles ! poursuivit Brénon.

Concon se mit à ricaner.

— I'doit jauner dans ses pantes à l'heure qu'il est, à chercher sa lance dans l'bosquet, tout seul, comme un sottard ! lança-t-il. 

Il ne croyait pas si bien dire. 


Gran se trouvait au même moment complètement transi de peur à l'intérieur du bosquet. Son cœur battait à cent à l'heure tandis qu'il vérifiait des arbrisseaux en les palpant grossièrement de haut en bas, ou qu'il s'assurait que sa lance ne s'était pas plantée dans le tronc de l'un ou l'autre arbre se trouvant à proximité de lui. Nerveux, il reproduisit ces opérations des dizaines de fois, sans parvenir à mettre la main sur sa lance, à son grand désespoir. Tout à coup, il entendit une voix, distinctement, tout près de lui, et pris de terreur, il sursauta. L'instant d'après, un amas de branches s'éleva, juste là, sous ses yeux, avant de retomber non loin, puis un homme apparut, sortant de ce qui semblait être une galerie souterraine. Gran resta immobile, pétrifié de peur tandis que l'homme, à plusieurs reprises, déposa au sol de grands sacs qu'il récupérait dans la galerie. Gran se demanda qui pouvait bien être cet énergumène et ce qu'il fabriquait là, avec ces sacs, lorsque soudain, il distingua un objet briller légèrement, non loin de lui ; sa lance ! D'une vive enjambée, il s'en saisit, puis la braqua sur l'homme, qui sursauta à son tour avant de poser le sac qu'il avait dans les mains au sol et de lever les bras en l'air. 

— Je parle ta langue, dit celui-ci très étrangement, avec un fort accent.

Loin de rassurer Gran, cela le fit redoubler de peur. 

— Mais qui êtes-vous, brun d'fion ? lança-t-il. 

L'homme sourit. 

— Je suis ce que vous, les humains, appelez un Monstre.

À ces mots, Gran tressaillit. Il repoussa ensuite l'homme en le piquant de la pointe de sa lance, afin qu'il ne recule d'un pas et qu'il ne gagne ainsi une zone où le clair de lune se faufilait jusque-là entre les branches des arbres. Là, il constata que l'homme, un vieillard, ne ressemblait en rien à un Monstre. Il avait des cheveux blancs, ainsi qu'une barbe hirsute et blanche elle aussi, et puis une bouche, un nez, des oreilles quoi de plus communes. 

— À part vot' accent, z'avez l'air d'un homme tout à fait normal ! lança Gran. 

— C'est vrai, se contenta de répondre l'individu. 

— Qu'est-c'qu'vous foutez-là ? Et c'est quoi, tout ça ? questionna le jeune soldat en désignant les sacs qui étaient posés au sol.

— Ça ? C'est simplement de quoi manger, répondit le vieil homme. 

Gran s'approcha précautionneusement et de la pointe de sa lance, il ouvrit le sac qui se trouvait le plus proche de lui. Il y regarda ensuite de plus près et constata que le vieil homme avait dit vrai : le sac était rempli de poisson.

— Mais ça vient d'où tout ça ? s'exclama-t-il avec stupéfaction.

L'homme ne répondit pas, préférant rester muet. Gran réfléchit alors et comprit rapidement, à ce que la galerie donnait vers le nord, que les sacs ne pouvaient provenir que de l'autre côté du Mur. Il se remémora ensuite du témoignage de Yourin, un peu plus tôt, au courant de la cérémonie. Le vieux soldat, sûr de lui, avait affirmé avoir aperçu des Monstres aux têtes énormes, entre le bosquet et le Bois. Gran comprit que Yourin, en réalité, avait vu des Hommes semblables à celui qu'il tenait en joue, portant de grands sacs sur l'épaule et que le vieil homme comptait, comme l'avaient fait ces individus ce soir-là, apporter les sacs qu'il avait déposés au sol jusque dans le Bois-aux-Monstres. Gran, à réaliser tout cela, se sentit mal tout à coup, très mal. Le Monstre, la galerie, les sacs de nourriture, c'était vraiment beaucoup à encaisser d'un seul coup, mais il serra les dents et se ressaisit. Il était un soldat du GranMur dorénavant, et il n'avait pas le droit de se laisser aller et de flancher en des circonstances d'une telle gravité. En d'autres termes, il n'y avait pas d'alternative, il lui fallait faire son devoir et mener ce Monstre de l'autre côté du Mur, où il serait arrêté puis interrogé.

