Le Pont de Fer (début du chapitre 1)
Deux siècles et demi après la fin de notre civilisation, au milieu des ruines de Paris, les ponteux vivent dans l'allégresse à l'abri des deux forteresses protégeant leur pont, une ancienne tour de fer de plus de trois-cents mètres de hauteur qui s'est effondrée par-dessus la Seine.
Un matin, leur quotidien à tous est bousculé par l'arrivée de deux colonnes de soldats qui approchent, l'une sur la rive gauche du fleuve, et l'autre sur sa rive droite, afin de s'emparer de leur pont. La grande prêtresse Rébécane cherche alors à préserver la paix, mais Germion, Barbaran et Silvinin, les trois chefs de la communauté, ne l'entendent pas de cette oreille.
À mon grand frère, Julien.
Année 243ème après l'effondrement de la civilisation des Anciens Hommes
30ème jour du mois des fèvres
Point du jour : Deux interminables colonnes de soldats sont arrivées depuis le sud et l'est, l'une sur la rive droite de la Seine et l'autre sur sa rive gauche, et se sont postées face au Fort-Piliers et au Fort-Flèche, les deux forteresses protégeant notre pont, cette tour effondrée que les Anciens Hommes appelaient la tour Eiffel et qui est désormais notre foyer, à nous, le peuple du pont de fer.
Mijour : Un homme monté sur un destrier caparaçonné aux couleurs du Royaume de la Seine, un drapeau blanc transpercé d'une ligne bleue, s'est avancé jusqu'à la porte du Fort-Flèche et a demandé à rencontrer les monarques de notre peuple. Nos trois GranPontes, Germion, Barbaran et Silvinin, ainsi que moi-même, la Grande Pontife Rébécane, nous sommes donc rendus, en tant que quadriarques de notre communauté, dans la cour du Fort-Flèche, où l'homme avait été mené. Il s'est présenté à nous comme étant Eugénin des Aubes, le Généralissime des armées du Royaume de la Seine, puis il a déclaré que son Roi, Hélon, l'avait envoyé auprès de nous afin d'obtenir la reddition inconditionnelle de notre pont. Le menton haut et les yeux menaçants, il a ajouté qu'il nous laissait une septaine pour déposer les armes et ouvrir les portes de nos deux forts. Si nous obtempérions, tous les membres de notre communauté seraient traités avec honneur et pourraient continuer à vivre sur le pont comme ils l'avaient fait jusque-là, sinon, ce serait la mort qui attendrait chacun des nôtres, par la faim ou par les armes. Ces mots prononcés, des Aubes nous a confié la missive de son Roi contenant ces implacables termes, puis nous lui avons signifié que nous l'aviserions de notre décision dès lors que celle-ci serait arrêtée. Il a ensuite été raccompagné par des soldats à l'extérieur du fort, puis nous avons décidé de la tenue d'un Conseil des Quatre exceptionnel au cours de l'après-mijour.
Après-mijour : Les trois GranPontes et moi-même nous sommes retrouvés au Palais des Quatre, dans la salle du conseil, où nous avons pris place dans nos fauteuils disposés autour de la table carrée, cette fameuse table agrémentée d'une magnifique maquette de notre pont et de nos deux forts, ainsi que de Paris, ses vestiges et ses villages, et qui avait vu tant de graves décisions être prises au fil des décennies et des siècles.
Le GranPonte aux Ouvrages Silvinin, les bras reposants sur sa grosse bedaine, a pris la parole le premier, pour nous faire remarquer que depuis le récent effondrement du pont de Troies, situé plus en amont sur la Seine, notre édifice était le dernier à permettre de traverser le fleuve sans avoir à utiliser de bac, et que, bien inévitablement, cela attirerait les convoitises. Le GranPonte aux Troupes Barbaran, impressionnant de robustesse, a ajouté que depuis l'effondrement de ce pont, le Roi Hélon dépendait de nous pour faire passer en un temps court ses soldats d'une rive à l'autre de la Seine et qu'il devait certainement refuser de se résoudre à cet état de fait. Germion, notre GranPonte aux Affaires, a complété ces propos en lançant, du haut de ses presque deux mètres, que le Roi Hélon en avait sans doute assez, également, que ses marchands aient à payer nos taxes lorsqu'ils passaient d'une rive à l'autre de la Seine, en charrette, ou de l'amont à l'aval du fleuve, en bateau.
