Les Deux Monarques (Chapitres 1 et 2)
Les Deux Monarques
Mille ans après l'effondrement de notre civilisation, à ÉrineVil, capitale du royaume de GranQarélie, le prince Orason de NobleVal monte sur le trône suite au décès soudain de son père, le Roi Constanton. Mal préparé à régner, il lui faudra composer avec le chef religieux suprême et deuxième monarque du royaume, le farouche Aron de SaintCieux, que son père craignait autant qu'il le haïssait. Orason sera aidé dans ses fonctions nouvelles par sa mère la reine Quentine ainsi par son oncle Flavian, un homme rompu à l'exercice du pouvoir.
Non loin de là, au sein de son dispensaire, un vieil homme nommé Nénon tente de transmettre à une enfant aveugle un mystérieux pouvoir de l'âme. Sa fille, la guérisseresse Arnène, s'efforce de trouver un remède à un terrible mal qui ravage le royaume, la vervénose, tandis que leur ami Soren, un anciennologue, fouille inlassablement le sol à la recherche de vestiges qui lui permettraient de comprendre qui étaient les Anciens Hommes, ceux-là même dont la civilisation s'est éteinte un millénaire plus tôt. Tous les trois ainsi que l'ensemble de leur communauté seront happés malgré eux dans des jeux de pouvoir qui les surplombent.
Chapitre 1: “La mort du Roi”
— Uberin ! Uberin! Sa Noble Altesse la Reine Quentine m'envoie ! hurla la valette Silvine en traversant le grancouloir au pas de course. Le Roi est au plus mal, et il désire immédiatement voir son fils afin de lui adresser quelques dernières paroles !
— Ce que l'on raconte est donc vrai, Constanton va mourir ! s'exclama le valet. Voilà une bien triste nouvelle pour les marchands de vin de la capitale !
Horrifiée par cette boutade des plus osées de son collègue, Silvine jeta un coup d’œil sur ses côtés puis derrière elle afin de s'assurer que personne n'avait pu entendre.
— Tu es fou de dire ça en plein milieu du grancouloir, Uberin ! pesta-t-elle.
— Fou, moi ? De toi, ah oui, ça je le suis ! rétorqua le valet.
Et d'un pas langoureux, il s'approcha de Silvine puis tenta de l'embrasser, mais la valette, d'un geste déterminé, lui agrippa l'oreille avant de la tirer allègrement dans un sens, puis dans l'autre.
— Tu vas prévenir le NoblePrince Orason que son père veut le voir, et sur le champ ! lui intima-t-elle.
— Oui, oui, tout de suite ! s'écria le valet tout en grimaçant de douleur.
La jeune femme martyrisa une dernière fois le lobe endolori de son collègue avant de lâcher prise. Uberin porta alors ses doigts à son oreille, qu'il massa tout en geignant et ce faisant, il omit de se mettre en route. Passablement exaspérée, Silvine fit mine d'un mouvement vif de lui attraper l'autre oreille, mais Uberin esquiva l'attaque en se décalant d'un pas de côté.
— J'y vais, ma chatte sauvage, j'y vais ! Inutile de t'énerver ! minauda-t-il, tout sourire.
Puis il disparut dans le couloir du Roi
Quelques instants plus tard, le NoblePrince Orason pénétra au pas de course dans l'antichambre des appartements royaux. Le VilSieur Piteron VilFort, commandant des gardes d'ÉrineVil, la capitale du Royaume, se trouvait de faction à la porte de la chambre royale. D'un hochement de tête, il salua le NoblePrince avec gravité, lui ouvrit la porte, puis la referma après son passage. Trois hommes étaient alors présents au chevet du Roi, le ProbeSieur Léonaron ProbeRond, médecin royal, qui épongeait le visage de Sa Noble Altesse à l'aide d'un linge humide, le SaintSieur Valeran de SainteLueur, plus haute autorité religieuse d'ÉrineVil et Cordon de la famille royale, qui priait en silence au pied du grand lit à baldaquin, et le NobleSieur Flavian de NobleVal, frère puîné du Roi Constanton et GrandAviseur du Royaume, qui tenait la main de son frère dans la sienne.
— Sortez tous ! soupira le Roi Constanton depuis son lit. Je dois parler à mon fils, seul à seul !
Les trois hommes prirent la porte séance tenante, sans dire un mot. Orason s'approcha ensuite du lit, lentement, et à cette occasion, il fut stupéfait par la pâleur du visage de son père ainsi que par l'impression de fébrilité qui se dégageait de lui.
— Je vais mourir, râla Constanton.
Orason alla dénier, mais son père l'arrêta d'un geste résolu de la main.
— Il ne me reste que peu de temps ; ne le mésusons pas avec des sotteries !
Le NoblePrince acquiesça en constatant que son père manquait tant de souffle qu'il devait marquer une pause tous les trois ou quatre mots qu'il prononçait.
— Dès lors que mon cœur s'arrêtera de battre, Orason, une ribambelle de responsabilités, de devoirs et d'obligations de souverain vous tomberont dessus. Je sais que je ne vous ai pas bien préparé à me succéder et que vous n'avez jamais été très attentif aux leçons de votre précepteur – ProbeBise me l'a assez seriné ! - mais sachez que cela n'importe guère, car Flavian, votre oncle, sera présent à vos côtés pour vous conseiller et vous guider avec dévouement et fidélité, comme il l'a toujours fait pour moi !
Orason acquiesça tandis que son père se redressa légèrement dans son lit, avant de parer son visage d'un air grave.
— Le premier conseil que Flavian vous délivrera sera d'assurer la perpétuation de la dynastie de NobleVal en enfantant un héritier légitime, déclara-t-il en grimaçant de douleur. Ce conseil, ma foi, est fort sage, car ma mort, bientôt, fera de vous le dernier de NobleVal, à l'exception de votre oncle, qui n'a point de descendance. Il vous faudra donc obtenir votre maturité au plus vite, Orason, puis vous marier et engrosser votre Reine ! Pour ça au moins, j'ai veillé à ce que vous sachiez comment faire !
Le NoblePrince sourit en repensant à ce soir de son dix-et-troisième anniversaire. Il se trouvait alité, prêt à s'endormir, quand son père était soudainement entré dans sa chambre pour lui annoncer qu'il avait pour lui le plus beau cadeau qu'un père puisse faire à son fils. L'instant d'après, une inconnue en tenue légère avait fait son apparition dans sa chambre puis était venue s'asseoir à ses côtés. Son père l'avait ensuite laissé en tête-à-tête avec la charmante créature après lui avoir solennellement déclaré qu'il quittait un garçon et retrouverait un homme le lendemain.
— Il est vrai que vous avez fait tout ce qu'il fallait à ce niveau-là, Père, et vous n'avez aucune crainte à avoir, je saurai parfaitement comment m'y prendre !
Constanton sourit, puis recouvra ensuite son sérieux très rapidement.
— Avant d'en arriver à cette étape-là, mon fils, il vous faudra obtenir votre maturité, que le Prélat Valeran, vous jugeant bien trop impieux, se refuse à vous octroyer pour le moment !
La maturité, chez les cordonniens, était le deuxième des quatre sacrements que l'on effectuait au cours de la vie. Elle succédait à la mue, qui advenait juste après la naissance, et précédait le mariage et la mort. Au contraire de ces trois sacrements-là, la maturité ne s'obtenait pas d'office, mais se méritait, et chaque jeune cordonnien devait ainsi convaincre son Cordon de famille de la lui accorder en faisant preuve de suffisamment de piété dans son comportement. Ensuite, et ensuite seulement, il lui était autorisé de se marier et d'enfanter.
— Je veux que vous fassiez le nécessaire pour obtenir ce foutu sacrement au plus vite, Orason ! s'écria Constanton poussivement. Satisfaites donc toutes les requêtes du Prélat Valeran ! Priez, confessez-vous, rendez-vous aux offices, et s'il le demande, fermez ce maudit dispensaire de Sentelles !
Une quinte de toux féroce le fit grimacer à nouveau de douleur.
— C'est un établissement qui recueille des orphelins et des démunis à quelques milles de mètres au sud d'ÉrineVil. Valeran veut le voir fermer depuis des années, mais je le lui ai toujours refusé, pour l'embruner, pour sûr, mais surtout du fait de votre mère, qui s'y est incessamment opposée !
Il toussa à nouveau, très longuement.
— Vous savez, Orason, je n'ai qu'un seul regret quant à la vie que j'ai menée : mes errements de jeunesse ! Je me suis marié sur le tard, à trente ans passés, puis le sort, cruel, m'imposa les naissances de trois filles jusqu'à ce que votre mère vous mette enfin au monde, si bien que des années et des années durant, j'ai bien cru ainsi que craint que je n'enfanterai point d'héritier. Mon fils, ne suivez pas mon piètre exemple !
Le NoblePrince acquiesça, puis Constanton ferma les yeux un long moment, avant de les rouvrir très légèrement.
— Une dernière chose, Orason. Ne vous morfondez point de trop sur mon sort après mon départ !
Le NoblePrince opina d'un très léger hochement de tête.
— Vivez ! Profitez de l'existence ! s'exclama Constanton en y mettant le peu de force qui lui restait. Et ripaillez, buvez et fourrez tout votre soûl, encore et encore, car il n'y a rien de plus vrai que le plaisir en ce monde !
Orason ne put s'empêcher de sourire à ces mots qui ressemblaient tant à son père. Celui-ci, après s'être esclaffé dans une succession de hoquètements rauques, sembla tout à coup pensif.
— J'espère que la vie que j'ai menée ne me vaudra pas les Enfers, murmura-t-il.
— Bien sûr que non ! le rassura Orason. Vous irez aux Paradis, Père, pour sûr !
— Je l'espère, soupira Constanton, je l'espère.
Il fit signe d'approcher à son fils, d'un signe de la main qui lui fut pénible d'effectuer, puis il enlaça ce dernier avec tendresse.
— Je vous aime plus que tout au monde, bredouilla-t-il à son oreille.
— Je vous aime, moi aussi, répondit Orason, la voix empreinte d'émotion.
Le jeune homme serra son père très fort dans ses bras puis après quelques instants accolé contre lui, il remarqua que son torse ne s'élevait puis de s'abaissait plus au gré de ses inspirations et expirations. Il se redressa alors, puis découvrit son père le visage figé et les yeux perdus dans le vide, et paniqué, il hurla.
Les hommes qui patientaient dans l'antichambre accoururent en quelques instants dans la chambre royale. Piteron VilFort entra le premier, la main sur le pommeau de son granglaive, suivi du médecin royal ProbeRond, qui se précipita auprès du Roi puis lui prit le pouls, avant de secouer la tête horizontalement. Le Prélat Valeran, affligé, se signa plusieurs fois, en effectuant en face du corps du Roi le cercle cordonnien de sa main droite tandis que Flavian de NobleVal s'approcha du corps de son frère, doucement, meurtri, puis lui ferma les paupières de la paume de sa main. Immédiatement après, il s'agenouilla face à Orason et déclama « Le Roi Constanton est mort, grand règne au Roi Orason ! » Dès lors, le Prélat Valeran, le médecin ProbeRond et le commandant VilFort mirent eux aussi un genou à terre avant d'entonner le même scandement. À entendre ces mots, allègrement répétés, Orason se sentit nauséeux et l'envie de leur hurler à tous qu'en lui souhaitant un grand règne, ils réduisaient son père en poussière alors que son corps était encore chaud lui brûla les lèvres. Mais Orason se maîtrisa, se contint, et agit comme on lui avait commandé de le faire en pareilles circonstances. Il releva chacun des hommes présents, l'un après l'autre, puis les remercia cérémonieusement pour leur fidélité. Des larmes lui montèrent ensuite aux yeux, inexorablement, et désireux d'éviter qu'on ne le voie pleurer, il tourna le dos aux quatre hommes, puis quitta la chambre royale en courant.
Sur l'ordre de Flavian de NobleVal, le commandant VilFort s'élança à la suite du désormais Roi Orason afin de s'assurer de sa sécurité, puis le Prélat de SaintCieux, le médecin ProbeRond ainsi que le GrandAviseur Flavian lui-même se placèrent au bord du lit royal, puis gardèrent longuement le silence en contemplant le corps sans vie du Roi Constanton.
— Je me désole que mes traitements n'aient pu sauver Sa Noble Altesse, finit par déclarer le médecin royal.
— C'était la volonté du Bénicieux que d'appeler le Roi Constanton à lui, ProbeRond, s'exclama le Prélat Valeran, et penser ainsi comme vous le faites que vos traitements auraient pu contrer l’œuvre de notre Dieu à nous tous, les cordonniens, me paraît affreusement présomptueux.
Le médecin laissa échapper une sorte de rire moqueur que tous notèrent.
— Contestez-vous que la mort résulte de la volonté du Bénicieux, ProbeSieur ? interrogea le religieux.
— Je n'irai pas jusque-là, cher Prélat, et vous concède bien volontiers toute autorité en matière de volonté divine, répondit prudemment le médecin royal. Toutefois, plusieurs décennies de pratique de la médecine m'ont appris que la mort a le plus souvent des raisons parfaitement tangibles.
— Et quelles sont-elles concernant mon frère ? interrogea le GrandAviseur Flavian.
— M'autorisez-vous à vous répondre honnêtement, NobleSieur la Voix ? questionna le médecin royal en usant de l'appellation officieuse que tous employaient en GranQarélie pour désigner le GrandAviseur.
Flavian de NobleVal opina verticalement de la tête.
— Sa Noble Altesse, je le crois autant que je le crains, est morte de ses excès, affirma ProbeRond. Elle en souffrait d'ailleurs chroniquement, comme vous le savez tous, et était régulièrement prise de crises semblables à celle qui lui a été fatale.
Le GrandAviseur trouva les mots du médecin royal difficiles à entendre mais au fond de lui, il partageait son analyse. Constanton aimait bien trop festoyer et en était beaucoup trop gros - sa physionomie, des plus imposantes sur son lit de mort, était là pour en témoigner – et puis, sa propension à boire à foison et à fumer son indécrottable pipe à longueur de journée avaient fini par détériorer sa santé. Le Prélat Valeran, de son côté, partageait lui aussi cette idée que Constanton avait adopté sa vie durant un comportement des plus immodérés, mais il ne compta pas pour autant laisser le dernier mot à ProbeRond.