— S'allez m'suivre ! lança-t-il à l'homme.

Celui-ci secoua la tête horizontalement. 

— Éh b'en quoi ? Vous préférez mourir ? tonna Gran en le piquant au niveau du torse de la pointe de sa lance, suffisamment fort pour qu'une auréole de sang n'apparaisse sur le vêtement qu'il portait.

L'homme, curieusement, ne réagit pas, puis tout à coup, un bruit se fit entendre depuis l'intérieur de la galerie. Tremblant de peur, Gran y jeta un coup d’œil et y aperçut alors deux grands yeux orange, des yeux de bête, sauvages, qui brillaient dans l'obscurité, et après ça, il se fit entendre un grognement horrible depuis là. Sans réfléchir, par pur instinct de survie, Gran se mit à courir vers le Mur, en slalomant entre les arbres et les arbrisseaux avec vivacité, tout en hurlant « Des Monstres, des Monstres ! ». Ce faisant, il parvint hors du bosquet, mais dès lors, il eut l'impression d'être suivi. Terrifié, il se retourna et vit fondre sur lui une immense bête, un loup, d'une taille considérable, et au pelage roux. L'animal, d'un bond, arriva à sa hauteur, puis le fit chuter au sol d'un coup de patte dans la jambe. La seconde d'après, sans que Gran n'ait le temps de réagir d'une quelconque manière, la bête lui sauta au cou et lui arracha la gorge d'un violent et puissant coup de mâchoire. 


Lorsque les quatre garçons, depuis le pied du Mur, entendirent les hurlements de leur camarade, ils se regardèrent les uns les autres l'espace d'une seconde, effarés, puis Dadin s'écria :

— Avec moi, soldats !

Et sans attendre, il prit la direction du bosquet, son glaive en main. Suif le suivit immédiatement, armé de son arc, prêt à s'en servir comme d'un bâton étant donné qu'il n'avait pas emmené de flèches avec lui. Concon, à l'inverse, courut dans la direction opposée, vers le Mur, tandis que Brénon, après un court moment d'hésitation, prit le parti de l'honneur et se joignit, ainsi que sa lance, à ses deux camarades. Lorsque Fulmin réalisa, depuis le haut du Mur, que les garçons prenaient la direction du bosquet, il hurla :

— Dadin ! Non ! C'est trop dangereux !

Mais c'était trop tard. Les trois gamins s'éloignaient déjà, progressant doucement, dos à dos. Fulmin hésita alors, tâchant de prendre la bonne décision, puis soudain, il s'adressa au groupe de jeunes soldats :

— Vous l'avez tous entendu comme moi, il a crié qu'il avait vu des Monstres ?

Les jeunes acquiescèrent. 

— Il nous faut intervenir, lança-t-il. Mauron, va-t'en chercher le capitaine Vairon, et que parmi vous, quelqu'un me ramène un cor ! 

Mauron fila immédiatement, de même qu'un des jeunes, que Bosse désigna. Pendant ce temps, Fulmin grimpa sur un créneau, puis se saisit de la corde que les cinq garçons avaient utilisée pour descendre dans la clairière un peu plus tôt. Au même moment, alors que l'entraîneur était déjà à moitié suspendu dans le vide, le garçon revint avec le cor, puis le confia à Bosse. 

— Souffle ! hurla Fulmin.

L'autre secoua la tête horizontalement. 

— On n'a pas soufflé l'cor d'puis des siècles, et moi j'ai pas vu de Monstre ! Si ça s'trouve, Gran, i'nous fait une blague ou i's'est trompé avec tout c'qu'il a bu. 

— Quelqu'un, soufflez ! s'écria Fulmin avec exaspération. 

Mais personne ne s'y résolut. L'entraîneur se hissa alors à nouveau jusqu'à se retrouver debout sur le créneau. Là, il arracha le cor des mains de Bosse, puis souffla puissamment dans l'instrument, faisant retentir dans les airs un cri aigu qui donna la chair de poule à tous les présents. 

— Vas-y ! J'continuerai ! s'exclama le jeune homme qui avait récupéré le cor, certainement pris d'un sursaut soudain de courage. 

Fulmin lui confia l'instrument et le garçon le porta à ses lèvres puis y souffla encore et encore.


Au même moment, les trois jeunes maître-soldats parvinrent à l'orée du bosquet, transis de peur.