Les motivations du souverain seinien devinées, nous avons évoqué la réponse à lui donner et Barbaran a alors affirmé que notre décision devait dépendre de notre capacité à résister au siège et aux assauts que les armées seiniennes feraient peser sur nous, ou en d'autres termes, de notre capacité à nourrir notre communauté sur une période longue, ainsi que de résister militairement à de solides attaques. Germion, en réponse, s'est écrié que de telles menaces avaient été anticipées et qu'il lui apparaissait plus qu'évident que nous étions prêts à combattre et disposés à l'emporter, avec nos forces ainsi que celles de nos alliés, la Principauté de Mandie, le GranComté des Artes et le peuple de Paris, si bien que selon lui, nous pouvions convoquer des Aubes aujourd'hui encore et refuser sa demande de reddition.
Épouvantée à l'idée que nous décidions d'entrer en guerre à la va-vite, sans réflexion et sans débat, j'ai clamé que nous avions sept jours pour répondre au Généralissime des Aubes et qu'il ne serait pas inutile de consacrer ce temps-là à l'inspection de nos forts, de nos troupes, de notre pont et de nos stocks de denrées. Silvinin a acquiescé à ma proposition, puis Barbaran s'est écrié que cela ne coûterait rien, avant que Germion, visiblement ennuyé par ce consensus constitué contre sa position, ne souffle de dépit puis ne s'exclame que tout cela n'était qu'une pure perte de temps.
Le Conseil a arrêté, par la suite, que nous consacrerions la journée du lendemain à nous entretenir de la situation avec nos Pontes respectifs, puis que quatre journées d'inspections se succéderaient, après quoi nous nous rencontrerions à nouveau en Conseil des Quatre afin de prendre notre décision, qui serait communiquée le jour suivant au Généralissime des Aubes, soit dans une septaine jour pour jour.
Point de la nuit : Je me suis rendue dans la grande bibliothèque de la Haute Chapelle, afin d'y rencontrer la diacresse Prunine, une femme remarquable, qui en plus d'être en charge de l'école du pont, est sans conteste la personne la plus érudite de notre communauté. Prunine passe presque tout son temps libre entre les quatre murs de la bibliothèque, à lire les ouvrages que notre peuple avait accumulé au fil des décennies ou à préparer quelque leçon, pour les élèves du pont, et cela a donc été sans surprise que je l'ai trouvée là, reconnaissable à sa silhouette malingre, à ses lunettes ainsi qu'à son éternelle natte grise, nouée à son extrémité par un petit ruban rouge. À ma vue, elle s'est étonnée de ma présence en ce lieu à cette heure tardive, et je lui ai alors confié qu'au vu des événements extrêmement préoccupants qui étaient survenus le matin même, je m'étais enfin décidée à rédiger des mémoires sacrés, après un peu plus d'une année passée à la tête de la religion pontifienne, mais que j'ignorais totalement de quelle manière m'y prendre pour cet exercice-là. Prunine m'a suggéré de me rendre dans la salle sacrée de la bibliothèque, où étaient conservés les mémoires sacrés des Grandes Pontifes qui m'avaient précédée, et d'y feuilleter quelques-uns d'entre eux, afin de trouver de l'inspiration quant à la manière de coucher sur le papier mes propres mémoires.
J'ai immédiatement suivi son conseil et me suis rendue dans cette petite salle sombre et silencieuse, dont l'entrée était réservée à la Grande Pontife en exercice, car elle seule était autorisée à consulter les mémoires de ses prédecesseuses, des textes considérés comme les plus sacrés de notre religion. J'y ai parcouru les écrits de plusieurs d'entre elles et ce faisant, j'ai pu constater qu'il y avait autant de façons de rédiger ses mémoires sacrés que de Grandes Pontifes. Filomine, ma devancière directe, n'évoquait par exemple que les faits importants advenus sur le pont tout en y adjoignant de nombreuses informations quant à l'histoire de notre communauté. D'autres, comme Genevène, qui l'avait précédée, évoquaient également la vie des habitants du pont et allaient parfois jusqu'à mentionner des histoires cocasses et sans importance. Certaines laissaient aussi une place non négligeable à leurs émotions et à leurs réflexions personnelles, en plus de donner le détail des actions qu'elles avaient entreprises. Face à cette grande diversité des manières de faire, je me suis dit que j'allais simplement tâcher de trouver ma propre voie parmi tout cela.
Avant-minuit : Tout en jouant inlassablement avec mes longs cheveux roux, allongée sur mon lit, j'ai beaucoup repensé à la résolution du GranPonte Germion à se lancer dans la guerre, qui m'interrogeait véritablement, en tant que Grande Pontife, puisque notre religion, la religion pontifienne, chérissait la paix plus que toute autre valeur. Cela apparaissait d'ailleurs dès les premières pages du plus important des textes pontifiens, que j'ai relues plus tôt dans la soirée, les mémoires sacrés de la Grande Pontife Évelène, la première cheffe religieuse de notre communauté. La sainte femme, qui au cours de ses jeunes années, avait vécu l'effondrement de la civilisation des Anciens Hommes, y racontait, en quelques dizaines de lignes aussi terribles que poignantes, de quelle façon la guerre avait émaillé l'histoire de cette civilisation, qui avait fini emportée dans un conflit encore plus abominable que les autres appelé la troisième guerre mondiale. Elle proclamait ensuite, avec une force incomparable, que la paix était le plus précieux de tous les biens et que de la Grande Pontife au plus humble pontifien, tous se devaient de la rechercher, toujours et en tous lieux, avec l'ardeur la plus fiévreuse.