— Excès ou non, c'est le Bénicieux qui aura décidé de rendre cette crise-là fatale au Roi Constanton; voilà le fin mot de l'histoire ! déposa-t-il sur un ton n’autorisant guère de répartie de la part du membre de la Probité.
À ces mots, ProbeRond leva les yeux au ciel avec exaspération.
— Les médecins n'étant utiles qu’aux vivants, lança-t-il, je me permets de vous demander l'autorisation de me retirer, NobleSieur la Voix !
— Faites, répondit Flavian. De mon côté, je m'en vais trouver la Reine Quentine afin de la prévenir du décès de son époux.
— Il me semble qu'elle prie actuellement dans la chapelle royale en compagnie de ses filles, intervint le Prélat Valeran. Je vais veiller sur le corps du Roi, quant à moi.
— Merci, Votre Sainte Grandeur ! souffla Flavian.
Puis il quitta la pièce en compagnie du ProbeSieur ProbeRond, tandis que le Prélat ferma les yeux puis se lança dans une prière funéraire cordonnienne.
*
Orason, après avoir pleuré toutes les larmes de son corps, allongé sur son lit de NoblePrince, avait fini par s'assoupir d'épuisement et alors qu'il dormait depuis un peu plus d'une heure, il fut tout à coup réveillé par le grincement caractéristique de la porte de sa chambre.
— NobleSieur le Roi, votre mère la Reine m'envoie ! entendit-il, prononcé par Uberin, son valet de chambre.
Orason se tourna sur le côté, entrouvrit légèrement une paupière, mais la lueur du jour l'agressant, il la referma aussitôt. NobleSieur le Roi, se dit-il ensuite, mais pourquoi donc, par les Chantres, les Monstres et les Spectres ce sottard de valet Uberin m'appelle-t-il NobleSieur le Roi ? Ce questionnement enclencha dans son esprit une mécanique funèbre qui l'amena à se rappeler que son père était passé de vie à trépas. La tristesse, qui lui avait alors accordé un volatile instant de répit à l'occasion de son réveil, l'accabla de toute sa pesanteur.
— La Reine est très inquiète, NobleSieur le Roi, ajouta Uberin, et elle désire s'entretenir avec vous, d'où ma présence ici.
— La connaissant, ce serait plutôt à moi de m'inquiéter pour elle, répondit Orason.
Le valet pinça les lèvres avant d'adresser ses plus sincères condoléances à son maître.
— Votre père est-il encore en vie, Uberin ? questionna celui-ci.
— Non, il est mort depuis bien longtemps. Enfin, j’aime à me dire qu’il vit encore, en ma mémoire, comme je pense très souvent à lui.
Orason sourit à cette idée qui lui plut énormément.
— Et puis, j'aime à penser qu'il vit aussi à travers moi, indiqua le valet. Ce que je veux dire, c'est qu'il m'a beaucoup transmis, et que l'homme que je suis doit beaucoup à l'homme qu'il a été. Il adorait par-dessus tout les plaisanteries par exemple, tout comme moi. À ce sujet, il m'a raconté un jour qu’il avait osé faire une boutade au Roi Constanton, lorsqu'il était à son service, et que cela avait failli lui coûter sa place.
— Racontez-moi, demanda Orason avec curiosité.
— C'était à l'époque où le Roi était encore un jeune homme, précisa Uberin. Mon père lui avait rapporté que son amante l'attendait à l'orée du Bois Royal pour une partie fine en forêt lorsqu'il s'agissait du Prélat pour une leçon religieuse !
— Père ne dut pas du tout apprécier cette plaisanterie, supputa Orason.
— Ah ça non! En pénitence, il obligea mon père à l'accompagner à ses leçons religieuses jusqu'à qu'il obtienne sa maturité!
Orason sourit.
— Si d'aventure vous songez à vous essayer à ce genre d'humour avec moi, Uberin, sachez que cela vous en coûtera bien plus cher qu'à votre père !
Ces mots prononcés, il désigna la porte du doigt afin de signifier à son valet qu'il pouvait faire entrer la Reine, et celui-ci quitta alors la chambre.
Cette tendre discussion redonna le moral à Orason, mais bientôt le glas, dont les tintements graves et espacés retentirent pour la première fois, lui fendit le cœur et lui soutira quelques larmes de plus. La Reine Quentine apparut à ce moment-là dans l'entrebâillement de la porte de la chambre de son fils et remarquant le trouble de ce dernier, elle s'approcha du lit, s'y assit, puis lui caressa le visage d'un geste maternel. Malgré son âge, la Reine Quentine était d'une beauté aussi fraîche que celle d'une jeune femme, les rides aux coins des yeux en plus. Ses traits fins, ses longs cheveux roux ondulants jusqu'à ses épaules ainsi que ses yeux d'un bleu clair et pénétrant étaient un véritable ravissement pour le regard. Orason avait hérité en tout cela de sa mère si bien que personne à la cour ne déniait qu'il était un homme des plus charmants. Quentine n'était pas sans l'ignorer, elle non plus, et tandis qu'elle laissait glisser les cheveux bouclés de son fils entre ses doigts fins, elle admira ses traits, qui bien que légèrement souillés par les larmes, lui furent délicieux à observer.
— Vous nous avez manqué tout à l'heure, à vos sœurs et à moi lorsque nous nous sommes recueillies sur la dépouille de votre père.
Elle soupira.
— J'aurais aimé que vous nous accompagniez, Orason, mais votre valet a soutenu que vous aviez exigé de n'être dérangé sous aucun prétexte et je n'ai pas voulu aller à l'encontre de votre ordre, car vous êtes désormais le Roi et que même si je suis votre mère, je dois dorénavant vous obéir. Mais les heures passant, j'ai fini par m'inquiéter pour vous et comme il n'y a aucun ordre qui ne puisse s'opposer à l'inquiétude d'une mère pour son fils, me voici auprès de vous !
— Je voulais simplement rester un peu seul pour pleurer, puis j'ai fini par m'endormir, expliqua Orason. C'est tellement dur pour moi, Mère ! Je l'aimais tellement !
Il se mit à sangloter, le visage comme déformé par la douleur.
— C'est dur pour moi aussi, Orason, avoua Quentine. J'aimais profondément votre père et le savoir parti me brise le cœur !
Larmoyant à son tour, la Reine enlaça son garçon de ses bras et de son amour et tous deux pleurèrent leur perte commune en se serrant très fort l'un contre l'autre. Après quelques minutes, lorsque les flots de larmes se tarirent pour l'un comme pour l'autre, la Reine essuya le visage de son fils à l'aide d'un mouchoir qu'elle tamponna ensuite sous ses yeux ainsi que sur ses joues.
— Lorsque je perdis ma mère, enfant, conta-t-elle en recoiffant les cheveux d'Orason, votre grand-père me confia qu'il croyait dur comme fer que les morts pouvaient nous voir depuis le Monde des Âmes et que cela les attristait toujours que d'observer que nous négligeons de vivre pour trop les pleurer.
Quentine sourit avec mélancolie.
— Durant toute mon enfance, j'ai tâché du mieux que j'ai pu de ne pas négliger de vivre pour ne pas rendre Mère triste là où elle se trouvait.
— Voilà une bien belle croyance, murmura Orason.
— C'est bien plus qu'une croyance, protesta la Reine. C'est la vérité ! Votre père n'apprécierait pas que vous vous morfondiez trop longuement sur son sort !
— Je le sais, sourit Orason. Il me l'a précisé lui-même avant de nous quitter.
Le jeune Roi leva subitement ses yeux bleus vers sa mère.
— À propos de Père, il m'a aussi demandé ce matin de fermer un certain dispensaire situé à Sentelles afin de contenter le Prélat Valeran et d'obtenir de lui qu'il m'accorde promptement ma maturité.
La Reine Quentine, décontenancée par ces quelques mots, fut prise d'un vif mouvement de recul.
— Il ne faut surtout pas faire cela, Orason ! s'emporta-t-elle.
— Mais pour quelle raison, Mère ? questionna le jeune homme. Expliquez-moi, je vous prie !
La Reine resta muette, les poings serrés et la respiration haletante.
— Père m'a dit ce matin que vous vous êtes opposée à la fermeture de ce dispensaire des années durant, reprit Orason. J'en conclus que quelque chose vous lie profondément à cet établissement, mais quoi ? Dites-le moi !
— Je ne le puis ! s'écria la Reine. Votre père m'a fait promettre jadis de ne jamais vous parler de cette histoire !
Orason perdit patience.
— Expliquez-vous immédiatement, Mère ! tonna-t-il. Par ordre de votre Roi !
La Reine Quentine lança un regard stupéfait à son fils, puis elle se saisit d'un oreiller et le serra fort contre sa poitrine.
— Après la naissance de votre sœur Léone, une troisième fille pour votre père et moi, je désespérais et dépérissais de jamais pouvoir mettre au monde un garçon et de jamais pouvoir donner d'héritier à votre père. Et pour tout vous dire, je craignais vraiment qu'il ne me répudie et ne me fasse exiler afin de pouvoir se remarier avec une femme plus jeune qui lui donnerait son fils tant attendu !
— Père n'aurait jamais fait cela ! s'offusqua Orason. Et puis, je doute qu'une telle mésaventure puisse advenir à une Reine !
— Détrompez-vous ! lança Quentine. La Reine Joviène, la première épouse d'Adrian, votre arrière-grand-père, ou encore la Reine Ermine, deux générations plus tôt, furent l'une comme l'autre répudiées puis exilées par leur époux royal !
Orason, qui ignorait tout des destins tragiques de ces deux femmes, prit la main de sa mère dans la sienne afin de l'aider à se calmer.
— Cette période a été très dure pour moi, soupira Quentine. Des lunes durant j'ai craint qu'on ne m'enlève à mes filles et à tous ceux que j'aimais, jusqu'à ce qu'un beau jour, une lueur d'espoir ne pointe à l'horizon lorsque le Bénicieux - je me plais à croire qu'il en est responsable - plaça sur ma route une guérisseresse nidienne.
Orason fronça les sourcils d'incompréhension.
— Les Nidiens sont un peuple qui vit à des centaines et des centaines de milles de mètres au sud de la GranQarélie, non loin des îles de l'exil. Leurs guérisseurs sont réputés pour être les meilleurs du monde !
Le jeune Roi n'avait jamais entendu parler de tout cela et la Reine Quentine poursuivit alors ses explications.
— Il y a beaucoup de légendes qui courent à leur sujet. On dit par exemple qu'ils peuvent soigner des maladies incurables ou qu'ils sont capables de ressusciter les morts. Certains les pensent même sorciers, car ils sont maîtres dans l'art du poison, mais tout cela n'est certainement que fantaisie. Enfin, ce que je puis en dire pour ma part, c'est que la guérisseresse qui s'est occupée de moi - elle s'appelait Arnène - m'a permis de donner la vie à un garçon, ce dont je m'étais révélée incapable de faire jusqu'alors.
— C'est une prouesse tout à fait impossible à réaliser ! s'exclama le jeune Roi.
— Pour les médecins d'ici, confirma la Reine, mais pas pour les guérisseurs de Nidie.
— Vraiment ? Et comment donc cette femme a-t-elle accompli ce prodige, puis-je le savoir ? demanda Orason avec incrédulité.
— Elle m'a fait boire des potions, tous les jours, une lune durant, répondit la Reine. Je dois bien avouer que j'ignore encore aujourd'hui ce qu'elles contenaient au juste, mais ce dont je puis témoigner, c'est que suite à ce régime, je suis immédiatement tombée enceinte et neuf lunes plus tard, j'ai accouché d'un enfant qui avait entre ses cuisses un morceau de chair, comme vous le savez que trop bien, mon fils.
La Reine sourit tendrement à Orason en disant cela. Le jeune Roi, quant à lui, eut besoin de quelques secondes pour digérer ce qu'il venait d'entendre.
— Père vous autorisa à entreprendre tout cela ? interrogea-t-il enfin.
— Évidemment que non, répondit Quentine, j'agis derrière son dos, en secret, car il n'aurait jamais accepté que cette femme ne m'apporte son aide, vous vous en doutez bien. Je dus par contre lui avouer toute la vérité après votre naissance. J'avais fait la promesse à la guerisseresse Arnène que sitôt qu'un garçon sortirait de mes entrailles, son père – comment s'appelait-il déjà... Nénon ! - serait libéré du purgatoire de la ville où il était détenu, et comme je n'avais pas le pouvoir de réaliser cela seule, je n'eus d'autre choix que de raconter toute cette histoire à votre père.
— Comment prit-il la chose ? interrogea Orason.
— Mal, comme vous pouvez vous l'imaginer, grimaça la Reine. Il avait très peur qu'on apprenne qu'une étrangère avait interféré dans votre naissance et qu'on raconte que le NoblePrince Héritier était né par de la sorcellerie ! Il se mit alors en tête de faire enfermer la guérisseresse avec son père et de les laisser tous deux croupir à jamais dans un cachot du purgatoire, mais je refusai tout net cette horrible idée ! La guérisseresse Arnène m'avait aidé à obtenir ce que je chérissais le plus au monde – vous, Orason, mon petit garçon - et il était hors de question que je renonce à la promesse que je lui avais faite. Je fus donc très ferme avec votre père et pour une fois, il m'écouta et se résolut à faire libérer cet homme !
La Reine sourit en contant ces événements, car elle avait toujours gardé une grande fierté d'être parvenue ce jour-là à tenir tête à son époux.