— Gran, tu nous entends ? lança Dadin entre deux vrombissements du cor.

Personne ne répondit. Tout à coup, Brénon distingua quelque chose de brillant, au sol. Il se baissa, lentement, puis ramassa l'objet. 

— C'est la lance à Gran, les gars, s'écria-t-il.

L'instant d'après, il remarqua que l'arme était recouverte d'un liquide visqueux dont ses mains étaient désormais complètement enduites.

— Du sang ! s'exclama-t-il. La lance, elle est r'couverte de sang !

Les trois garçons réalisèrent que cela signifiait certainement que Gran était mort, et ils en tressaillirent de terreur. Au même moment, il leur sembla qu'on bougeait un peu plus loin, à l'intérieur du bosquet, et bien qu'ils ne distinguèrent rien de précis, ils se placèrent tous les trois en position de combat, leurs armes au poing, fermement brandies face à eux.

— Prenez garde ! Nous sommes armés ! s'écria Suif après quelques secondes d'une interminable attente.

Aucune réponse ne se fit entendre pour un temps, puis soudainement, sorti de nulle part, l'énorme loup roux jaillit sur Brénon d'un bond gigantesque, puis le mordit sauvagement au cou avant de disparaître. Le garçon tomba au sol, la tête encore à peine accrochée à son corps. Dadin et Suif se trouvèrent alors seuls, dos à dos, leur camarade mort à leurs pieds.

— Si tu survis, geignit Suif tout en haletant, dis à mes parents qu'j'les aime et qu'j'suis bien désolé. 

— Pareil pour toi, lui répondit Dadin. 

Et un autre loup géant, blanc cette fois-ci, apparut aux deux garçons. Il fondit sur Suif puis le mordit au niveau de l'aine, avant de disparaître. Dadin, l'espace d'un instant, oublia le danger, et s'agenouilla aux côtés de son camarade, qu'il vit se vider de son sang en quelques dizaines de secondes à peine, puis rendre l'âme. Lorsque ce fut terminé, Dadin se releva sans prendre la peine de se munir de son glaive, bien certain que seul face à deux loups géants d'une bestialité inouïe, il n'avait pas la moindre chance de survivre en combattant. 

— Je me rends ! Je me rends ! Je n'ai plus d'arme ! s'exclama-t-il.

Et il leva les mains en l'air, bien en évidence, avant de se mettre à murmurer une prière cordonnienne, la seule qu'il avait jamais retenue, celle que le Cordon Moussan apprenait aux enfants de la paternerie juste après leur arrivée.


Fulmin, debout sur le parapet du Mur, lança aux jeunes hommes présents que tous les soldats d'honneur se devaient de le suivre, puis d'un bond, il se mit à descendre à la corde. À mi-chemin, à sa grande surprise, ses pieds heurtèrent quelque chose. Il abaissa son regard. C'était Concon qui remontait.

— Dégage de là, lui lança Fulmin, je dois descendre !

— Non, aide-moi d'abord, lui intima le garçon. J'arrive pas à monter plus haut qu'ça ! J'ai p'us d'forces et j'suis bloqué là d'puis t't à l'heure !

N'ayant point de temps pour tout ça, l'entraîneur décocha un vif coup de pied au visage du jeune soldat qui tomba au sol, trois mètres plus bas, puis se mit à râler de douleur, encore et encore. Une fois sur la terre ferme, lui aussi, Fulmin s'agenouilla à ses côtés puis lui subtilisa son glaive sans se soucier une seconde de ses incessants braillements. Il leva ensuite les yeux vers le Mur afin de savoir sur combien d'hommes il pouvait compter et constata avec un mélange d’écœurement et de colère que personne ne l'avait suivi. 

— Lancez-moi une torche ! hurla-t-il, amer.

L'on finit par en jeter une. Fulmin s'en saisit sur le champ avant de prendre la direction du bosquet.


Là, quelques dizaines de mètres plus au sud, deux hommes presque complètement nus apparurent à Dadin. L'un d'eux était un vieillard aux cheveux blancs et l'autre un homme fait aux cheveux roux. Leurs visages ainsi que le haut de leurs corps étaient complètement maculés de sang.

— Viens avec nous ou meurs, vite ! s'exclama le vieux dans un langage à peine compréhensible.