J'ai fini par prier Dieu, par la suite, nerveuse au vu des événements qui se tramaient, tout en me disant que les Anciens Hommes avaient également cru en lui, en leur temps, et l'avaient honoré de leurs prières, comme je le faisais alors, avant de lui tourner le dos et de se vautrer dans la haine et la guerre, puis d'être balayés de la surface du monde.
Après-minuit : Bien incapable de m'endormir, après une journée si forte en émotions, je me suis adonnée une bonne heure durant à quelques exercices de méditation, afin de trouver le calme nécessaire à mon envol vers le monde des rêves. J'ai commencé par quelques mouvements de délassement, puis une fois relaxée, j'ai progressivement ralenti ma respiration jusqu'à placer mon corps entier dans une sorte d'état second, qui a permis à mon esprit de s'échapper vers les contrées du sommeil.
1er jour du mois des marses
Avant-mijour : Comme les trois GranPontes le faisaient avec leurs Pontes respectifs au même moment, j'ai réuni mes trois Pontifes en commission dans mes appartements attenants à la Haute Chapelle, là-haut, chez moi, au sommet du Pilier-aux-Prières, afin de m'enquérir de leurs réflexions et de leurs conseils.
La Première Pontife Madlène, une femme d'expérience, pleine de sagesse et que je considère comme la mère que je n'ai jamais eue, m'a exhortée à tout faire pour désamorcer ce conflit, car il n'y avait rien de pire que la guerre dans ce monde et que notre religion nous ordonnait d'entreprendre tout ce qui était en notre pouvoir pour l'éviter. La Seconde Pontife Janivone, pleine de réalisme, m'a alors fait remarquer que l'alternative à la guerre était la perte de notre souveraineté sur le pont, et que dans ces conditions, la guerre était préférable à une reddition, qui amènerait notre communauté à la servitude. Ma bonne amie Abine, la Troisième Pontife de notre pont, s'est ensuite écriée, pleine d'optimisme, qu'il existait une troisième voie entre la servitude et la guerre et que celle-ci passait par la négociation et le compromis. Madlène et moi avons acquiescé à ces paroles, tandis que Janivone a exprimé des doutes quant à la possibilité de définir les termes d'un accord qui satisferait à la fois les GranPontes et le Roi Hélon. Je lui ai répondu que la paix méritait que l'on essaie, avant d'ajouter qu'au cours des jours prochains, je consacrerai toute mon énergie à obtenir un tel accord.
Après-mijour : J'ai passé quelques heures avec Prunine, à l'école du pont, en compagnie de ses diacresses enseignantes ainsi que des enfants de la communauté. Ces derniers n'ont pas la moindre idée de ce qui se trame aux portes de nos forts et leur tendre insouciance a été une divine bénédiction pour moi, qui me trouvais si préoccupée et perturbée depuis la veille et l'arrivée des soldats seiniens.
Après la classe, j'ai fait part à Prunine de mon projet de parvenir à un compromis qui satisferait les GranPontes comme le Roi Hélon, et qui permettrait donc d'éviter la guerre. Elle a applaudi avec force cette initiative, qui était parfaitement en phase avec nos valeurs pontifiennes, avant de pointer du doigt l'ardeur de la tâche qui m'attendait, car je ne disposais pas du droit de vote en Conseil des Quatre, en conséquence de quoi il me faudrait, par mes seules paroles, réussir à convaincre deux des trois GranPontes de choisir le compromis et la paix, afin d'obtenir le nombre de voix nécessaires à atteindre la majorité au Conseil. Elle a ensuite longuement fait état de ce qu'il était bien anormal selon elle que les GranPontes disposent d'un droit de vote en Conseil et la Grande Pontife non, avant de finir par me proposer son aide si d'aventure j'avais besoin d'elle.
Avant-Minuit : J'ai à nouveau passé des heures dans la salle sacrée de la grande bibliothèque, seule, à parcourir l'un ou l'autre mémoire de mes devancières, et j'ai appris, à cette occasion, que notre peuple, qui avait une histoire longue de presque un quart de millénaire, n'avait pas une seule fois déclaré de guerre, et que lorsque d'autres peuples avaient voulu nous affronter, nos GranPontes comme nos Grandes Pontifes avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir pour désamorcer l'engrenage guerrier qui avait cours. Malgré tous ces efforts, notre communauté avait été prise dans des conflits par trois fois au cours de son histoire.