— Constanton souhaita toutefois rencontrer la guérisseresse Arnène et son père en personne afin de les remercier pour leur aide et nous les reçûmes ainsi au Palais Royal. À cette occasion, il leur promit subitement de le leur offrir ce qu'ils désiraient le plus au monde, car c'était bien cela qu'eux-mêmes avaient fait pour nous en nous donnant un fils et tous deux, sans même se concerter, demandèrent à pouvoir disposer des terrains et des bâtiments de l'ancienne carrière royale de Sentelles, d'où l'on extrayait jadis de l'or et d'autres métaux abandonnés là par les Anciens Hommes. Votre père, sans même y réfléchir, leur accorda tout cela puisque ces bâtiments comme ces terrains n'étaient plus que des friches abandonnées et la guérisseresse comme son père en furent transportés de bonheur, car c'était leur rêve que d'ouvrir à cet endroit-là un dispensaire où ils pourraient s'occuper de démunis, d'orphelins et de malades.
— Père fut malin, fit remarquer Orason. Il donna à ces gens quelque chose d'inestimable à leurs yeux afin de s'assurer de leur loyauté.
— Vous ne croyez pas si bien dire ! s'exclama la Reine. Le bougre ne leur avait fait ce cadeau que pour disposer d'un moyen de pression sur eux et il le leur fit bien comprendre en les menaçant de brûler leur dispensaire et exiler tous ses occupants jusqu'au dernier s'il advenait que quiconque apprenne jamais le rôle qu'ils avaient joué dans votre naissance !
— Et je déduis de ce que le dispensaire est encore entier à ce jour que le stratagème de Père s'est avéré efficace.
— Effectivement, acquiesça la Reine. Nous n'avons jamais eu vent d'une quelconque rumeur concernant votre naissance.
— Ce qui signifie que cette guérisseresse et son père mis à part, seule vous et moi sommes aujourd'hui en connaissance de ces événements ?
— C'est bien cela, confirma la Reine. Votre père avait très peur qu'une éventuelle divulgation de toute cette histoire ne vienne entacher votre légitimité de Roi et ainsi il exigea que personne ne soit jamais mis au courant, pas même votre oncle ni vos sœurs.
— Ni même moi, fit remarquer Orason.
— Votre père avait peur que vous soyez troublé par ces révélations et il m'interdit strictement de jamais vous en parler, en plus de me le faire promettre.
Orason réalisa que cela avait véritablement peiné sa mère que d'avoir manqué à sa parole, et il posa alors sa main sur celle de cette dernière.
— Vous n'avez point fauté, Mère, s'écria-t-il. Vous avez simplement obéi à un ordre de votre Roi. Et puis, à vrai dire, je ne suis troublé que par l'attitude du Prélat Valeran dans cette affaire. Pourquoi donc souhaite-t-il la fermeture de ce dispensaire si l'on y soigne des malades et y héberge et nourrit des démunis ?
Quentine pinça les lèvres de dépit.
— Pour le Prélat Valeran comme pour tous les membres de la Sainteté, s'occuper des nécessiteux constitue une mission confiée par le Bénicieux à leur ordre, et ainsi ils estiment que seuls des Saints doivent pouvoir s'en acquitter. Le GranCordon Aron, le Prélat Valeran et le Cordon du village de Sentelles n'ont ainsi eu de cesse au fil des ans de demander la fermeture de ce dispensaire, mais votre père a toujours refusé de la leur accorder, parce qu'il savait que je ne laisserais jamais une telle chose advenir !
La Reine Quentine serra les mains de son fils dans les siennes.
— J'ai la profonde conviction, Orason, que sans la guérisseresse Arnène, je n'aurais jamais donné la vie à un garçon ! Cette femme nous a donc offert à votre père et à moi, non seulement ce que nous désirions le plus au monde, mais aussi ce que nous n'aurions jamais pu obtenir sans elle. En contrepartie, nous lui avons fait don, à elle ainsi qu'à son père, de ce que tous deux désiraient le plus au monde et qu'ils n'auraient jamais pu acquérir sans nous ; leur dispensaire. Et je crains, Orason, que si l'on permettait qu'il le leur soit repris, quelque chose ne puisse vous arriver !
Le jeune Roi déglutit avec crispation.
— Père m'a demandé ce matin, sur son lit de mort, de fermer ce dispensaire afin d'assurer avec promptitude la perpétuation de notre dynastie familiale et vous me demandez maintenant de ne pas m’y résoudre car cela pourrait entraîner ma perte! Je dois vous avouer, Mère, que je suis un peu perdu et que je ne sais que décider !
— Il vous faudra néanmoins faire un choix, mon fils, un choix lourd de conséquences ! l'avertit la Reine.
La porte des appartements nobleprinciaux s'ouvrit tout à coup. Des bruits de pas résonnèrent ensuite dans l'antichambre puis, un instant plus tard, les NoblePrincesses Jane, Basine et Léone déboulèrent dans la chambre d'Orason. Jane, l'aînée, avait hérité des cheveux bruns de son père, ainsi que de sa corpulence, qu'elle avait d'ailleurs transmise à ses propres enfants. Son visage rond et son sourire doux lui donnaient néanmoins une agréable physionomie. La cadette, Basine, était potelée comme Jane, mais au contraire de sa sœur, son visage était des plus disgracieux avec des cheveux roux qui semblaient rêches, des yeux trop petits, un menton proéminent et des lèvres presque inexistantes. Le sort, bien cruel avec elle, avait au contraire béni Léone. Ses cheveux roux brillaient, ses yeux bleus ciel pénétraient l'âme et ses lèvres rouges attiraient le regard et attisaient l'appétit. Les trois sœurs s'assirent au bord du lit d'Orason, les yeux emplis de tristesse, puis sans prononcer le moindre mot, elles s'approchèrent de leur petit frère puis l'enlacèrent de tout leur amour.
— Nous vous consolions toujours de la sorte toutes les trois lorsque vous étiez petit et que quelque malheur vous arrivait, sourit Jane.
De dix ans plus âgée qu'Orason, sa sœur aînée se trouvait être la NobleDame de ColVil depuis son mariage avec Hugon de ColNoble, le Seigneur de la ville. Leur union avait engendré deux enfants, un garçon de dix-et-un ans, Caterin - désormais héritier du NobleTrône - ainsi qu'une fille prénommée Pépine, de trois années plus jeune que son frère. Tous quatre résidaient à ColVil, une petite bourgade située à deux jours de carrosse de la capitale.
— Cela vous redonnait toujours le sourire que vos trois sœurs soient à vos petits soins ! ajouta Basine.
La sœur cadette d'Orason, de quatre années plus âgée que lui, avait été mariée deux ans plus tôt au Ministre du Culte et deuxième fils du GranCordon Aron, Pierin de SaintCieux. Cette union entre deux membres d'ordres différents était exceptionnelle et s'expliquait par la tradition de l'Alliance qui commandait au Roi et au GranCordon de marier ensemble, à chaque génération, l'un de leurs enfants respectifs. Les deux époux n'avaient pas encore d'enfant et résidaient à quelques pas du Palais Royal, dans le QuartSaint de la capitale.
— Nous avons bien conscience que notre soutien est bien dérisoire face à votre souffrance, Orason, mais nous tenions à vous montrer que nous sommes là pour vous ! déclara Léone.
La plus jeune des trois sœurs, la NoblePrincesse Léone, était âgée de deux années de plus qu'Orason. Elle n'avait obtenu sa maturité que quelques lunes plus tôt et n'était point encore mariée et par conséquent, elle vivait toujours au Palais Royal dans ses appartements de NoblePrincesse.
— Mes filles, s'exclama tout à coup la Reine Quentine, vous semblez oublier que votre frère est désormais le Roi. Il n'est donc plus question que vous veniez le déranger dans sa chambre de telle indécente manière ! Allez donc l'attendre dans la salle à manger, où il vous y rejoindra dès qu'il sera présentable !
Sans piper mot, les trois sœurs se levèrent et sortirent de la chambre de leur frère comme elles y étaient entrées, en un coup de vent. Leur mère, après avoir déposé un baiser sur la joue de son fils, leur emboîta le pas.
Orason arriva dans la salle à manger le quart d'une heure plus tard. Il revêtait alors un gilet de cuir par-dessus une chemise, ainsi que des pantes et des bottines à talon, le tout dans des teintes bleu nuit, le bleu du deuil chez les Nobles. Ses cheveux roux étaient maintenant coiffés et sa courte barbe arrangée et peignée. Les trois sœurs observèrent Orason d'un regard singulier lorsqu'il entra dans la pièce. Il était maintenant le Roi, leur petit frère, et elles lui en trouvèrent définitivement l'allure. Un valet de cuisine vint bientôt s'enquérir des souhaits de chacun pour le déjeuner mais l'ambiance n'étant pas au festin, tous s'accordèrent pour ne se faire servir que du potage. Les quatre frères et sœurs le dégustèrent dans un silence presque religieux, seul Orason venant à bout de sa bolée, lorsque Basine ne toucha pas même à la sienne. Le déjeuner terminé, l'on se rendit dans le salon royal où Léone proposa de partager quelques parties de Quatre Ordres en l'honneur de leur père dont c'était le jeu de cartes favori, et aussi en souvenir du bon vieux temps où tous les cinq y jouaient ensemble. Jane et Orason acquiescèrent immédiatement à cette idée alors que Basine s'y refusa, arguant qu'il était des plus inconvenants, selon elle, de s'amuser à l'occasion d'une journée de deuil. La NoblePrincesse resta ainsi à l'écart et se cacha les yeux derrière sa main tout en récitant des prières cordoniennes à voix basse, tandis que Léone distribuait les cartes.
— Combien de parties pensez-vous que nous avons partagées avec Père durant toutes ces années ? demanda Orason.
— Des centaines, assurément, répondit Jane.
— Bien plus que cela, des milliers ! surenchérit Léone.
Tous trois rirent.
— Vous rappelez-vous comment Père se mettait en colère lorsqu'il perdait ? interrogea Orason avec le sourire.
— Et comment il trichait ! intervint Léone.
— Pour cela, il n'était point le seul ! ajouta Jane.
Les deux sœurs dévisagèrent Orason, qui en temps normal aurait immédiatement dénié ces accusations mais s'en abstint étrangement. Il était en fait pris par l'émotion, car il venait de retourner ses cartes et que l'une d'entre elle était celle du Roi, dont le visage avait été dessiné en suivant les traits de son père.
— Je commence, s'écria soudain Léone, qui avait compris de quoi il en retournait. Orason, je vous demande le Roi !
L'intéressé revint à la réalité puis donna bon gré mal gré la carte à sa sœur. Léone obtint ensuite celle du Gouverneur ainsi que celle du Ministre de Jane et comme elle était déjà en possession de celle du Seigneur, de celle de la Reine ainsi que de celle de la Voix depuis le début du jeu, elle étala les six cartes qui composaient l'ordre de la Noblesse sur la table. Au même moment, la véritable Voix, celle constituée de chair et d'os, entra dans le salon et tous saluèrent puis embrassèrent chaleureusement l'oncle Flavian, avant de poursuivre leur partie de cartes.
Flavian de NobleVal, qui tenait plutôt du côté maternel, ne présentait que bien peu de ressemblances avec son frère aîné, qui avait été le portrait craché de leur père. Il était un homme plutôt svelte de corpulence lorsque Constanton, au contraire de lui, avait toujours été pour le moins bedonnant, et tandis que celui-ci, sa vie durant, avait dominé ses contemporains de sa haute stature, Flavian ne s'était jamais démarqué du commun des mortels de par sa taille. L'aîné avait aussi pris le parti, depuis ses jeunes années, de laisser croître sur ses joues et son menton une large barbe lui recouvrant le visage jusqu'aux pommettes, quand Flavian avait toujours préféré un rasage de près laissant à voir son nez aquilin, ses joues creusées ainsi que ses lèvres pincées. Les deux frères, bien différents physiquement, s'étaient également distingués par leur personnalités aux antipodes l'une de l'autre. Constanton, jusqu'à sa mort, avait en effet été un homme extraverti et impétueux qui s'était abandonné avec allégresse à tous les plaisirs se présentant à lui, tandis que Flavian, qui se caractérisait par un calme et une impassibilité à toute épreuve, avait toujours fait preuve d'une certaine frugalité dans son mode de vie. Il aimait d'ailleurs beaucoup à apprendre à ceux qui s'étonnaient de ces différences notables entre son tempérament et celui de Constanton qu'il n'y avait rien de bien étonnant en cela, car dans toute fratrie royale, le frère aîné, éduqué en Roi, était préparé à diriger et à régner, quand le frère puîné, dont le destin était de devenir GrandAviseur, était formé à conseiller.
L'oncle Flavian suivit avec intérêt le déroulement de la partie de Quatre Ordres jusqu'à son terme et la victoire de Léone par trois ordres à son actif – ceux de la Noblesse, de la Vilénie et de la Probité - contre un seul pour Orason – celui de la Sainteté - et aucun pour Jane. Il s'approcha ensuite de son neveu puis posa ses mains sur ses épaules. Orason comprit immédiatement ce que cela signifiait et il se leva alors, puis suivit son oncle qui le mena jusque dans l'antichambre des appartements royaux.
— D'ici à quelques jours, Orason, il vous faudra vous installer ici, souffla Flavian.
— Dans les appartements de Père ! s'exclama Orason.
— Non, dans les appartements royaux, corrigea son oncle. Vos appartements, puisque vous êtes dorénavant le Roi !
Flavian poussa la porte située sur la droite de l'antichambre et les deux hommes entrèrent dans la salle du Conseil Royal. Au milieu de la pièce trônait une grande table ovale ornée d'une magnifique nappe bleue, finement brodée. Sept sièges l'entouraient, le siège royal, celui du GrandAviseur et ceux des cinq Ministres que comptait le Royaume. Orason, sur l'invitation de son oncle, s'approcha de la table, puis s'installa sur le siège royal. Flavian s'assit à ses côtés, sur le siège du GrandAviseur.
— Depuis la mort de votre père, ce matin, vous êtes le Roi de GranQarélie, Orason, et un des deux Monarques du Royaume aux côtés du GranCordon Aron, déclara Flavian. Deux des trois grands pouvoirs, le pouvoir de gouverner les corps et le pouvoir de gouverner les biens sont désormais vôtres, le GranCordon jouissant de son côté du pouvoir de gouverner les âmes.
Orason acquiesça.