Dadin, sans hésiter, s'avança vers eux et le vieil homme le mena alors dans le bosquet, puis un peu plus loin, à l'intérieur d'une galerie souterraine dans laquelle tous deux s'assirent, dans le noir. Dadin sentit alors quelque chose contre son pied. Il tâtonna discrètement de sa main, lorsque tout à coup, son sang se glaça. Il s'agissait d'un cadavre, certainement celui de Gran ! Un instant plus tard, l'homme aux cheveux roux les rejoignit dans la galerie avec sous le bras les corps de Brénon et de Suif, qu'il jeta vulgairement à côté de Dadin avant de recouvrir l'entrée du souterrain d'une large et épaisse couche de branchages.

— Qu'allez-vous faire de moi ? questionna Dadin.

— T'emmener avec nous, dans le Bois, répondit le vieil homme.

— Seulement si tu gardes le silence, ajouta l'autre individu, avec un accent bien moins prononcé que celui de son compagnon. 

Il se retourna, doucement, puis fixa Dadin droit dans les yeux avec une intensité qui mit le jeune homme très mal à l'aise. 

— On vient. Un homme seul, poursuivit-il. Si tu fais le moindre bruit, il est mort, et toi aussi ! Compris ? 

Dadin acquiesça d'un mouvement de la tête, sans prononcer le moindre mot. Des bruits étranges résonnèrent ensuite dans la galerie, des bruits que le jeune soldat ne put associer à quoi que ce soit qu'il avait pu entendre par le passé. Le silence finit ensuite par revenir, étrange et pesant, puis tout à coup, Dadin aperçut face à lui deux yeux de bête, orange et sauvages, lui faire face, et terrorisé comme jamais il ne l'avait été jusque-là au cours de son existence, il dut se faire violence pour ne pas hurler.


Fulmin arriva rapidement à l'orée du bosquet, le glaive de Concon dans une main, et une torche dans l'autre. Sans attendre, il y pénétra, sur ses gardes, puis y progressa lentement, prêt à devoir faire face à d'effroyables Créatures ou à tomber nez à nez avec le cadavre de Dadin ou d'un des autres garçons. Il parcourut le bosquet de cette façon durant le quart d'une heure, mais ne trouva rien du tout, si ce n'est des mares de sang, à trois endroits différents. À plusieurs reprises au courant de ses recherches, il se trouva non loin de l'entrée de la galerie dans laquelle se trouvaient Dadin et ses ravisseurs, mais même à l'aide de sa torche, il ne parvint pas à distinguer quoi que ce soit qui put lui indiquer qu'un passage se trouvait là. Désespéré, il se mit alors à appeler Dadin, hurlant son nom à de nombreuses reprises, aux quatre coins du bosquet. Il pleura aussi, brièvement, lorsqu'il comprit qu'il ne trouverait pas son fils ici. Dadin put l'entendre depuis son trou, et désolé à souhait, il eut voulu pouvoir lui répondre qu'il était vivant et le rassurer de cette manière, mais cela aurait été signer leur fin à tous les deux et par conséquent, la mort dans l'âme, il se tut. 


Fulmin, désemparé, finit par arrêter ses recherches, bien certain que Dadin ainsi que les trois autres disparus ne se trouvaient plus dans le bosquet et avaient par conséquent été menés dans le Bois avant son arrivée. Le Bois, c'était donc là qu'il fallait se rendre pour sauver Dadin, car, oui, le petit était peut-être encore en vie puisqu'il ne se trouvait que trois mares de sang aux alentours du bosquet alors que quatre jeunes soldats avaient disparu. L'espace d'un instant, Fulmin songea à faire une folie et à filer immédiatement dans le Bois, mais il réalisa bientôt que complètement seul, armé uniquement d'un glaive, sans protections et sans provisions, il n'aurait pas la moindre chance d'y réchapper. Il lui fallait donc regagner le Mur et convaincre le capitaine VilVair, son vieux camarade de jadis, à la paternerie, d'envoyer des dizaines d'hommes dans le Bois avec lui. Et si malencontreusement il n'y parvenait pas et que le capitaine restait sourd à ses paroles, alors il irait seul, à l'aube, le lendemain, armé et préparé, après avoir fait ses adieux à Vagone. 