Le premier de ces trois conflits, nommé la « guerre de la rive gauche », avait eu lieu dans les années qui avaient suivi l'effondrement de la civilisation des Anciens Hommes, peu après que notre communauté se soit installée sur la rive gauche de la Seine, au pied de la tour Eiffel, effondrée depuis peu. Un autre peuple, le peuple des ténèbres, qui avait colonisé les carrières des Anciens Hommes se trouvant dans le secteur, sous Paris, s'était alors mis à nous attaquer, incessamment, en lançant sur nous de violentes razzias depuis leurs caches. Il nous avait fallu subir leurs assauts sauvages des années et des années durant, jusqu'à ce que l'érection du Fort-Piliers nous permette enfin de neutraliser la menace qu'ils constituaient.
Quelques décennies plus tard, après que nous ayons aménagé la tour effondrée en pont et gagné la rive droite du fleuve, notre peuple avait été pris dans une nouvelle guerre que l'on connaît aujourd'hui sous le nom de « guerre de la rive droite ». Celle-ci nous avait opposé à deux peuples, le peuple des collines, qui était installé au nord et à l'est de Paris, sur la colline des Martres, la colline des Chaumes, la colline des Belles et la colline des Ménils, et le peuple des îles, qui occupait les deux îlots situés au centre de Paris, Longu'île et Fin'île. Ces deux peuples nous avaient livré bataille après bataille, afin de nous bouter hors de la rive droite de la Seine et hors de notre pont également, mais bien heureusement, grâce à notre détermination et à notre supériorité technique, notre peuple avait tenu bon puis l'avait finalement emporté.
La troisième guerre menée par les nôtres, la « guerre de Paris », était advenue bien des années plus tard, alors que forts de nos victoires passées, nous nous trouvions maîtres de l'ensemble des terres du Paris des Anciens Hommes. À cette époque, notre République du Pont avait laissé place à la République de Paris et avec les nombreuses taxes que l'on récoltait, notre peuple vivait des années particulièrement fastes et prospères, sur un territoire large. Tout cela avait malheureusement pris fin près d'un siècle plus tôt, lorsque le Royaume de la Seine nous avait soudainement attaqué, avec une violence inouïe, avant d'écraser nos troupes puis de nous renvoyer à l'étroit derrière nos forts, où nous nous trouvons encore en ce jour.
Toutes ces lectures consacrées aux guerres que notre peuple avait livrées, ainsi qu'à leurs conséquences, m'ont fait comprendre, avec acuité et gravité, que notre pont vivait en ces jours des heures cruciales qui auraient des répercussions colossales sur le devenir de notre communauté, et que dans des moments historiques comme ceux que nous vivions, il me fallait absolument être à la hauteur des responsabilités qui étaient les miennes, pour le bien et la sauvegarde de tous les nôtres.
2ème jour du mois des marses
Début d'avant-mijour : Barbaran, Germion, Silvinin et moi avons débuté notre série de quatre journées d'inspection en nous rendant au sommet de la tour d'observation se trouvant sur les toits du Palais des Troupes, à quelque chose comme cent-et-cinquante mètres de hauteur. Depuis là, nous avons pu voir, sur les deux rives du fleuve, face à nos forts, des campements seiniens à perte de vue. Barbaran a affirmé que d'après ses estimations, entre sept et neuf milliers de soldats se trouvaient là. Prise de stupeur, j'ai alors fait remarquer que ce nombre était énorme et représentait plus de trois fois la population de notre pont, hommes, femmes et enfants compris, ce à quoi Barbaran a acquiescé, avant d'ajouter que le nombre ne faisait pas tout dans une guerre et que la femme que j'étais ne devait guère s'en faire pour ces considérations d'ordre numérique.
Milieu d'avant-mijour : Le Premier Ponte aux Troupes, Rolian, commandant du Fort-Piliers, nous a convié à une visite de son fort, une muraille rectangulaire de quatre-cents mètres de long sur deux-cents mètres de large, flanquée de cinq tours, deux tourelles ainsi qu'une porte, au sud. Une fois dans la cour du fort, il nous a raconté, non sans fierté, qu'au temps des Anciens Hommes, déjà, la zone avait été un lieu d'entraînement de soldats, si bien qu'elle avait été nommée Champ-de-Mars, du nom du dieu de la guerre des Antiques Hommes, qui était l'un des plus importants dieux auxquels on croyait aux temps de cette civilisation. Rolian nous a ensuite retracé l'histoire du Fort-Piliers, qui, au départ, n'avait été qu'un modeste rempart constitué de débris, dont le but était d'arrêter les razzias de « ces salauds du peuple des ténèbres », pour reprendre la formule qu'il a utilisée, et que cela n'avait été que bien plus tard qu'il avait été érigé à l'aide de larges pierres de taille provenant des ruines de divers édifices du Paris des Anciens Hommes.