— Détenir ces pouvoirs s'accompagne d'obligations, poursuivit Flavian. Il vous faudra à l'avenir participer aux Conseils Royaux, ici-même, dans cette salle, et y prendre de difficiles décisions, avec mon aide ainsi que celle de vos Ministres. Il vous appartiendra aussi d'assister aux audiences royales et de juger si les sujets qui s'y présentent méritent assistance ou non. Et puis, une multitude d'autres tâches subsidiaires vous attendent également, comme être présent aux offices religieux les plus importants, par exemple !
À entendre cette énumération, Orason soupira pour seule réponse.
— Tout cela ne sera pas facile ! Comment diriger un Royaume fort de vingt-et-deux centaines de milliers d'âmes pourrait-il l'être ? ajouta Flavian. De surcroît, il sera de votre responsabilité d’œuvrer, avec l'aide du GranCordon, à maintenir une certaine concorde dans le Royaume, entre les deux Hauts Ordres, la Noblesse, l'ordre de ceux qui gouvernent, votre ordre, Orason, et la Sainteté, l'ordre du GranCordon et de ceux qui prient, mais également avec les deux Bas Ordres, qui, malgré ce qu'ils sont, ne devront pas être négligés, car la Probité, l'ordre de ceux qui travaillent, concourt à la prospérité du Royaume, et la Vilénie, l'ordre de ceux qui combattent, assure sa sûreté !
Orason finit par tiquer.
— Je n'ai jamais eu d'intérêt pour la politique, mon oncle et je suis certain, de plus, de ne pas avoir la moindre habileté en la matière ! Je doute donc d'être la meilleure personne qui soit pour siéger sur le NobleTrône !
— Vous êtes le fils aîné du Roi Constanton de NobleVal, Orason, répliqua Flavian, et quelles que soient vos appétences et vos compétences, selon les lois de notre Royaume, vous êtes le Roi de GranQarélie ! Il vous faut l'accepter, il n'y a guère d'alternative !
Orason acquiesça, de mauvais cœur, car il savait que son oncle était dans le vrai. En GranQarélie, tout fils aîné se devait de succéder à son père, qu'il le voulait ou non. C'était une règle qui s'imposait à tous, quel que soit celui des quatre ordres auquel on appartenait et quelle que soit la profession que l'on exerçait. Ainsi, au sein de la Noblesse, à la mort du Roi, son fils aîné, le NoblePrince Héritier, s'asseyait sur le NobleTrône et de la même manière, les fils aînés des Gouverneurs ou des Seigneurs succédaient à leurs pères. Il en allait de même pour la Sainteté, qui voyait les fils aînés des Cordons prendre la place de leurs pères derrière l'autel après le départ de ces derniers pour le Monde des Âmes ; pour la Probité, où les fils aînés de paysans, de boutiquiers et d'artisans héritaient des terres, des échoppes ou des métiers de leurs pères et enfin pour la Vilénie, où tout fils aîné de garde, de frère ou de soldat était destiné à défendre ses concitoyens, se battre et périr au même poste que celui qu'occupait son père.
— Avec les années et l'expérience, ajouta Flavian, vous deviendrez un adroit gouvernant, Orason, et je n'ai pas le moindre doute que vous prendrez dès lors grand plaisir à remplir vos obligations !
Sur ces mots, il se releva, invita son neveu à l'imiter, puis une fois en marche vers l'antichambre, il lui apprit que la dépouille de son père avait été menée dans la salle funéraire du Palais où le Prélat Valeran les attendait.
Les deux hommes quittèrent les appartements royaux, s'engagèrent dans le grancouloir, descendirent le grandescalier, prirent sur leur gauche dans le granvestibule puis traversèrent la galerie des fêtes avant de finalement rejoindre la galerie des Reines et de s'arrêter au devant de la salle funéraire qui se trouvait juste à côté de la chapelle royale.
— Il va vous falloir être fort, Orason, l'avertit Flavian, car ce que vous allez voir sera très difficile à soutenir !
Le jeune Roi acquiesça avant que son oncle ne pousse la porte et que tous deux n'entrent dans la salle funéraire. Le Prélat Valeran se trouvait là, occupé à veiller le corps sans vie du Roi Constanton. Oncle et neveu s'approchèrent lentement puis Orason posa son regard sur le visage sans vie de son père. Il fut alors désemparé de voir ce dernier pâle, froid, inanimé, mort, et affligé par la tristesse, il ne put retenir ses larmes.
— Cette douleur qui vous accable, Orason, restera pour vous un compagnon éternel, déclara Flavian tout en tendant un mouchoir à son neveu. Vous n'aurez donc d'autre choix que de la dompter et de vivre avec elle. Et ce sera dur, très dur, mais il vous faudra y parvenir !
Le jeune Roi acquiesça à ces sages paroles de son oncle, tout en réalisant que ce dernier, qui avait perdu sa femme et son enfant des années plus tôt, s'exprimait en parfaite connaissance de cause. Il se moucha ensuite, et ce faisant, il eut l'impression de déceler autour de lui une douce odeur suave. Surpris, il huma l'air avec concentration et en arriva à la conclusion que la fragrance provenait de la dépouille.
— Le corps de Père sent l'amande, confia-t-il.
— On raconte que les hommes d'une grande noblesse ainsi que ceux d'une grande sainteté dégagent une douce et agréable odeur après leur mort, intervint le Prélat Valeran. On appelle cela une odeur de noblesse ou une odeur de sainteté, suivant l'ordre auquel appartenait la personne décédée.
— Cela signifie-t-il que Père était un grand Roi ? questionna Orason.
— Absolument ! confirma Flavian, qui se pressa de répondre avant le Prélat.
Celui-ci ne trouva pas approprié d'ajouter quoi que ce soit et proposa simplement aux deux Nobles de prier pour l'âme du défunt.
Quelques instants plus tard, l'on toqua à la porte de la salle funéraire. L'oncle Flavian ouvrit.
— Oui, commandant VilFort ? s'écria-t-il en apercevant le chef des gardes d'ÉrineVil en face de lui.
— L'embaumeur royal est arrivé et souhaite avoir accès à la dépouille, annonça ce dernier.
— Faites-le entrer, ordonna Flavian.
Le commandant s'éloigna, puis reparut l'instant d'après en compagnie de l'embaumeur, qui effectua une très franche révérence à l'égard d'Orason, puis deux autres, légèrement moins prononcées en direction du GrandAviseur et du Prélat. Tous trois répondirent par un léger hochement de tête.
— Vivian ProbeCoque, embaumeur royal, bafouilla ensuite l'homme, visiblement peu à l'aise face aux grands de son monde.
Il jeta un rapide coup d’œil sur le corps, puis pinça les lèvres.
— Toutes mes condoléances, Votre Noble Altesse, ajouta-t-il.
Orason le remercia, puis ProbeCoque explicita avec davantage d'assurance les détails techniques du travail qu'il effectuerait dans les heures qui suivraient. Il énuméra les vinaigres et alcools, ainsi que les herbes et épices qu'il utiliserait et qui retarderaient le processus de putréfaction. Il voulut également évoquer les organes qu'il prélèverait mais le Prélat, avec dégoût, lui fit signe de sauter ce chapitre-là et l'embaumeur conclut alors en assurant au Roi et au GrandAviseur que des visites quotidiennes de sa part viendraient garantir que la dépouille dégagerait une odeur agréable jusqu'à sa mise en bière.
— Plutôt que de meurtrir le corps de mon père de si horrible façon, ProbeSieur, ne pourriez-vous pas simplement le laisser reposer en paix puisqu'il dégage une odeur de noblesse tout à fait agréable ? interrogea Orason.
Il fut évident, à l'air totalement coi de l'embaumeur, que celui-ci ne comprit pas à quoi le Roi faisait référence, et en conséquence de cela, le GrandAviseur Flavian se lança dans quelques rapides explications. À leur suite, ProbeCoque, visiblement incrédule, s'approcha de la dépouille, la renifla, puis perçut l'odeur amandée, à son grand étonnement. Il réfléchit alors et réalisa que quelqu'un avait tout simplement dû parfumer le corps après la mort du Roi et il se gaussa de ce que les Nobles mais aussi les Saints, vaniteux à souhait, étaient capables d'inventer pour se persuader de leur propre excellence. Évidemment, il se garda bien d'évoquer un traître mot de tout cela à voix haute.
— Cette odeur de noblesse, aussi fabuleuse et exceptionnelle soit-elle, Votre Noble Altesse, déclara-t-il parfaitement hypocritement, est très volatile et délicate, et fort rapidement, j'en ai bien peur, les odeurs de putréfaction la couvriront.
Orason et Flavian échangèrent un regard, puis l'oncle se chargea de répondre :
— Faites ce qui est nécessaire, ProbeSieur, nous vous faisons confiance.
— Très bien, répondit ProbeCoque. Je m'attellerai à la tâche jusque dans la nuit et ainsi, le corps sera prêt au petit matin.
— J'ordonnerai donc tout à l'heure au crieur royal d'annoncer le début des recueillements pour demain, lança le GrandAviseur.
— Il nous faut également fixer la date du GrandOffice Royal, rappela le Prélat Valeran.
Au cours de cette longue cérémonie devaient être célébrés les obsèques du Roi défunt puis le sacre du nouveau Roi immédiatement après.
— Le GranCordon Aron, qui l'officiera, reprit le Prélat après un instant de réflexion, devra rejoindre la capitale depuis VilDieu accompagné de toute sa famille, donc en carrosse. Il lui faudra en conséquence trois quartaines de lune au moins avant d'arriver à la capitale.
— Par ce froid, ajouta le GrandAviseur, c'est au moins une lune entière qu'il faudra aux Nobles et aux Saints de l'ouest du Royaume pour arriver de MerVive ou de SaintIsidor, sans compter qu'ils n'apprendront la mort du Roi que dans une quartaine si les chevaucheurs partis en fin de matinée font bonne route, deux sinon. Ce qui fait au total une durée approximative de six quartaines.
— Dans six quartaines adviendra justement le Jour Sacré de la prochaine lune, intervint le Prélat. Il serait donc judicieux d'organiser les célébrations ce jour-là, car à la nuit tombée, la pleine lune viendra illuminer le ciel, offrant alors un symbole de grandeur au Roi Orason en ce jour qui verra son sacre.
— ProbeSieur ProbeCoque, s'écria Flavian, vos alcools et vinaigres pourront-ils maintenir le corps en l'état durant six quartaines ?
— Ils le pourront, répondit le Probe.
Le GrandAviseur se tourna vers son neveu pour obtenir son assentiment.
— Tout cela convient au Roi, dit Orason.
— La date du GrandOffice Royal est donc arrêtée ! s'exclama Flavian.
— Je m'en vais immédiatement en informer Sa Sainte Altesse, lança le Prélat.
— Et moi chercher mon matériel, ajouta ProbeCoque.
Tous deux quittèrent la salle funéraire, laissant Orason et Flavian seuls auprès du corps sans vie du Roi Constanton. Oncle et neveu se tournèrent alors face à la dépouille puis se recueillirent, côte-à-côte, durant plusieurs minutes, avant que l'oncle Flavian ne finisse par briser le silence :
— Dans quelques jours aura lieu la cérémonie d'ouverture du testament de votre père, ce qui sera votre première sortie publique en tant que Roi. Celle-ci comprendra quelques usages assez complexes qu'il vous faudra connaître et respecter. Aussi, je vous propose de nous rencontrer dès demain pour en parler.
— Très bien, mon oncle, répondit le jeune Roi, comme il vous plaira.
Flavian sourit à son neveu, posa sa main sur son épaule, puis jeta un discret coup d’œil à la dépouille de son frère avant de quitter la salle funéraire. Orason, une fois seul, resta immobile quelques instants, puis il s'approcha du corps. Il tendit ensuite sa main avec hésitation vers celle de son père, jusqu'à la frôler, et il fut alors prit d'un violent mouvement de recul, car la main était froide, froide comme la mort. Saisi d'effroi, Orason sortit de la salle funéraire dans la précipitation puis courut jusqu'à ses appartements de NoblePrince.
Une fois dans sa chambre, Orason se jeta sur son lit. Il se saisit ensuite du bougeoir qui se trouvait sur sa table de nuit, le plaça sur sa poitrine, puis observa paisiblement la flamme de la bougie onduler au gré de ses inspirations et expirations, comme il aimait à le faire pour se détendre. Tout à coup, il fut extirpé de son agréable passe-temps par des cris provenant de l'extérieur. Il reposa le bougeoir sur son meuble de chevet, s'approcha des fenêtres puis ouvrit légèrement l'une d'entre elles. Il s'agissait du crieur royal qui hurlait son texte depuis le NobleBalcon. Orason prêta l'oreille et put distinguer quelques mots : « mort du Roi », « tristesse », ou encore « recueillement ». L'idée que la foule se presserait dès le lendemain matin en masse devant le Palais Royal afin de se recueillir sur la dépouille de son Roi bien-aimé réchauffa le cœur d'Orason, qui referma la fenêtre puis se recoucha. Quelques minutes plus tard, un autre bruit se fit entendre, mais en provenance de l'intérieur de la chambre, cette fois. Le jeune Roi comprit immédiatement qu'il s'agissait de la porte dérobée qui venait de s'ouvrir doucement, puis de se refermer. Le visage tourné vers l'autre côté de la pièce, il ne vit pas qui était entré, mais il ne se retourna pas pour autant, car il savait bien que c'était elle.
— Si vous venez pour m'assassiner, faites-le, car mourir sera une délivrance pour quiconque a le cœur qui saigne comme le mien ! plaisanta-t-il à l'adresse de sa visiteuse.
Un bruit métallique semblable à celui d'un poignard que l'on sort de son fourreau se fit entendre. Horrifié, Orason sursauta puis se retourna, pour finalement s'apaiser l'instant d'après. C'était bien elle, Bonine, son amante, qui venait de s'amuser à ses dépens en l'effrayant un peu.
— Petite garce ! jeta le jeune Roi.
— Vous avez eu la peur de votre vie, mon cher ! répondit Bonine en riant espièglement.
— Pas le moins du monde ! protesta Orason. Je savais très bien que c'était vous !