Lorsque Fulmin sortit du bosquet, il réalisa que sur toute la longueur du Mur, de FortMouillé, auprès du fleuve, jusqu'au HautFort, dans les montagnes, des torches avaient été allumées par des soldats. Il put aussi distinguer des hommes, de faction, un peu partout, en haut de la tour du FortBosquet ainsi qu'aux créneaux et aux meurtrières du Mur. Archers, lanciers, glaiveurs, tous étaient prêt à agir, tous avaient répondu à l'appel du cor qui avait vrombi un peu plus tôt. Une fois au pied du Mur, Fulmin constata que l'on avait remonté la corde avec laquelle les garçons, puis lui-même étaient descendus. Celle-ci fut à nouveau accrochée à l'anneau puis jetée en contrebas. Fulmin remonta, puis lorsqu'il se trouva en haut du Mur, sur le chemin de ronde, il sentit immédiatement des dizaines de regards tournés vers lui, graves et intenses.

— Le capitaine VilVair, où est-il ? lança-t-il à la foule.

Un soldat désigna la tour du FortBosquet. Fulmin en prit la direction, mais après deux pas à peine, un homme l'attrapa par le bras. C'était le père de Concon, qui semblait tant saoul que courroucé. 

— Tas d'brun d'fion, hurla-t-il, t'aurais pu blesser mon gosse, ou l'tuer en l'poussant comme ça !

Fulmin tenta de se dégager de son emprise, mais l'homme persista à le retenir. 

— P'is où est son glaive, m'a dit qu'tu lui as pris ! vitupéra-t-il. 

Fulmin, sans vraiment savoir quel genre de coup de sang le prit, frappa violemment l'homme à la tête, sur le côté, juste au-dessus de la nuque, avec le pommeau du glaive de son fils. Le coup sonna l'individu, qui tituba une seconde, puis tomba au sol, inconscient. Fulmin jeta ensuite le glaive à ses côtés, puis lorsqu'il éleva à nouveau son regard, il réalisa qu'un cercle s'était formé autour de lui et que des dizaines d'hommes avaient observé la scène. Parmi eux, deux soldats en armes s'approchèrent de lui : 

— Le cap'taine veut t'voir, tou'd'suite, dit l'un d'eux. Suis-nous !

Fulmin ne demandait pas mieux et en conséquence, il obtempéra. Les deux hommes le menèrent à l'intérieur de la tour du FortBosquet, dans la salle de commandement, où le capitaine Vairon l'attendait, de dos, le visage placé en face d'une meurtrière se trouvant là pour permettre au chef du Fort, en cas d'affrontement, de mesurer la situation depuis cette salle et de donner des ordres en conséquence. 

— L'entraîneur est là, l'a parlé à personne, s'écria un des deux gardes.

— Bien, laissez-nous ! répondit le capitaine.

Les deux hommes s'exécutèrent, sortant de la salle puis refermant la porte derrière eux. Le capitaine se retourna alors. Grand, large de carrure, la nuque musclée et le visage carré, il impressionnait grandement, mais lorsque l'on posait son regard sur ses yeux, l'un marron tirant sur l'orange et l'autre d'un bleu ciel intense, il intriguait encore davantage.

— L'gamin d'la paternerie m'a tout raconté, Fulmin, s'écria-t-il en s'approchant de l'entraîneur, puis en lui posant amicalement la main sur l'épaule. Quelle est la situation, en-bas, qu'as-tu vu ?

— Pas grand chose, répondit Fulmin, des mares de sang, mais aucune trace des quat' garçons ni d'leurs armes !

— Et les Monstres, en as-tu aperçus ? questionna le capitaine.

— Non, i's'étaient d'jà partis pour l'Bois quand j'suis arrivé. 

VilVair acquiesça. 

— I's'ont emmené les gosses avec eux, poursuivit Fulmin. Les cadavres d'trois d'entre eux, pour sûr, au vu des trois mares de sang qu'j'ai trouvées, mais le quatrième garçon, il est bien vivant, c'est certain ! 

Il se saisit de la main de son ami d'enfance, puis la serra entre les siennes.

— Dadin, un gosse qu'j'considère comme mon fils, c'est p't'être lui qu'a survécu ! Faut l'sauver, Vairon ! Faut envoyer des soldats dans l'Bois ! 

VilVair pinça les lèvres.

— Tu sais bien que faire franchir le Mur à des troupes, aussi réduites soient-elles, ne fait pas partie de mes attributions ! Seul un Noble, le Gouverneur ou le Sénéchal, peut donner un tel ordre !

— Alors i'faut immédiatement l'obtenir d'l'un d'eux, s'écria Fulmin. L'temps presse !