Fin d'avant-mijour : Nous avons passé en revue les troupes du pont, réunies presque en totalité sur le Champ-de-Mars, trois centaines d'hommes, nous a précisé Barbaran. J'ai tiqué, en entendant ce nombre, puis j'ai demandé à notre GranPonte aux Troupes si trois-cents soldats pouvaient résister aux sept à neuf milliers de ceux qui se trouvaient face à nos portes. Barbaran, mi-grave, mi-amusé, m'a fait la leçon, une fois de plus, en lançant qu'un homme posté en haut de nos murailles, avec un arc, des flèches, des pierres et de l'eau bouillante, en valait cinquante d'en bas et qu'à ce compte-là, nous nous trouvions être quinze milliers d'hommes face aux sept à neuf milliers de soldats de l'armée seinienne. Silvinin a ajouté que les armes et armures de nos soldats étaient forgées par des ouvrageurs du pont, les meilleurs de toute la région, et en fer de la tour de qui plus était, un fer de haute qualité produit par les Anciens Hommes, et de loin de meilleure facture que celui qu'utilisait l'armée seinienne, si bien que nos soldats jouissaient d'équipements bien supérieurs à ceux de nos ennemis. Germion a aussi rappelé qu'en cas de besoin, le restant des hommes du pont pourrait venir prêter main forte à nos soldats et que nous disposions également d'alliés dans cette guerre, dont les troupes, nombreuses, viendraient équilibrer les forces en présence.
Début d'après-mijour : Le Second Ponte aux Troupes, Hichon, qui commande le Fort-Flèche, nous a à son tour fait visiter son fort, qui ressemble en tous points au Fort-Piliers, hormis que ses dimensions, deux-cents mètres sur cent mètres, sont deux fois moindres, et que son mur septentrional culmine en hauteur, au sommet de la colline de la Trocade. Hichon nous a lui aussi livré une leçon d'histoire en nous apprenant que cette colline, qui était aujourd'hui flanquée du Fort-Flèche, tirait son nom d'un autre fort, datant de l'époque des Anciens Hommes, le fort du Trocadéro. Ce dernier avait été pris par les forces de Paris, qui avaient obtenu là une si grande victoire militaire, que l'on avait donné son nom à cette colline. Hichon, par la suite, nous a rappelé que la construction du Fort-Flèche avait été bien postérieure à celle du Fort-Piliers et que celle-ci n'avait débuté que bien après que notre peuple a aménagé la tour en pont et mis le pied sur la rive droite de la Seine.
Fin d'après-mijour : Le Troisième Ponte aux Troupes, Lorin, qui est chargé de la sécurité du pont, nous a fait passer en revue le matériel de défense se trouvant disposé à même notre édifice de fer. Il s'agit de tout un attirail qui nous permet, en temps normal, d'aborder puis de stopper les embarcations qui tentent de passer sous le pont sans s'acquitter des taxes leur étant dues. L'on trouve là, sur toute la longueur de la Flèche et des Bas-Piliers de l'édifice, ancres, grappins, cordes, bâtons, échelles, lances, arcs et flèches qui pourraient être utilisés à des fins militaires en cas d'attaque par voie fluviale.
Point de la nuit : Après avoir rejoint mes appartements attenants à la Haute Chapelle, je me suis allongée quelques instants et j'ai repensé aux paroles échangées la veille avec Prunine. Ma tâche était de taille, en effet, puisque sur les trois GranPontes, je devais en convaincre deux de voter pour la paix en Conseil des Quatre, ce qui signifiait, étant donné que Germion semblait indécrottablement établi dans le camp de la guerre, qu'il me fallait amener Barbaran et Silvinin à mes vues. Cela ne serait pas une mince affaire, à l'évidence, d'autant plus que je devais accomplir ce prodige par un simple discours. Il me fallait donc trouver les mots justes, sous peine d'échouer, et à réaliser cela, la responsabilité qui pesait sur mes épaules de jeune femme de vingt-et-sept ans m'a étouffée de tout son poids, au point qu'il m'a fallu gagner l'extérieur, pour trouver de l'air et éviter de m'évanouir.