Bonine rejoignit son amant sur le lit puis elle l'embrassa sur la bouche avant de l'enserrer affectueusement. L'accolade terminée, le jeune Roi posa tendrement ses yeux sur elle. Bonine avait le visage rond, les cheveux d'une douce blondeur et ses yeux souriaient autant que sa bouche, généreuse, comme l'étaient aussi sa poitrine et ses fesses. Orason, apaisé rien qu'à poser son regard sur la jeune femme, lui prit la main, et la chaleur de celle-ci le réconforta.
Les deux jeunes gens s'étaient rencontrés pour la première fois quelques lunes plus tôt, dans les écuries royales où Orason se rendait dans le but de monter Impétueux, son palefroi favori. À son arrivée, il avait trouvé la jeune valette d'écurie affairée à brosser sa monture et les mouvements de va et vient qu'elle effectuait alors et qui provoquaient d'amples rebonds de sa poitrine lui avaient mis les sens en éveil en une fraction de seconde. Le NoblePrince, sans attendre, avait rejoint Bonine dans le box, puis l'avait séduite en quelques phrases rondement formulées, si bien qu'en moins de temps que nécessaire pour le dire ils s'étaient retrouvés tous deux couchés l'un sur l'autre, dans la paille, aux pieds d'Impétueux qui était resté complètement indifférent à ce spectacle pourtant inhabituel pour lui. Quelques tours aux écuries plus tard, Orason, tant las de s'acoquiner entouré de canassons que bouillant d'ardeur pour la lasciveté de la jeune valette, avait confié à celle-ci les deux clés nécessaires pour le rejoindre secrètement dans ses appartements, celle qui depuis l'extérieur donnait accès au corridor secret traversant le Palais Royal et celle qui permettait d'ouvrir la porte dérobée menant à sa chambre à coucher.
La présence de Bonine à ses côtés réconforta Orason. Dans un moment de deuil comme celui qu'il vivait alors, il apprécia d'avoir une oreille attentive et amoureuse au creux de laquelle rapporter ses tourments. Et il en profita pour être exhaustif. Il raconta tout à son amante, et en détails, ne gardant pour lui que les révélations de sa mère concernant sa conception, jugeant qu'il était inconvenant qu'une simple Probe soit informée que le Roi de GranQarélie avait bénéficié de l'aide d'une femme étrangère considérée par beaucoup comme une sorcière pour venir au monde. Bonine écouta Orason avec patience et empathie et ce ne fut que lorsqu'il eut achevé toutes ses confidences qu'elle se livra enfin sur ce qui la tracassait et la tiraillait depuis qu'elle avait entendu le glas résonner un peu plus tôt dans la journée.
— Vous êtes désormais le Roi, Orason, lui dit-elle en se mettant à pleurer, et très bientôt, je le sais, l'on attendra de vous que vous preniez femme et que vous enfantiez pour donner au Royaume un héritier ! Et alors, qu'adviendra-t-il de moi ?
Le jeune homme sourit avec tendresse à Bonine avant de serrer affectueusement ses mains dans les siennes.
— Même marié, vous resterez mon amante et je continuerai à vous fréquenter, je vous le promets ! déclara-t-il solennellement.
Orason avait conscience en prononçant ces mots que tout ne se passerait sans doute pas comme cela, mais ce furent les paroles qu'il désira prononcer sur le moment. La jeune valette, de son côté, aurait préféré entendre de son amant que malgré leur appartenance à deux ordres différents, c'est elle qu'il épouserait tout comme l'avait fait jadis le Roi Oton avec la Reine Morine, pourtant une Probe elle aussi. Mais au fond d'elle, elle ne fut pas mécontente de la promesse qu'Orason lui avait faite de continuer à la côtoyer même lorsqu'il aurait pris femme, car ce qu'elle craignait le plus au monde était d'être abandonnée par son noble amant. Bonine sourit donc, les yeux et les joues pleines de larmes, puis les deux jeunes gens s'étreignirent longuement. À cette occasion, la valette se mit à caresser Orason entre les cuisses, par-dessus ses pantes. Elle n'avait pas vu son NoblePrince - enfin, son Roi désormais - depuis quelques jours et elle était très envieuse de le sentir en elle.
— Voyons Bonine, mon père est mort ce matin ! lui lança Orason en retirant ses mains de son entrejambe. Je n'ai pas la tête à cela !
— Votre tête n'est peut-être pas à cela, mais votre virilité l'est sans conteste, répondit Bonine en faisant constater à Orason l'effet aphrodisiaque que ses caresses avaient d'ores et déjà eues sur lui.
Le jeune homme soupira, puis repensa aux mots que lui avaient adressés son père le matin même : « Ripaillez, buvez et fourrez tout votre soûl, encore et encore, car il n'y a rien de plus vrai que le plaisir en ce bas monde ! » Il ne put ensuite s'empêcher de sourire et ce faisant, il cessa de lutter et laissa Bonine disposer de lui. La jeune valette poursuivit alors ses caresses, voluptueusement, puis finit par déclarer, d'une diction coquine :
— Je n'ai jamais dégusté un Roi et je veux savoir quel goût ça a !
Et l'instant d'après, elle joignit le geste à la parole.
Chapitre 2: “La réunion des treize”
Nénon errait depuis des heures dans le noir profond de la nuit sans lune lorsque le tintement des cloches du Cordonnaire de Sentelles se fit entendre au loin. Le vieil homme, surpris que le petit matin ne poigne déjà, réalisa que les mille questions qui avaient trotté sans discontinuer dans sa tête depuis la veille lui avaient fait perdre la notion du temps. Las, mais pas mécontent d'être arraché à ses idées noires, Nénon prit la direction du dispensaire, puis lorsqu'il arriva sur place, il en sonna la cloche afin d'éveiller les membres de sa communauté. Éliène fut la première à paraître à la porte des dortoirs, comme chaque matin. Elle traversa la cour, en chantonnant et en baladant sa canne devant elle de gauche à droite, puis elle s'arrêta tout près de Nénon. Ce matin-là, la jeune fille au visage joufflu et aux longs cheveux blond foncé n'avait pas encore caché ses yeux laiteux derrière les lunettes opaques qu'elle portait généralement, car la lumière du jour, presque inexistante, ne l'incommodait point encore, mais aussi parce qu'elle acceptait que Nénon puisse la voir telle qu'elle était. Tout à coup, elle tendit sa canne en avant et décocha gentiment un coup au vieil homme au niveau de l'abdomen.
— Touché ! s'écria-t-elle en riant.
Les petits yeux bruns de Nénon se plissèrent, accentuant les rides que le temps avait forgé sur son front, ses pommettes et ses tempes, et derrière sa barbe blanche un peu folle qui s'achevait sous son menton par deux petites nattes, ses lèvres esquissèrent un tendre sourire grand-paternel.
— En plein dans le mille ! lança-t-il, amusé.
L'instant d'après, il saisit la main que la jeune fille lui tendait puis il la guida à travers la cour du dispensaire, le long du petit pont, puis sur le chemin de terre qu'il fallait emprunter pour atteindre leur destination matinale, le pigeonnier. Du temps de la carrière royale, la bâtisse, une simple tour, avait une fonction de guet et les veilleurs, de son sommet, scrutaient les environs afin de débusquer d'éventuels chapardeurs venant voler de l'or, de l'argent ou quelque autre métal. Nénon l'avait aménagé en un abri agréable pour ses pigeons et depuis, il aimait à savoir qu'il ne se trouvait plus là-haut que des êtres bienveillants qui ne dénonceraient jamais plus personne.
Lorsque Nénon ouvrit la porte de la tour, des pigeons se mirent à voleter en tous sens et à faire un vacarme assourdissant. L'un d'eux se posa même sur l'épaule du vieil homme, qui le caressa sous le cou. C'était Flèche, son pigeon préféré, qui se laissa faire, habitué depuis ses tous premiers jours à être touché de la sorte. Éliène tendit ensuite un de ses bras tout menu en l'air et engendra un nouveau raffut de battement d'ailes et de roucoulements. Seul le volatile le plus rapide put se poser sur le frêle et court membre de la petite fille. Éliène palpa un pied de l'animal, touchant des griffes à la patte chacun des trois doigts placés à l'avant, puis celui situé à l'arrière. Elle reproduisit ensuite l'opération avec le deuxième pied.
— Loucheur ? proposa-t-elle.
— Non, fit Nénon.
Éliène remonta de ses doigts les pattes du volatile jusqu'à la poitrine, puis prolongea le mouvement jusqu'à atteindre la gorge de l'animal.
— Le jabot est enflé, s'exclama-t-elle. Il s'agit donc d'une pigeonne qui vient d'avoir des petits ou qui va en avoir bientôt!
— Une pigeonne, répéta Nénon d'un ton interrogatif laissant supposer à Éliène qu'elle faisait fausse route.
— Le jabot est enflé, pensa la jeune fille à haute voix, ce qui signifie que le pigeon produit du lait et le lait est fabriqué par les femelles !
Elle réalisa tout à coup.
— Non, chez les pigeons, les mâles aussi produisent du lait ! Ce peut donc aussi être un mâle !
— Bravo Éliène ! lui lança Nénon. Chez les pigeons, mâles comme femelles produisent du lait dans leur jabot puis le régurgitent dans le bec de leurs pigeonneaux pour les nourrir.
— Écœurant, s'écria Éliène. Je suis bien contente que chez les humains, ça ne se passe pas comme ça !
— Tu sais, pour un pigeon, la chose est tout à fait normale, lui fit remarquer Nénon, et si tu étais une pigeonne toi-même, tu n'en serais pas heurtée le moins du monde. Et donc, quel est ce pigeon qui est posé sur ton bras ?
— Je ne le sais pas encore, Nénon, pesta la jeune fille avant de reprendre ses palpations.
Eliène parcourut le bec de l'animal de ses doigts, son cou, son dos et pour finir, ses ailes, avant de reconnaître qu'elle n'avait aucune idée de l'identité du volatile. Nénon vint alors à son aide et lui fit toucher le bec de l'animal à nouveau, mais cette fois au niveau de la cire, cette petite excroissance rugueuse trônant au sommet du bec des pigeons. La jeune fille y perçut une petite protubérance et en déduisit immédiatement qu'il s'agissait de Boule. D'un mouvement vif du bras, elle fit s'envoler l'animal, dont la place fut immédiatement prise par un autre pigeon. Éliène reconnut rapidement celui-ci, Trois-Doigts, à son orteil sectionné. Elle renouvela ensuite l'opération une fois de plus, remarqua que l'oiseau avait l'aile gauche franchement plus courte que l'aile droite et sut alors qu'il s'agissait d'Unique. Deux pigeons démasqués sur trois ce matin-là ; Éliène trouva le résultat pas trop mal et s'en satisfit. Elle aida ensuite Nénon à déposer des graines dans quelques coupelles disséminées ici et là dans le pigeonnier. Les oiseaux firent alors comme toujours un raffut énorme à ce moment-là et volèrent dans toutes les directions. Certains se chamaillèrent pour occuper l'une ou l'autre place, mais au final, tous se calmèrent puis se mirent à picorer. Éliène et Nénon s'assirent quant à eux sur le petit banc situé au fond du pigeonnier, puis le vieil homme tira de son sac une serviette qu'il déplia sur ses genoux. Il se saisit ensuite d'un des morceaux de pain qui s'y trouvait et le déposa dans les mains d'Éliène, qui commença immédiatement à grignoter. Nénon imita bientôt la jeune fille, puis, comme toujours, l'un ou l'autre pigeon s'approcha, appâté par l'odeur du pain frais.
— Vous ne recevrez rien, s'exclama Éliène, le pain n'est pas bon pour vous ! Vous devriez le savoir depuis tout le temps que je vous le dis !
Elle rit ensuite de magnifiques petits piaillements aigus d'enfant et Nénon, bercé par cette douce musique, ne put s'empêcher de sourire, car rien ne le ravissait plus dans la vie que de voir Éliène heureuse !
Dix-et-trois années plus tôt, alors qu'il se promenait au gré du vent, au cours d'une rude nuit d'hiver, Nénon était soudainement tombé sur un linge déposé à même le sol, au bord d'un chemin. Il s'en était approché puis avait été pris d'effroi en remarquant qu'il s'y trouvait un nourrisson frigorifié et tellement faible qu'il n'avait même plus la force de pleurer. Le vieil homme, sans hésiter, avait placé l'enfant contre son torse nu afin de le réchauffer et le petit être avait alors esquissé un semblant de sourire avant de chercher de minuscules petits mouvements de ses lèvres un mamelon à téter. Constatant cela, Nénon avait regretté tant et plus de ne pas être un pigeon et de ne pouvoir, comme les mâles de cette espèce-là, nourrir l'enfant de son lait de jabot et il s'était précipité aussi vite que possible vers le dispensaire pour présenter l'enfant à Lubine, la nourrice de la communauté, qui pourrait l'allaiter. L'enfant avait tété un peu, malgré son extrême faiblesse, puis avait terminé la nuit bien au chaud contre le sein de sa salvatrice. L'on avait ensuite craint quelques jours encore pour la vie du nourrisson, puis après une quartaine, tous avaient convenu qu'il s'était suffisamment requinqué pour être considéré comme sauf. Il était alors revenu à Nénon, qui avait trouvé l'enfant, de lui donner un nom. Et le vieil homme avait appelé la petite fille Éliène.
Très vite, dès qu'Éliène avait pu marcher, Nénon l'avait menée auprès de ses compagnons ailés afin de lui faire découvrir l'univers sonore merveilleux qu'était le pigeonnier, avec ses roucoulements, ses bruits de griffes, de becs et d'ailes qui battent l'air. Éliène avait été davantage apeurée qu'enthousiasmée au premier abord, certainement parce qu'il devait être très difficile pour une jeune enfant aveugle d'appréhender ce qu'étaient tous ces sons inconnus, mais Nénon s'était alors saisi de sa main puis lui avait fait parcourir du bec à la queue le corps d'Élégante, une jeune pigeonnelle. L'animal s'était ensuite frotté contre la main d'Éliène, comme pour quémander quelque nouvelle caresse et la petite fille avait donné au frêle oiseau les doux attouchements souhaités, un sourire radieux illuminant son visage. Éliène et Élégante s'étaient adoptées de cette manière, au premier contact et par la suite, toutes deux avaient nourri ce lien inaltérable qui avait fleuri à l'aube de leurs existences par de chaleureuses visites quotidiennes qui n'avaient souffert aucune interruption durant toutes ces années. Et aujourd'hui, Éliène considérait encore Élégante comme sa meilleure amie, son âme sœur, sa confidente, et cela bien que la pigeonne était maintenant une femelle adulte qui avait déjà donné la vie à plusieurs petits alors qu'elle-même n'était encore qu'une jeune fille.