— Le Sénéchal s'trouve à BourgBois, répondit VilVair, et c'est donc au Gouverneur de CaseNoble que je dois faire mon rapport, et avec lui, je peux te le garantir, il n'y a pas la moindre chance qu'il décide d'entreprendre quoi que ce soit de la sorte ! 

— Emmène-moi avec toi auprès de lui, Vairon, s'écria Fulmin. Fais-le, au nom de nos années de camaraderie de jeunesse ! J'lui parl'rai avec le cœur et j'saurai trouver les mots pour l'convaincre, j'te l'assure !

— C'est de la folie ! rétorqua VilVair. Jamais un homme qui a pénétré dans le Bois n'a reparu et il en sera de même pour chacun des soldats qui y sera envoyé ! Je le sais, tu le sais, et le Gouverneur, le sait, lui aussi. 

Ses lèvres tremblèrent. 

— Ça me fait mal de te le dire, Fulmin, mais ton gosse, j'crois qu'il faut te rendre à l'évidence, il est m...

— T'as pas d'fils, Vairon, j'crois savoir, l'interrompit sèchement Fulmin.

— Non, confirma VilVair après une seconde d'hésitation. 

— Donc t'peux pas comprendre que tant que j's'rai pas sûr et certain qu'Dadin soit mort, j'f'rai tout pour l'sauver, tonna l'entraîneur de l'intensité plein le regard. 

Sur ces mots, il tourna les talons puis se dirigea vers la porte. Le capitaine VilVair, touché par la détermination de Fulmin, secoua la tête de côté, les lèvres serrées, et parce qu'il avait un fils en réalité et qu'il comprenait très bien son camarade de jeunesse, il autorisa ce dernier à l'accompagner au Palais Gouvernoral, même si ce fut parfaitement à contrecœur. 


Les deux hommes chevauchèrent à bride abattue à travers le ghetton du GranMur puis traversèrent les quartiers probes situés plus au nord avant d'être arrêtés à la porte de la ville, fermée depuis que le cor avait résonné cette nuit-là, et gardée par des soldats également. L'on ouvrit aux deux hommes qui filèrent à travers les rues de la cité jusqu'à atteindre la Porte du QuartNoble, où ils durent à nouveau patienter que les soldats de faction leur autorisent l'accès au lieu de vie de la Noblesse saintisidorienne. Une fois au pied du perron du Palais Gouvernoral, une poignée de minutes plus tard, tous deux descendirent de cheval, puis s'annoncèrent et un valet les mena alors dans la gransalle. Le Gouverneur, Frédriquin de CaseNoble, un homme au long visage ovale et au teint méridional, était assis dans le fauteuil gouvernoral et jouait de ses doigts dans ses cheveux bouclés châtains tendant vers le roux. Fulmin, qui le rencontrait pour la première fois, eut l'impression à son visage juvénile d'avoir affaire à un adolescent, mais la réalité était que l'homme dépassait déjà chichement les trente ans. L'entraîneur ainsi que le capitaine inclinèrent franchement leurs têtes et leurs épaules en signe de révérence, ce à quoi le Gouverneur ne réagit aucunement. 

— Votre Noble Grandeur, déclara le capitaine VilVair en avançant d'un pas. Je viens au rapport. Cinq jeunes soldats, afin de célébrer l'obtention de leur maîtrise, ont, comme le veut une vieille tradition, lancé leurs armes dans la clairière, de l'autre côté du Mur, puis y sont descendus afin de les récupérer, mais cela a mal tourné. Des Monstres, tapis dans le bosquet, les ont attaqués. L'un des cinq jeunes a pu remonter, mais pour ce qui est des autres, trois sont morts, tandis que le dernier d'entre eux aurait été emmené vivant par les Monstres dans le Bois. 

Fulmin avança à son tour d'un pas et prit la parole. 

— J'suis l'père d'l'un d'ces cinq jeunes soldats, Vot' Nob' Grandeur, balbutia-t-il. J'étais sur l'Mur, c'soir, et j'ai entendu l'un des gosses hurler qu'il avait vu des Monstres dans l'bosquet. Alors, j'ai sonné l'cor d'ma bouche, puis j'suis descendu dans la clairière pour lui v'nir en aide, à lui p'is aux trois aut' partis l's'courir aussi, mais une fois sur place, i's'avaient tous disparu ! J'ai seul'ment trouvé trois mares de sang, pour trois morts, c'qui veut dire qu'un des gosses vit encore !

Il hésita un court instant. 