Avant-minuit : En parcourant les mémoires sacrés de la Grande Pontife Filomine, j'ai découvert que nos deux forts avaient été bâtis à l'aide des vestiges de plusieurs prestigieux monuments du Paris des Anciens Hommes. Le Fort-Piliers, de son côté, avait ainsi été érigé à partir des pierres de trois palais de la rive gauche parisienne, le Palais des Invalides, le Palais-Bourbon et le Palais du Luxembourg, tandis que le Fort-Flèche avait été élevé en utilisant les ruines de quatre palais de la rive droite parisienne, un palais immense nommé le Louvre, un deuxième, presque aussi grand, nommé le Palais-Royal, puis deux autres encore, de moindre taille, le Grand Palais et le Petit Palais. Filomine, et c'était là un point très intéressant, indiquait également dans ses écrits que notre peuple, pour ne pas attirer la colère de Dieu sur notre pont, avait choisi de ne pas toucher aux vestiges des plus importantes églises des Anciens Hommes de Paris, Notre-Dame, le Sacré-Cœur et la Sainte-Chapelle, ni même aux églises d'importance moindre comme l'église de la Madeleine, l'église Saint-Sulpice ou l'église Saint-Eustache, et que le Panthéon, ce mausolée où les Anciens Hommes faisaient reposer les plus illustres d'entre eux, avait lui aussi été épargné.
3ème jour du mois des marses
Début d'avant-mijour : Le soleil brillant agréablement, c'est à pied que je me suis rendue dans les entrailles du Pilier-aux-Ouvrages, où le GranPonte Silvinin nous avait donné rendez-vous, à Germion, à Barbaran et à moi pour notre deuxième jour d'inspection. En chemin, j'ai pu apercevoir plusieurs peintreurs besognant à quelques dizaines de mètres au-dessus du sol, accrochés à des poutrelles du pont à l'aide de simples cordages. Ces hommes-là, qui œuvrent à protéger le fer de notre édifice de l'humidité, au risque de leur vie, sont de véritables héros pour moi, qui suis sujette au vertige.
Après notre arrivée à tous, le Premier Ponte aux Ouvrages, Vinsian, qui est préposé à l'aménagement du pont, nous a fait passer en revue les centaines et les centaines de poutres et poutrelles en bois de différentes tailles qui se trouvaient entreposées au niveau inférieur du Pilier-aux-Ouvrages, puis il en a estimé nos réserves à plus d'une année, avant de nous rappeler que le bois était le premier matériau de construction utilisé sur le pont, du fait de sa légèreté, et ce, depuis les origines de notre communauté. Ainsi, hormis la structure du pont, qui était en fer, et les quatre palais ainsi que les quatre chapelles qui s'y trouvaient, partiellement bâtis en briques, la totalité de nos constructions étaient constituées uniquement de bois. Vinsian nous a menés un étage plus haut, après cela, au plus bas des niveaux intermédiaires du Pilier-aux-Ouvrages, où se succédaient à perte de vue des casiers emplis de rondins de bois destinés au chauffage et qui, malgré leur importance, aux dires du Ponte, ne nous suffiraient pas à passer l'hiver prochain dans le cas où nous aurions à subir un très long siège.
Fin d'avant-mijour : Le Troisième Ponte aux Ouvrages, Pilon, qui est chargé de l'entretien du pont, nous a guidés jusqu'au niveau supérieur du Pilier-aux-Ouvrages, tout en nous apprenant que la communauté entreposait là des centaines de tonnelets d'huile et d'essence, les deux produits nécessaires à fabriquer la peinture dont la structure de notre pont était recouverte. Il nous a également montré les stocks de charbon, le pigment noir que nous utilisons pour cette peinture, ainsi que les réserves de seaux, de pinceaux, de poils, ou encore de cordes servant aux peintreurs à s'attacher, afin de ne pas chuter.
Pilon, dont on réalise rapidement qu'il voue une sorte d'admiration pour notre pont, nous a rappelé que sans peinture, le fer de l'édifice ne serait pas protégé et rouillerait jusqu'à ce que l'ouvrage, fragilisé, ne finisse par s'effondrer. Il a ajouté que les Anciens Hommes enduisaient le fer de leur tour d'une peinture protectrice tous les sept ans, et que cette dernière avait connu plusieurs couleurs, à savoir le rouge, au départ, puis d'autres teintes allant du jaune, à l'orange en passant par le brun. Il a déclaré, après cela, que depuis que la tour était pont, elle avait toujours été peinte en noir par les membres de notre communauté, mais qu'à l'avenir, l'on pourrait très bien opter pour une autre couleur, si les GranPontes en décidaient jamais ainsi. Il a proposé un bleu intense ou un vert lumineux, qui siéraient particulièrement à notre édifice selon lui.
Pour ce qui était des stocks, Pilon nous a révélé que seules certaines zones devaient être repeintes au cours de cette année, et que pour cette besogne-là, ses hommes et lui disposaient de quantités amplement suffisantes de tout ce qui leur était nécessaire, si bien qu'un siège ne poserait pas de problème pour la sécurité de notre édifice, à moins d'être très long.