Une fois son petit-déjeuner achevé, Éliène appela Élégante à elle et la pigeonne se posa sur son épaule, roucoula, puis poussa doucement sa tête contre le cou de la jeune fille. Éliène rendit ses caresses à Élégante puis lui fit un peu la causette en lui racontant sa journée de la veille. Pendant ce temps, Nénon remplit les coupelles d'eau, récupéra les fientes qu'il conservait comme engrais puis vérifia qu'il restait suffisamment de pierres d'estomac, ces pierres ingérées par les pigeons pour faciliter leur digestion. Puis une fois tout ce travail terminé, il se rassit aux côtés d'Éliène.
— C'est l'heure de ton entraînement, déclara-t-il.
La jeune fille resta immobile et silencieuse et Nénon, décelant du découragement derrière cette attitude, pinça les lèvres avec dépit.
— Je sais que tu t'exerces depuis des années et je sais que c'est désespérant de ne pas réussir, regretta-t-il, mais acquérir un pouvoir de l'âme est extrêmement complexe, tu le sais bien ! Il m'a fallu moi-même des années avant d'y parvenir !
— Oui, sept années, je le sais ! s'exclama Éliène. Ce qui voudrait dire, comme je m'entraîne depuis trois ans, qu'il me faudra encore attendre quatre longues années avant de réussir !
Nénon soupira.
— Pour d'autres pouvoirs de l'âme, Éliène, l'apprentissage peut durer dix, vingt ou même trente ans ! Ce n'est donc rien quatre ans ! Et puis, je suis sûr que tu y arriveras bien avant ça car tu progresses vraiment plus vite que je le faisais à l'époque !
Il sourit avec tendresse.
— Ce pouvoir est l'une des plus belles choses qui me soit arrivée, Éliène. Pas une seule fois j'ai regretté les milliers d'heures d'entraînement qui m'ont été nécessaire pour l'acquérir. Et il en sera de même pour toi, je peux te l'assurer !
La jeune fille serra les dents, puis sans piper mot, elle saisit Élégante entre ses mains avant de s'allonger sur le banc.
— Rappelle-toi mes conseils, lui confia Nénon. Ta respiration doit être lente et régulière. Et tu dois te laisser aller et te détendre, tout en restant concentrée sur ton objectif.
Éliène acquiesça, puis se mit à respirer très lentement, emplissant ses poumons d'un mince et régulier filet d'air puis les vidant entièrement, encore et encore. La jeune fille resta ensuite immobile durant de longues minutes, concentrée, déterminée, lorsque soudain, ses bras tombèrent sur les côtés comme deux chiffons. L'instant d'après, Éliène, paniquée, rouvrit les yeux puis recouvra la maîtrise de son corps.
— J'ai presque réussi ! balbutia-t-elle, tremblante, en se redressant. Mais au dernier moment, j'ai eu peur et j'ai renoncé !
Nénon la prit dans ses bras avec chaleur.
— Ce n'est pas grave, susurra-t-il. C'est très impressionnant au début, angoissant même ! Nous réessaierons quand tu te sentiras prête ; rien ne presse !
Deux larmes quittèrent les commissures des yeux du vieil homme qui profita calmement de ce doux moment de béatitude avant de décréter qu'il était temps de quitter le pigeonnier et de rejoindre les autres. La jeune fille fit alors s'envoler Élégante puis tendit sa main à Nénon qui la saisit.
— Et rappelle-toi, Éliène, murmura-t-il, tu ne dois parler de tout ça à personne hormis Arnène, Gomoroa et moi ! Promis ?
— Promis ! répondit la jeune fille.
Une fois à l'extérieur du pigeonnier, Nénon aperçut Arnène qui se trouvait un peu plus loin, à l'entrée de la serre, accompagnée des élèves du dispensaire.
— Bonjour Arnène ! Bonjour les enfants ! s'écria-t-il en faisant de grands gestes à leur encontre.
— Bonjour Nénon ! répondirent les enfants en chœur.
L'un d'entre eux, Solan, accourut vers Éliène et se positionna devant elle, de dos, avant de lui signifier qu'il était en place. La jeune fille tendit son bras, puis lorsque sa main entra en contact avec le dos du garçon, elle agrippa son vêtement et tous deux se mirent à marcher. Solan adorait ce rôle, guider Éliène, car cela lui faisait ressentir une grande fierté. Il se trouvait alors utile, ce qui était difficile pour un enfant qui n'avait pas de bras. Éliène, de son côté, pouvait se débrouiller à l'aide de sa canne la plupart du temps, mais chaque fois que Solan était dans les parages, elle préférait que le jeune homme la guide. Il était ses yeux en quelque sorte et elle était ses mains, car Éliène aidait Solan elle aussi, pour manger, pour boire ou même pour s'habiller. Pour cela, c'était d'ailleurs pratique qu'Éliène ne voie pas, car cela préservait Solan de souffrir de pudeur ou de gêne. Tous deux aimaient aussi à jouer aux cartes ensemble. Éliène les tenait dans ses mains et Solan lui disait lesquelles poser. Ils formaient une belle équipe, de par leur complémentarité, pour sûr, mais entre eux, c'était bien plus que ça, un vrai lien les unissait. Tous deux riaient d'ailleurs en gagnant la serre, car la petite aveugle chatouillait Solan, qui tentait quant à lui de lui échapper. Lui, le garçon-tronc, la menaça alors de lui flanquer une claque si elle n'arrêtait pas.
Et attention Éliène, je me méfierais à ta place ! Tu la verrais pas venir ! plaisanta-t-il.
L'ensemble des enfants rirent avant de disparaître dans la serre, laissant Arnène et Nénon seuls à l'extérieur.
Arnène, comme toutes les femmes et toutes les filles du dispensaire, portait un lonpullon écru enfilé par-dessus une robe de laine marron, et au niveau de sa taille, une cordelette de chanvre tressée lui faisait office de ceinture d'apparat. La guérisseresse, ce matin-là, comme les autres, revêtait aussi un chaperon qu'elle rabattit sur ses épaules lorsque son père arriva en face d'elle. Le vieil homme posa alors ses yeux sur la courte chevelure de jais de sa fille, dont une mèche, sur le côté droit de son visage, se trouvait enlacée de fil vert. Arnène s'en saisit justement, puis la palpa avec nervosité avant de lever vers Nénon ses prunelles vert sauvage.
— Tu as dormi un peu cette nuit, papa ? demanda-t-elle.
— Non, pas une traître minute. Et toi, fille ?
— Une heure, tout au plus. Je suis si inquiète ! Le Roi Constanton nous protégeait, mais maintenant qu'il est mort, que fera son fils ? Connaît-il seulement notre existence ? Sait-il seulement ce que j'ai fait pour lui, pour sa famille ? Toutes ces questions se bousculent dans ma tête et ne pas avoir de réponse m'insupporte. Que va devenir le dispensaire, papa ? Que va-t-on devenir ?
Nénon ouvrit ses bras et Arnène vint s'y nicher.
— J'ai peur que ça recommence, poursuivit-elle. Les religieux... Les attaques... Les nuits d'angoisse...
— Moi aussi, Arnène, moi aussi ! répondit son père. Mais il ne faut pas y penser et se concentrer sur les enfants et les leçons. C'est ce qu'il y a de mieux à faire !
Le vieil homme soupira avant de regarder au loin avec détermination.
— Pour ce qui est des décisions, j'ai pensé convoquer une réunion des treize après le déjeuner.
— Cela me paraît indispensable, approuva Arnène.
— Bien. Je vais prévenir les autres au cours de ma petite ronde du matin !
Le vieil homme frotta les épaules de sa fille des paumes de ses mains, puis il lui adressa un sourire chaleureux et paternel. Arnène répondit à celui-ci sans que le cœur n'y soit totalement, puis elle s'éloigna en direction de la serre.
Arnène n'avait pas imaginé une seule seconde, lorsqu'elle avait fondé son dispensaire avec son père, qu'elle aurait à faire face à tant d'adversité. Elle ne voulait qu'aider les démunis du village de Sentelles, où son père avait vécu, les soigner, les instruire, les nourrir, les héberger. Elle n'avait pas l'ombre d'une pensée malveillante en elle, au contraire, elle ne désirait que faire le bien. Comment pouvait-on donc lui vouloir tant de mal ? Cette question, Arnène se l'était posée très souvent, sans jamais pouvoir y trouver de réponse satisfaisante. Elle avait alors pris le parti, un jour, de ne plus se préoccuper de ceux qui tentaient de lui nuire et de se concentrer sur les sourires et les rires des enfants et des adultes qui l'entouraient au dispensaire et dont elle avait changé la vie. Et ils étaient nombreux ! Le dispensaire hébergeait quatre enfants, trois écoliers, quatre élèves et cinq étudiants, auxquels il fallait ajouter dix-et-trois adultes. Tout ce beau monde était arrivé un jour au dispensaire et n'en était jamais reparti, s'y sentant heureux et y trouvant un foyer apportant chaleur et réconfort. Tant d'autres y passaient aussi pour quelques jours seulement, ou n'y restaient que pour se restaurer ou le temps de s'y faire soigner. Arnène était fière de tout ce qui avait été accompli au dispensaire, et elle ne pouvait imaginer que l'aventure ne s'arrête. C'était pour cela que la mort du Roi Constanton l'inquiétait tant.
Nénon se faisait du mouron lui aussi, mais il ne voulait pas laisser ses peurs lui voler plus de sérénité que nécessaire. Seul, entre le pigeonnier et la serre, il ferma les yeux puis prit le temps de ressentir et le soleil, qui surplombait les sommets enneigés des Elnes, à l'est, lui échauffa le visage, avant que quelques instants plus tard, une bourrasque soudaine ne lui fasse frissonner le corps. Avant de sortir du pigeonnier, un peu plus tôt, il avait donné son manteau à Éliène qui avait oublié le sien dans son dortoir et il grelottait alors, vêtu uniquement de ses pantes marron et de son lonpullon écru, les vêtements portés par les hommes ainsi que les garçons de la communauté. Nénon prit la direction du dispensaire où il se trouverait à l'abri du vent d'ouest. Une fois dans la cour, protégé du froid, il parcourut la bâtisse des yeux, celle-là même qu'il avait connue enfant, qu'il avait ensuite rebâtie, bien plus tard, des années durant, et qui lui appartenait maintenant, à lui et à Arnène. Du temps de la carrière royale, les chercheurs l'avaient surnommée le carré du fait de ses propriétés géométriques et ce nom-là avait perduré par-delà les ans. Le carré était entièrement façonné de grandes et belles pierres calcaires beiges, comme l'étaient la plupart des bâtiments royaux d'ÉrineVil et de ses environs, et les toits étaient recouverts d'ardoise noire. Il avait été érigé au début du siècle après que l'on ait trouvé de l'or à Sentelles et que le Roi d'alors, Marjolin le Magnifique, ne décide d'y ouvrir une carrière aux métaux. Durant les décennies suivantes, on avait creusé la terre dans les environs et extrait du sol des tonnes de fer, d'acier et de cuivre principalement, mais aussi de l'argent et de l'or, même si cela avait été en quantités moindres.
Nénon, au cours de sa jeunesse, avait pioché et bêché là lui aussi, avec son père, qui était chercheur à la carrière. Il avait retourné des tonnes et des tonnes de terre au fil des ans et il avait sorti du sol des milles de grammes et des milles de gramme de métaux que les Anciens Hommes qui vivaient jadis à cet endroit avaient abandonné là. Et curieusement, il avait adoré ce travail, pourtant harassant, car chaque jour ou presque lui avait apporté son lot de surprise. Il avait déniché au fil des ans des jouets d'enfants comme une bille ou un bateau en ancienne matière, mais aussi des objets de valeur comme une bague en or ou des boucles d'oreille en argent. Il avait aussi déterré quantité d'objets bizarroïdes et totalement inconnus de ses contemporains et à chaque fois que c'était arrivé, il s'était amusé à leur associer des usages fantaisistes tout droit sortis de son imagination. Tout cela avait subitement pris fin un soir, près de la petite porte du carré, lorsque son père, qui allait subir une fouille inopinée d'un contrôleur, lui avait fait comprendre qu'il cachait un objet sous son pullon et lui avait ordonné de fuir en courant le plus vite qu'il le pourrait. Nénon lui avait obéi et était parvenu à s'échapper. Il avait ensuite quitté Sentelles pour SaintIsidor, où il avait commencé une nouvelle vie, tandis que son père avait été arrêté puis exilé comme l'étaient tous les dérobeurs pris la main dans le sac dans la carrière.
Lorsqu'il était revenu dans le village de ses jeunes années en compagnie d'Arnène, près de trois décennies plus tard, Nénon avait rapidement appris que la carrière royale avait fermé ses portes et que le carré se trouvait à l'abandon. Il s'était alors rendu sur place, accompagné de sa fille et il avait été bouleversé de retrouver le bâtiment qu'il avait connu grandiose dans sa jeunesse dans un tel état de délabrement. Hormis les murs extérieurs qui étaient intacts, presque tout se trouvait en piteux état, le toit, dont une bonne partie des tuiles en ardoise avait été retiré, ainsi que l'intérieur du bâtiment, qui était complètement pourri du fait de l'humidité. Ému, il avait montré à Arnène l'immense zone où l'on creusait jadis le sol, les chemins que l'on parcourait avec les charrettes puis l'endroit où l'on devait les vider, dans la cour du carré. Il lui avait aussi raconté de quelle manière les contrôleurs vous fouillaient pour s'assurer que vous ne conserviez aucun objet de valeur sur vous, puis comment les estimeurs, à vue de nez, vous attribuaient une paie, généralement bien inférieure à ce que le chargement méritait. Un peu plus loin, toujours dans la cour, il avait indiqué à sa fille les endroits où les trieurs amassaient d'un côté les objets en fer, d'un autre ceux en fonte, puis plus loin ceux faits d'acier, de cuivre, de laiton ou d'autres métaux. Père et fille avaient ensuite entamé un tour du carré au cours duquel l'on était passé par le bureau du directeur, où l'or et l'argent étaient stockés à l'époque, par le réfectoire où les chercheurs prenaient leurs repas ou encore par le lavoir où ils se nettoyaient grossièrement avant de rentrer chez eux.