— L'temps presse, Vot' Nob' Grandeur ! Mon fils, Dadin, c'est p't-être lui qu'est encore vivant dans l'Bois-aux-Monstres. J'vous en conjure, i'faut envoyer des tr...

De CaseNoble l'arrêta d'un signe de la main. 

— Êtes-vous bien en train de me dire, VilSieurs, que ces jeunes sont passés de l'autre côté du Mur pour célébrer l'obtention de leur maîtrise, c'est bien cela ?

— C'est une vieille tradition, un rite de passage censé prouver la vaillance de nos soldats, tâcha timidement d'expliquer le capitaine VilVair. C'est pratiqué chaque lune depuis des siècles sans avoir causé le moindre souci jusque-là.

De CaseNoble ricana nerveusement. 

— On a sonné le cor, ameuté des milliers de soldats sur le GranMur ainsi que tout autour de la muraille de SaintIsidor et réveillé toute la population de la ville, y compris moi, son Seigneur, qui était enfin parvenu à trouver le sommeil après des heures d'insomnie, et pourquoi ? Parce que quelques jeunes sottards de Vils ont fêté l'obtention de leur maîtrise en franchissant le Mur !

Il se leva avec fureur.

— Cette magnifique tradition sera désormais punie de la peine de mort, VilSieurs ! vitupéra-t-il. Capitaine VilVair, vous le ferez savoir dans tout le ghetton dès demain en exécutant celui des cinq sottards qui a survécu ! Vous m'avez bien compris ?

VilVair, parfaitement estomaqué, baissa la tête en signe d'acceptation, tandis que Fulmin, immobile et bouche bée, à ses côtés, accusait le coup de cette annonce pour le moins inattendue.

— Concernant votre fils, VilSieur, ajouta le Gouverneur à l'adresse de l'entraîneur, je vais vous livrer le fond de ma pensée sans aucun détour. Si jamais il advenait que les Monstres lui laissent la vie sauve et qu'il réapparaisse à SaintIsidor, il sera exécuté lui aussi pour avoir participé à cette loufoquerie qui a eu cours dans la clairière durant la nuit !

Fulmin, horrifié autant qu'offusqué, serra les dents de rage, puis se mit à trembler, hors de lui. L'envie de monter les quelques marches qui le séparaient de ce monstre de vanité, assis nonchalamment dans son fauteuil, le brûla, mais il n'avait pas le temps pour cela. Il fallait qu'il se prépare à tenter l'impossible pour sauver Dadin, tout seul, sans la moindre aide. Déterminé, il lança un regard noir au Gouverneur puis tourna les talons et se mit à traverser la gransalle. 

— Gardes ! Arrêtez ce soldat ! entendit-il tout à coup hurler derrière lui.

Plusieurs d'entre eux accoururent immédiatement et bloquèrent l'entrée de la pièce. Fulmin se tourna alors vers le Gouverneur. 

— J'veux simplement m'en aller et tenter d'sauver mon fils seul, NobleSieur ! Laissez-moi partir !

De CaseNoble para son visage d'un sourire forcé, qu'il effaça tout à coup pour laisser apparaître à nouveau des traits emplis de fureur.

— Je n'en ferai rien, VilSieur, tonna-t-il. Cette nuit, vous avez négligemment soufflé dans le cor, sans avoir vu de Monstre de vos yeux ! La règle en la matière est pourtant très claire, et cela depuis des siècles : le cor ne doit résonner qu'en cas d'attaque manifeste des Monstres, ce qui, évidemment, n'était pas le cas au cours de cette nuit !

Il pointa son index en avant, en direction de Fulmin, le regard menaçant. 

— Pour cette grave faute, vous serez exilé, VilSieur ! Gardes, menez ce soldat au purgatoire et veillez à ce qu'il soit dans le prochain exilier en partance pour les Îles de l'exil !

Fulmin, à entendre ces mots, eut le souffle complètement coupé, mais sans attendre, il se retourna vers les gardes qui fonçaient sur lui. Lorsque le premier d'entre eux lui fit face, il lança son poing en avant avec déchaînement, envoyant l'homme valser en arrière. Il évita ensuite un second garde d'une petite feinte et voyant alors la porte de la gransalle qui n'était plus gardée, face à lui, il accéléra, encore et encore, lorsque tout à coup, un violent coup de batte dans la jambe le fit tomber au sol, puis une seconde plus tard, un autre, à l'arrière de la tête, lui fit perdre connaissance. Les gardes l'emmenèrent ensuite en dehors de la gransalle en le traînant par les bras. Le capitaine VilVair, sous le choc, baissa  les yeux vers le sol, avec désolation, puis lorsqu'il éleva à nouveau son regard et le posa sur de CaseNoble, il vit ce dernier se rasseoir avec sur les lèvres un terrible sourire de satisfaction.