Début d'après-mijour : Le Second Ponte aux Ouvrages, Mamadon, qui est chargé de l'aménagement et de l'entretien des forts, nous a fait traverser le chemin de ronde du Fort-Flèche, puis celui du Fort-Piliers, afin de nous faire constater que les deux châteaux se trouvaient en parfait état et que nos murs, hauts partout d'au moins dix mètres et larges de deux, seraient un obstacle de taille pour nos ennemis. Il nous a ensuite fait pénétrer dans le souterrain situé sous le Fort-Piliers, avant de nous annoncer que celui-ci était opérationnel et prêt à être utilisé, tout comme celui qui se trouvait sous la colline de la Trocade, du côté du Fort-Flèche. Sur le chemin du retour vers la surface, nous nous sommes arrêtés quelques instants, afin d'observer le travail d'un groupe d'ouvrageurs, dont Mamadon nous a appris qu'ils s'employaient à détacher des murs de gros blocs de pierre destinés à être jetés sur nos assaillants du haut de nos murailles.
Fin d'après-mijour : Nous nous sommes retrouvés dans la cour du Fort-Piliers, devant la forge du pont qui se trouve en contrebas du Pilier-aux-Ouvrages. C'est là que nos forgeurs réalisent les vis, les clous, les rivets, mais aussi les marteaux, les tenailles, les scies et autres outils et outillages nécessaires à l'entretien et à l'aménagement de notre pont, sans oublier les épées, les pointes de flèches, les pointes de lances et les armures de nos soldats, ainsi que nos pièces et nos piécettes de monnaie également. Le Ponte Vinsian nous a fait visiter la forge tout en vantant le travail des forgeurs ainsi que la qualité de notre fer, que nous appelons le fer de la tour et qui est unique au monde, car il a été fabriqué par les Anciens Hommes spécifiquement pour l'érection de la tour Eiffel, cet ouvrage si exceptionnel. Vinsian a ajouté que les épées ainsi que les armures forgées ici faisaient trembler les soldats de la région entière et même au-delà, et que les pièces et piécettes que nous fondions avaient une qualité telle que les marchands de plusieurs territoires voisins avaient fini par les utiliser en lieu et place de l'or pour certains de leurs échanges. Le Ponte a conclu son propos en affirmant que nous disposions de réserves de fer de la tour pour plusieurs années, car de nombreuses pièces qui n'étaient pas indispensables à la solidité du pont ou qui étaient obsolètes du fait de la station horizontale de celui-ci avaient été retirées de l'édifice ou pouvaient encore l'être.
Point de la nuit : J'ai travaillé dans mes appartements de la Haute Chapelle à l'élaboration du compromis qui pourrait satisfaire tant les GranPontes que le Roi Hélon. Pour ce faire, j'ai cherché à déterminer ce qui était primordial pour chacun des deux camps et il m'est alors apparu que les GranPontes portaient une grande importance à récupérer les terres de Paris, annexées jadis par le Royaume de la Seine, afin que notre peuple dispose d'un territoire plus grand pour se développer, tandis que le Roi Hélon, de son côté, voyait comme essentiel de pouvoir faire usage d'un pont sur la Seine, pour des raisons militaires, à l'évidence, mais sans doute également pour des raisons économiques et commerciales. J'avais là une ébauche de compromis, après ce travail préliminaire – les terres de Paris contre un droit à faire usage de notre pont - ce qui était un bon début, mais n'était guère suffisant, si bien que j'ai encore longuement réfléchi aux détails de cet accord, par la suite.
Avant-minuit : Au cours de mes lectures nocturnes, dans la salle sacrée de la bibliothèque, j'ai appris qu'après s'être installés au niveau inférieur du Pilier-aux-Affaires, les premiers membres de notre communauté avaient aménagé le Pilier-aux-Ouvrages, là aussi, au niveau inférieur, avant de construire sur les deux piliers des niveaux intermédiaires puis d'en coloniser les niveaux supérieurs. L'on a ensuite progressé du côté de l'EntreBalcon, puis l'on s'est installé sur la Flèche, avant de gagner enfin les deux Haut-Piliers, le Pilier-aux-Troupes et le Pilier-aux-Prières. La construction des quatre chapelles de notre pont a suivi cette colonisation progressive. Ainsi l'Ancienne Chapelle, qui se trouve sur le Pilier-aux-Affaires, est l'aînée de toutes, comme son nom l'indique, suivie de la Chapelle Nouvelle, construite sur le Pilier-aux-Ouvrages. La Basse Chapelle a été bâtie bien plus tard à l'extrémité septentrionale de la Flèche, quelques années avant que ne soit construite la Haute Chapelle, au sommet du Pilier-aux-Prières.