Ce jour-là, ce fut Arnène qui, la première, avait réalisé que l'endroit serait parfait pour implanter le dispensaire qu'ils voulaient fonder dans les environs. Son père et elle s'étaient alors abandonnés tous les deux à imaginer de quelle manière ils pourraient arranger l'endroit. Ils avaient visualisé des abris pour les animaux sous le préau où on amassait jadis les métaux ; des salles d'étude à la place des bureaux ; des ateliers dans le bâtiment des contrôleurs, une cuisine et un réfectoire, des dortoirs, ou encore un guérissoir. L'endroit était vraiment idéal, ils en avaient convenu, et ils s'en étaient enthousiasmé jusqu'à ce qu'il leur revienne à l'esprit que la bâtisse appartenait à la Couronne et qu'elle devait valoir des centaines de qarlins d'or, voire des milliers, et qu'ils se trouvaient tous les deux sans le sou. Ils avaient ensuite quitté les lieux ce jour-là, des rêves fauchés par la dure réalité plein leurs caboches et pas une seconde ils ne s'étaient figurés que quelques lunes plus tard ils posséderaient tout cela et créeraient là une heureuse communauté où tous deux trouveraient enfin la paix et le bonheur qu'ils n'avaient presque jamais rencontré jusqu'alors au cours de leurs existences.
Nénon, après s'être réchauffé quelques minutes dans les cuisines auprès du feu qui brûlait dans l'âtre de la cheminée, débuta ce qu'il appelait son petit tour du matin. Il prit alors la direction des dortoirs et en fit l'inspection, car il arrivait parfois que l'un ou l'autre enfant reste au lit en espérant se faire oublier. À cette occasion, il passa également par la chambre de son meilleur ami, Gomoroa, afin de s'enquérir de son état. Il entrouvrit la porte, s'approcha du lit, puis le Librecostien, à moitié endormi, tourna la tête vers lui.
— Raconte-moi tout, l'ami ! lança-t-il.
— Tu es bien sûr que tu veux savoir ? sourit Nénon.
Gomoroa acquiesça.
— J'ai dû t'ouvrir la grande porte du dispensaire en plein milieu de la nuit comme tu étais incapable de mettre la clé dans la serrure, soupira Nénon. Ensuite, tu as vomi dans la cour et pour finir j'ai presque dû te porter jusqu'à ton lit.
— J'en suis vraiment désolé, grimaça Gomoroa. J'ai beaucoup trop bu hier soir. L'inquiétude me ronge depuis que nous avons appris, hier, pour la mort du Roi Constanton.
Nénon tapa amicalement de sa main sur l'épaule de son ami.
— Nous parlerons de tout ça après le déjeuner, confia-t-il.
— Réunion des treize ? questionna Gomoroa.
— On ne peut rien te cacher ! répondit Nénon.
Le Librecostien pinça les lèvres, le regard triste, puis il regarda son vieux camarade quitter sa chambre.
Nénon poursuivit sa petite tournée par l'école. Il en ouvrit la porte en bois, s'engagea dans le couloir puis s'arrêta devant la première salle d'étude. À l'intérieur, Emli, la préceptrice de lettres du dispensaire, lisait une histoire à une petite dizaine d'enfants qui étaient assis en tailleur à même le sol. Lubine se trouvait également présente, au fond de la salle, occupée à nourrir la petite Madéone au sein et quelques enfants jouaient aussi de l'autre côté de la pièce avec des figurines en bois. Nénon reconnût presque immédiatement l'histoire que contait Emli, « Le voyage de Sabin » qu'il aimait particulièrement, car son père la lui avait souvent lue lorsqu'il était enfant. Le vieil homme fut tenté l'espace d'un instant de suivre les pérégrinations du jeune garçon à travers le Royaume de GranQarélie, mais il avait fort à faire en ce jour et par conséquent, il se contenta de prévenir les deux femmes pour la réunion des treize avant de poursuivre son chemin.
Il s'arrêta ensuite devant la porte de la salle des écoliers. À l'intérieur, il aperçut Lidion, Jojan et Nestin, qui vivaient tous trois en permanence au dispensaire, ainsi que quelques autres enfants de la cité de Sentelles qui ne venaient là que pour l'étude. Soren, leur précepteur du moment, invita Nénon à entrer lorsqu'il remarqua sa présence.
— Tu tombes bien, lui dit-il. Nous sommes en pleine leçon de géographie et les enfants, qui sèchent sur les noms des provinces du Royaume, auraient bien besoin d'aide.
Sur le tableau fait de grandes plaques d'ardoises accolées les unes aux autres, Nénon devina une carte du Royaume de GranQarélie dessinée sommairement à la craie. On pouvait y distinguer les six provinces du Royaume et les noms de trois d'entre elles, les Terres Divines, la Qarélie et l'Orélie étaient inscrits au tableau.
— Au dispensaire, nous nous chauffons en brûlant des bûches de bois, lança le vieil homme en se tournant vers les enfants, mais avec quoi la plupart des gens se chauffent-ils à ÉrineVil?
— Avec des pavés de tourbe ! répondit Nestin. Les Tourbières ! compléta-t-il l'instant d'après. La province s'appelle comme ça car on y trouve beaucoup de tourbières. Et de ces tourbières, on tire des pavés de tourbe qui permettent de se chauffer.
— Excellent, Nestin, s'écria Soren. Et puisque nous en sommes à expliquer les noms des provinces, quelqu'un peut-il m'éclairer quant aux noms de celles que nous avons déjà trouvées ?
Deux mains se levèrent. Celle de Nestin ainsi que celle d'un garçon ventripotent, que Soren interrogea :
— Lidion ?
— Pour la Qarelie, ça vient du nom du premier Roi du Royaume, Qarel le Fondateur et pour l'Orélie, ça vient d'un autre Roi qui est arrivé ensuite, Orel le Pieux.
— C'est exactement ça ! Et pour les Terres Divines ? interrogea Soren.
Le précepteur d'études humaines patienta quelques secondes mais aucun enfant ne se manifestant, il se tourna vers Nénon.
— Les cordonniens ont appelé la province les Terres Divines, car selon leurs croyances, lorsque Dieu apparut pour la première fois au GranCordon Solomon dans la Grotte Sacrée de VilDieu, il y a cinq-cent-et-quatre-vingt-neuf années de cela, il aurait déclarées siennes les terres de la province.
— Fort bien! le félicita Soren. Et pourrais-tu encore nous aider pour les noms des deux provinces manquantes ?
— Oui ! L'une comporte une couleur dans son nom et l'autre un des quatre points cardinaux, indiqua Nénon.
— Le ValVert et le NordConfin ! hurla tout à coup Jojan en se levant de sa chaise si vivement qu'il la fit tomber.
Les enfants ne purent s'empêcher de rire aux éclats et Nénon profita alors du brouhaha pour mener Soren à l'écart, dans le couloir.
— Tu as prévu de faire des fouilles cette après-midi ? lui demanda-t-il.
— Oui, dès après le déjeuner, dans un nouveau coin qui semble prometteur, au nord des anciennes carrières, répondit Soren.
Nénon pinça les lèvres.
— J'ai bien peur que les vestiges des Anciens Hommes ne devront attendre un peu, regretta-t-il. J'ai prévu une réunion des treize après le déjeuner.
— Oh ! Éh bien, les vestiges attendront, s'exclama Soren. C'est ce qu'ils font depuis mille années qu'ils se trouvent sous terre et quelques heures de plus ou de moins ne feront que peu de différence pour eux !
Le vieil homme sourit, avant de poursuivre son chemin. Plus loin dans le couloir, il trouva la salle des élèves vide, ce à quoi il s'attendait puisqu'ils étudiaient à ce moment-là dans la serre en compagnie d'Arnène. Il en fut de même pour la salle des étudiants, qui devaient certainement bûcher leurs leçons à l'étage, se dit Nénon. Le vieil homme monta l'escalier qui trônait au bout du couloir, tira une lourde porte puis s'avança dans la vaste pièce. Les étudiants étaient bien là, dans la bibliothèque. Celle-ci ne comptait que quelques centaines de livres en tout et pour tout, mais elle faisait néanmoins la fierté de Nénon, car l'on y trouvait des ouvrages provenant du monde entier comme des études de Boréalie, des romans des Îles-d'Or, de la poésie librecostienne ou encore des recueils de légendes des Sept Contrées. Nénon s'approcha de Diène, qui était plongée dans la lecture d'un gros volume, dont il tenta de lire quelques lignes par dessus l'épaule de la jeune femme.
— Il s'agit d'un formulaire de potions qu'il me faut connaître par cœur, murmura l'étudiante.
Nénon fit de gros yeux, car l'ouvrage était des plus épais.
— Ce n'est pas aussi terrible que ça en a l'air, sourit Diène. J'en connais déjà les neuf dixièmes sur le bout des doigts depuis toutes ces années que je potasse ces pages. Sinon jamais Arnène ne me laisserait m'occuper seule de patients !
— Même un dixième de ce pavé me serait indigeste, s'esclaffa Nénon en s'éloignant.
Plus loin, dans la pièce, Louan lisait un volume portant sur l'histoire de GranQarélie et il semblait alors tellement happé par son livre que Nénon ne le dérangea pas. Il observa néanmoins le jeune homme quelques instants et décela dans les traits de son visage ceux de ses parents, Emli et Soren. Tous trois avaient intégré le dispensaire très tôt après son ouverture et n'en étaient jamais repartis. De l'autre côté de la bibliothèque, Rohène et Évine discutaient ensemble, à voix basse. Nénon s'approcha d'elles.
— Vous n'étudiez pas ? leur demanda-t-il.
— Je fais une petite pause, dit Rohène. Ézio m'a donné quelques calculs abominables à résoudre et je n'arrive pas à m'en dépêtrer.
— Je ne te propose pas mon aide, rit Nénon qui se savait bien ignorant en la matière.
Il se tourna vers Évine.
— Moi, je fais quelques croquis pour les motifs des prochaines céramiques que nous réaliserons avec Senia, confia cette dernière.
Elle lui montra plusieurs dessins que Nénon trouva fort jolis. Il demanda ensuite aux deux jeunes femmes où pouvait bien se trouver Yasmin, le seul étudiant alors absent de la bibliothèque.
— Tu le connais, dit Rohène, il doit être avec les animaux, comme toujours.
— Tu as sans doute raison, répondit Nénon en souriant.
Sur ces paroles, le vieil homme quitta les étudiants et la bibliothèque afin de poursuivre son tour matinal en passant par les ateliers d'ouvragerie. Ézio et Joallo y élaboraient les plans de la nouvelle serre qui serait construite sous peu. L'objectif en était non seulement de doubler la capacité de la serre existante, mais aussi de remplacer les panses de porc par des vitres en verre. Ézio, en tant que génieur du dispensaire, chapeautait le projet comme à chaque fois que des travaux d'envergure étaient réalisés tandis que Joallo, l'ouvrageur de la communauté, était responsable de la construction. Tous deux planchaient ensemble sur la conception de la charpente et tâchaient d'en estimer les besoins en matériaux ainsi que les coûts. Nénon, que tout cela dépassait, ne les dérangea que pour les mettre au courant de la tenue d'une réunion des treize après le déjeuner et une fois l'information transmise, il se rendit dans l'atelier attenant, dédié à la poterie. Senia y travaillait sur son tour, ses mains façonnant dans l'argile ce qui donnerait, de l'avis de Nénon, une cruche ou un vase. L'argilière du dispensaire était la femme de Joallo et la petite sœur d'Ézio. Tous trois étaient arrivés à ÉrineVil près de deux décennies plus tôt, après avoir fui la guerre qui ravageait en ces temps les Sept Contrées, leur pays d'origine. Nénon prévint Senia pour la réunion, puis il poursuivit son chemin. Dans l'atelier de couture, il trouva Irisa occupée à coudre en silence près de la fenêtre. Il s'approcha d'elle, puis jeta un coup d’œil à ce qu'elle confectionnait. La couturière de la communauté, très concentrée sur son ouvrage, sembla ne pas même remarquer la présence de Nénon, qui l'observa aller et venir de son aiguille dans les étoffes.
— Il s'agit d'une robe, finit par déclarer Irisa tout en continuant de coudre, une robe pour Tristène. C'est bientôt sa fête d'arrivée.
Nénon sourit avec tendresse. Il savait ô combien Tristène aimait porter de belles parures et se réjouit de savoir qu'elle recevrait ce présent qui la comblerait tant.
— Je suis certain que le résultat sera magnifique, murmura le vieil homme.
— Pas si tu restes là, rouspéta Irisa. Tu te trouves entre la fenêtre et moi, et du coup, je n'y vois pas clair.
— Quatre excuses, sourit Nénon tout en se décalant de quelques pas. Je venais te prévenir qu'une réunion des treize aurait lieu après le déjeuner, ajouta-t-il.
La jeune femme acquiesça, sans prononcer le moindre mot. Nénon l'observa encore un peu travailler et ce faisant, il remarqua qu'à la clarté de la lumière du jour, le mince trait noir qui lui avait été tatoué verticalement de part et d'autre de son œil gauche se discernait davantage qu'à l'accoutumée. Arnène avait bien tenté jadis de traiter les pigments avec des extraits de plantes afin de les effacer, se souvint Nénon, mais elle n'était pas même parvenue à estomper la marque que portait Irisa, ce stigmate dont on affublait les esclaves de l'autre côté du massif des Elnes, dans les pays nozéens.