Les deux hommes, désormais seuls, entendirent tout à coup des bruits de pas en provenance du couloir qui donnait accès à la gransalle depuis l'arrière de celle-ci. Ils se tournèrent, l'un et l'autre et finirent par apercevoir un homme de stature modeste vêtu d'atours bleus, le Sénéchal IsabonJan de NobleBois. L'homme ne payait pas de mine au premier regard, du fait de sa petite taille, assurément, mais également de ses traits amènes, de sa barbe soignée ainsi que de ses cheveux arrangés, poivre et sel, qui lui conféraient un charme indéniable. Lorsque l'on y prêtait davantage attention, pourtant, l'on saisissait aisément dans le regard alerte et déterminé de l'homme que tout cela n'était qu'une façade et que l'individu était redoutable.

— NobleSieur le Sénéchal, s'écria le capitaine VilVair, totalement déconcerté, je vous croyais à BourgBois pour plus d'une lune encore !

— Une nouvelle d'importance m'a obligé à quitter ma cité pour me rendre à SaintIsidor au plus vite. Et ma foi, je ne regrette pas le déplacement après avoir assisté tantôt à un si majestueux déchaînement de justice de la part de Sa Noble Grandeur le Gouverneur de l'Orélie !

Frédriquin de CaseNoble lui lança un regard noir. 

— Vous écoutez aux portes de ma gransalle depuis longtemps, NobleSieur le Sénéchal ?

— Assez longtemps pour savoir que comme à chaque fois, l'essentiel vous est passé sous le nez, Frédriquin ! Le soldat que vous venez de condamner à la peine d'exil, il a affirmé avoir découvert trois mares de sang dans le bosquet ! Cela signifie, s'il ne s'est pas trompé, ce que je crois, que ces ignobles Créatures que sont les Monstres fomentent quelque chose à quelques dizaines de mètres à peine de notre Mur et tuent ceux qui s'en approchent !

Il dévisagea le Gouverneur en le fixant droit dans les yeux. 

— Cela ne vous est-il pas passé par l'esprit, Frédriquin ? vociféra de NobleBois. Non, évidemment, car sottard comme vous êtes, vous étiez trop occupé à vous acharner à prononcer de terribles sentences !

De CaseNoble se leva de son fauteuil avec énergie. 

— Je suis le Gouverneur de la province et je ne vous autorise pas à vous adresser à moi de la sorte, hurla-t-il.

— Et si je continuais malgré tout à m'adresser à vous de la sorte, Frédriquin, que feriez-vous ? s'esclaffa de NobleBois. Vous me feriez arrêter par vos gardes, peut-être ?

— Non, je n'irais pas jusque-là, mais je pourrais en référer à mon père, à ÉrineVil ! menaça de CaseNoble. 

— Votre père, sourit de NobleBois, il a suffisamment à faire à la capitale à l'heure actuelle pour que vous ne l'embarrassiez pas de vos jérémiades ! 

Il pinça les lèvres puis para son visage d'un voile d'affliction. 

— Le Roi Constanton n'est plus. Il a subitement succombé, emporté par une crise étrange, il y a près de deux quartaines de cela. Un chevaucheur est arrivé à BourgBois avec cette nouvelle dans sa besace trois jours plus tôt et j'ai préféré venir en personne à SaintIsidor pour vous en informer, Frédriquin, et pour m'assurer que le calme ne demeure dans la ville.

Le capitaine Vairon ainsi que le Gouverneur de CaseNoble se signèrent, l'un comme l'autre, en effectuant un cercle cordonnien de leur main droite, face à eux. 

— Pour en revenir au bosquet, reprit de NobleBois, je veux savoir ce qui s'y trame au plus vite. Capitaine VilVair, vous enverrez dès demain une centenie examiner les lieux pour le compte de notre nouveau souverain, le Roi Orason. 

— À vos ordres ! tonna le capitaine tout en claquant nerveusement des dents. 

Le Sénéchal leva les yeux vers le Gouverneur. 

— Quelque chose à redire à cela, Frédriquin ?

— Non, se contenta de balbutier ce dernier.

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