De retour dans la cour, Nénon continua son petit bonhomme de chemin en se rendant dans l'écurie, attenante aux ateliers. Il y administra quelques caresses à Grison, l'âne du dispensaire avant de poursuivre sa route en passant par l'étable, où comme l'avait suggéré Rohène, il trouva Yasmin, occupé à masser le ventre de Cajole, l'une des deux vaches du dispensaire. À ses pieds, Nob, son fidèle compagnon, un bouvier beige clair, était assis sagement, la langue pendante et la queue remuante. Il accourut vers Nénon dès qu'il aperçut le vieil homme puis sauta en sa direction avant de rejoindre Maliquon, le cultivateur du dispensaire, qui se trouvait aux côtés de Yasmin et observait avec attention les gestes prodigués par le jeune homme. Nénon s'approcha d'eux.
— Tout va bien ? demanda-t-il, inquiet de voir Yasmin prodiguer des massages à l'animal.
— Oui, le rassura le jeune homme. C'est simplement que Cajole meuglait étrangement ce matin. Elle s'impatiente à l'approche de la mise à bas et moi, je la soulage un peu de ses tensions pour l'aider à se détendre.
Nénon prit quelques instants pour observer de quelle manière l'étudiant d'Arnène, qui aspirait à devenir guérisseur pour animaux, pétrissait méticuleusement le ventre de la bête à certains endroits bien précis.
— Cajole semble vraiment apprécier, finit-il par dire.
— Oui, confirma Maliquon. Elle s'est arrêtée de meugler sitôt que Yasmin a commencé ses massages et ne s'y est pas remise depuis !
Nénon sourit, à entendre ces mots, puis, l'air de rien, il mena Maliquon à l'écart, dans la cour, et l'informa lui aussi quant à la réunion des treize.
À cette occasion, un alléchant fumet parvint aux narines de Nénon, qui abandonna Maliquon sur place avant de passer devant le poulailler sans le moindre regard pour ses habitantes puis de pénétrer dans les cuisines. À l'intérieur, Josian et Damiène, le couple de cuisiniers du dispensaire, s'activaient en tout sens, donnant ici un conseil et là une consigne. Éliène et Solan se trouvaient un peu plus loin, à l'écart du groupe. Éliene tenait en sa main un couteau et tentait de trancher du pain et Solan la guidait, lui indiquant lorsqu'elle coupait de travers afin qu'elle rectifie la trajectoire. Plus loin, Tristène et Madelan, qui en avaient reçu l'ordre de Damiène, hachaient du persil. Nénon les aida un peu car la cuisinière leur avait demandé assez sèchement de se hâter. L'ouvrage effectué, le vieil homme se dirigea vers la cheminée, s'approcha de l'âtre et constata la présence de deux gros chaudrons métalliques accrochés à deux crémaillères au dessus du feu. Il déposa la moitié du persil dans le premier chaudron et l'autre moitié dans le second. Tristène et Madelan touillèrent ensuite vigoureusement, chacun de leur côté, à l'aide d'immenses cuillères en bois et au gré de leurs mouvements, Nénon put déceler les ingrédients qui se trouvaient dans la gruau du jour.
— Du seigle, des fèves, des carottes, de l'oignon, du chou, énuméra le vieil homme. J'ai hâte d'y goûter ! Madelan et Tristène, vous avez bien travaillé, vous et les autres élèves !
— Oui, Nénon ! s'écria Madelan d'une diction particulière. On a cherché du persil dans la serre, et on a cherché des carottes dans la serre aussi, puis on a cherché les fèves et les graines au grenier !
Nénon lui tapa sur l'épaule puis le félicita, et Madelan, fier comme un coq, sourit de bonheur. Lorsqu'il était heureux, la joie du garçon rayonnait tout autour de lui comme un véritable petit soleil de gaieté. Madelan était atteint d'un mal appelé la bridose et il était ainsi un peu simplet du fait de cette affection. La raison de son abandon par sa famille se trouvait-elle là, nul n'en était certain, mais tous le supputaient. Enfin, quoi qu'il en fut, Madelan avait trouvé au dispensaire une très grande famille sur laquelle il pouvait compter.
Une fois le gruau fin prêt, Nénon toucha un mot à Josian et Damiène au sujet de la réunion du jour, puis il sortit dans la cour et sonna la cloche dont les tintements étaient le signal, pour tous les membres de la communauté, qu'il était l'heure du déjeuner. Les écoliers - Jojan en tête - déboulèrent les premiers dans la cour. Ils firent ensuite la course et se présentèrent face à Nénon d'énormes sourires aux lèvres, ce qui réjouit le vieil homme. On vint ensuite d'un peu partout, des ateliers, de l'étable, des champs ou même des dortoirs, concernant Gomoroa. Une fois tout le monde arrivé, Nénon ferma la porte du réfectoire puis s'assit parmi les écoliers. Sur leur table se trouvait une imposante casserole ainsi qu'une louche. Nénon s'en saisit et emplit les écuelles puis lorsque toutes furent pleines, il s'assit.
— Je remercie les élèves d'avoir cuisiné ce gruau, déclara-t-il.
— Moi je remercie la terre d'avoir fait pousser...
Lidion prit sa cuillère, remua un peu dans le gruau, puis acheva sa phrase:
— ...le seigle, les fèves, les carottes et les oignons !
Nestin, tout en gardant une expression impassible sur son visage, remercia le soleil d'avoir fait pousser les végétaux, puis d'autres enfants, tour à tour, remercièrent la pluie, Damiène, Josian ou même le chaudronnier qui avait réalisé la marmite. Resta Jojan. Tous les regards se tournèrent vers le garçon. Des regards insistants car tous étaient impatients de manger.
— Et moi je me remercie moi-même d'avoir semé le seigle ! lança le garnement en riant.
Les autres enfants se joignirent à ses esclaffements, de même que Nénon, dont l'hilarité fut unanimement interprétée comme le signal que l'on pouvait commencer à manger. Lidion, qui avalait sa nourriture plus qu'il ne la dégustait, fut le premier à terminer son écuelle, suivi de Jojan, tandis que Nestin, dans la lune comme à son habitude, n'avait pas même encore touché à sa cuillère. Lidion, las d'attendre, finit par demander à se resservir une deuxième fois, mais Nénon le lui refusa car ses parents, Josian et Damiène, tenaient à ce que leur fils ne contienne un peu son coup de fourchette trop généreux à leur goût. Nestin n'acheva finalement son écuelle que bien plus tard, et les enfants, qui reçurent dès lors l'autorisation de Nénon de se lever de table, gagnèrent la cour pour y jouer un peu avant que les leçons de l'après-midi ne débutent.
Les autres jeunes les rejoignirent ensuite, puis l'on disposa quatre tables en carré, comme on le faisait pour chacune des réunions des treize adultes que comptait la communauté. Nénon s'installa le premier puis invita les autres à le rejoindre et immédiatement, tous s'assirent autour des tables. Lorsque le dispensaire avait ouvert, des années plus tôt, Nénon s'était demandé ce qu'il pourrait apporter à l'endroit. Sa fille, Arnène, était une guérisseresse extraordinaire et ses aptitudes en médecine la vouaient logiquement aux soins des malades, mais lui, quelle serait sa place, son utilité ? Il l'ignorait en ces temps et ainsi, il avait commencé par aider à droite à gauche ceux qui en ressentaient le besoin, les précepteurs, dans leurs leçons, les cultivateurs, aux champs ou encore les ouvrageurs, dans leurs travaux. Puis très vite, il s'était chargé de représenter le dispensaire lorsque quelque autorité du village de Sentelles en convoquait un responsable ou lorsque des visiteurs se présentaient au carré et ainsi, il était progressivement apparu qu'il était le plus à même de prendre les rênes du dispensaire et d'en devenir l'intendant en quelque sorte. Pour autant, Nénon n'était pas que cela, il était aussi l'âme du dispensaire, ou comme son ami Gomoroa aimait à la dire parfois, le père du dispensaire. Il y faisait régner une atmosphère paisible et bienveillante, par ses mots gentils, ses conseils avisés ou même ses plaisanteries. Il donnait aussi confiance, rassurait et rendait chacun meilleur. Tous l'aimaient ainsi profondément et savaient qu'il était quelqu'un de bien, quelqu'un de bon. Et en ce jour grave, c'était à lui, le père de sa communauté, qu'il revenait d'annoncer à tous quels dangers le dispensaire courrait.
Nénon se racla la gorge afin d'obtenir le silence. Il parcourut ensuite l'assemblée du regard puis une fois assuré qu'il n'y avait pas d'absent, il débuta :
— Le Roi Constanton, vous le savez, fut pour notre dispensaire un véritable protecteur, nous défendant avec vigueur, année après année, face à tous ceux qui cherchaient à nous nuire. Ainsi, lorsque la corporation des précepteurs demanda à ce que nous cessions d'enseigner, Constanton le leur refusa. Il fit de même lorsque la Sainteté voulut obtenir que nous ne puissions plus héberger de démunis ou d'orphelins, et plus récemment, il se plaça à nos côtés lorsque la corporation des médecins voulut faire interdire à Arnène de soigner des malades. Et plus important encore que tout cela, lorsque des cordonniens exaltés et enragés attaquèrent le dispensaire, Constanton envoya ses gardes à notre secours !
Nénon marqua une courte pause dans son discours, et à cette occasion, l'expression de son visage s'assombrit davantage encore qu'elle ne l'était déjà.
— C'est donc un fait, continua-t-il, nous devons à cet homme d'avoir toujours pu continuer à héberger, nourrir, soigner et enseigner ici, au dispensaire et sans lui, notre communauté ne serait plus, c'est une certitude !
La voix de Nénon se serra.
— Cet homme providentiel pour nous est mort hier et Arnène et moi ignorons si le Roi Orason aura les mêmes dispositions que son père à notre égard. Il nous faut donc...
L'émotion empêcha le vieil homme d'achever sa phrase et Arnène poursuivit alors à la place de son père.
— Il nous faut donc nous préparer, car il est possible que nous ne pouvions compter que sur nous si une nouvelle attaque survenait !
À ces mots-là, l'effroi saisit l'ensemble des présents, qui se regardèrent les uns les autres, jusqu'à ce que Joallo ne prenne la parole :
— Il nous faut acquérir des armes pour nous défendre, s'exclama-t-il, des lances, des glaives, des arcs, des flèches !
Nénon se leva avec fracas.
— Le dispensaire est un sanctuaire qui ne sera pas souillé par les propres membres de sa communauté ! s'écria-t-il avec passion. Aucun parmi nous n'y fera donc entrer d'arme !
— Nos agresseurs le feront bien, lança Maliquon.
— C'est vrai, tonna Irisa, ceux qui attaqueront le dispensaire seront armés et si nous ne le sommes pas nous-mêmes, nous nous ferons tous massacrer !
Joallo tapa du poing sur la table.
— On ne va tout de même pas se laisser égorger comme des moutons, sans nous battre ! hurla-t-il.
— Non, riposta Arnène, mais l'on ne se transformera pas pour autant en loups !
Le visage de la guérisseresse, l'espace d'un instant, se contorsionna de répugnance à cette idée.
— La Nidie, le pays où j'ai grandi, ajouta-t-elle, n'a jamais été conquis parce que les Nidiens en ont fait une forteresse imprenable. Faisons comme eux !
Arnène se tourna vers Ézio, qui en tant que génieur du dispensaire, était le plus à même de juger du bien-fondé de cette proposition.
— Nous ne ferons jamais du dispensaire une forteresse, déclara ce dernier après une courte réflexion, mais avec quelques aménagements bien pensés, nous pourrons le rendre vraiment difficile à prendre par de simples émeutiers.
— Fort bien, sourit timidement Nénon. Voilà donc la voie que nous suivrons !
Emli, la préceptrice de lettres, intervint alors.
— Avec les menaces qui pèsent sur le dispensaire, je suis d'avis qu'on éloigne les enfant d'ici, au moins pour un temps, proposa-t-elle.
Soren posa sa main sur celle de sa femme.
— Je suis d'accord avec Emli. Il faut éviter que les enfants ne soient présent au dispensaire en cas d'attaque !
— C'est mon avis également, ajouta Lubine, la petite Madéone endormie dans ses bras.
— Et le nôtre à tous, intervint Senia, mais où voulez-vous donc envoyer tous les enfants ? À la paternerie, où ils seront maltraités comme tant d'orphelins ?
Tous refusèrent unanimement cette hypothèse.
— Notre dispensaire est le seul foyer des enfants et notre communauté leur seule famille et nous ne leur en trouverons pas subitement de nouveaux, comme par enchantement ! se désola Nénon. Les enfants resterons donc ici, parmi nous, parmi les leurs.
Le père du dispensaire lança tour à tour un regard à chacun des membres de l'assemblée et tous acquiescèrent à sa décision.
— Il est également à redouter, outre une éventuelle attaque, poursuivit le vieil homme, que le Roi Orason n'accède aux requêtes de nos ennemis et ne nous impose de cesser d'enseigner, de soigner, ou même d'héberger des orphelins ou des démunis.
— Ou qu'il nous impose de fermer complètement nos portes, ajouta Arnène.
— Que pourrions-nous faire dans ce cas-là, demanda Josian avec crispation.
— Oui, que pourrions nous faire si cela arrivait ? répéta Damiène.
— Rien du tout ! gronda Gomoroa. Il faudra fermer. Et ce sera alors la fin de notre belle aventure, la fin du dispensaire et la fin de notre communauté !
Le Librecostien, une fois ces mots prononcés, se leva puis se posta entre Arnène et Nénon, qu'il prit tous deux dans ses bras. La discussion se prolongea ensuite encore un peu. On chercha des solutions qui n'existaient pas. On fit des propositions qui ne résolvaient rien. Puis l'on se sépara et chacun retourna vaquer à ses occupations habituelles en tâchant de ne pas trop penser aux périls qui menaçaient le dispensaire.