4ème jour du mois des marses
Avant-mijour : Le Conseil des Quatre, en ce troisième jour d'inspection, a été convié par le GranPonte Germion au Palais des Affaires, où il nous a fait servir un verre d'un bon cru avant de nous emmener jeter un œil du côté des stocks de marchandises se trouvant entreposés aux niveaux intermédiaires du Pilier-aux-Affaires.
Le Premier Ponte aux Affaires, Andrian, un homme discret et réservé, qui en plus d'être le frère cadet du GranPonte Germion, est en charge des relations extérieures de notre pont, nous y a fait constater que notre communauté était en possession de fil, de tissus, de cuir, de vêtements, de céramique de table, de verreries, de tapisseries, de mobilier, de savon, de parfums et d'autres marchandises qui, en plus de notre or, que nous veillerons à conserver aussi longtemps que faire se pourra, seront utilisés pour payer nos alliés, lorsque ces derniers, comme ils s'y étaient engagés auprès de Germion et de lui-même, viendraient nous ravitailler en denrées alimentaires.
Après cela, le Second Ponte aux Affaires, Stivon, un homme bourru qui est responsable des taxes sur le pont, mais qui à l'évidence est plus à même de les récolter auprès des marchands qui passent par notre édifice que de disserter sur le sujet, nous a appris ce que nous savions tous déjà, autrement dit que depuis le début du siège, plus aucune charrette ni aucune embarcation n'était passée sur ou sous le pont, et que par conséquent, plus aucune taxe n'entrait dans nos caisses.
À ces mots, le Troisième Ponte aux Affaires, Milien, qui est le fils de Germion, quant à lui, a affirmé qu'en dépit de ces tracasseries financières, le chargé des rémunérations qu'il était mettrait un point d'honneur à continuer de payer dans leur entièreté les salaires des soldats, ouvrageurs et affaireurs qui besognaient pour le bien de la communauté. Germion, qui est sévèrement brouillé avec son fils depuis des années et ne le fréquente guère plus que lorsqu'il ne peut l'éviter, lui a répondu avec dédain que c'était là de la pure folie exempte de toute rigueur comptable, puisque plus la moindre recette n'entrait dans les caisses. Milien lui a rétorqué avec aplomb que pour payer les employés du pont, il n'y avait pas besoin de taxes entrant dans les caisses, mais seulement que nos forgeurs façonnent suffisamment de pièces et de piécettes pour que chacun puisse recevoir sa paie à la fin de chaque septaine. Le visage grimaçant, Germion a saisi son fils par l'épaule, avant de lui lancer que si l'on procédait ainsi, tous sur le pont disposeraient de quantités et de quantités de piécettes dans leurs bourses alors que sur les étals de nos échoppeurs, boulangers et autres bouchers, il n'y aurait rien à acheter ou presque, en conséquence de quoi nos pièces et piécettes perdraient toute leur valeur jusqu'à redevenir du vulgaire fer. Je suis intervenue à ce moment-là et j'ai mis un terme à la querelle quelque peu technique entre les deux hommes en rappelant que le fer de la tour, que nous utilisons pour frapper notre monnaie, ne serait jamais que du vulgaire fer, car il avait été forgé par les Anciens Hommes, afin d'élever la plus haute tour du monde, et que notre pont, ce si noble édifice, en était entièrement constitué. Tous deux ont convenu à cela très volontiers avant d'abandonner leur dispute non sans s'adresser encore chacun un dernier regard en coin méprisant.
Mijour : Une fois les visites du jour terminées, j'ai remonté le Pilier-aux-Affaires en longeant la route commerciale empruntée par les marchands souhaitant franchir le pont. Celle-ci démarre dans la cour du Fort-Piliers, puis passe par le niveau inférieur du Pilier-aux-Affaires, qu'elle traverse en pente montante jusqu'à déboucher à la surface, au niveau supérieur de la Flèche. Lors de mon passage, j'ai aperçu de nombreux affaireurs traînant ici ou là aux abords de la route, occupés à discuter ou à jouer aux cartes ou au jeu du fer à cheval. Il faut dire qu'en l'absence de marchands passant en charrette sur notre pont ou en bateau sous notre pont, ils se trouvent tous sans ouvrage, puisqu'il n'y a pas de taxes à prélever ni de marchandises à charger ou à décharger. Leurs gamins, un peu plus loin, s'amusaient à descendre à toute vitesse le grand glissoire du pont, qui en temps normal, sert à acheminer des marchandises du sommet jusqu'à la base de notre édifice, mais qui depuis quelques jours, n'a plus d'autre utilité que d'amuser les gamins du coin.
Par la suite, j'ai voulu flâner un peu au niveau supérieur de la Flèche, mais très rapidement, plusieurs échoppeurs sont venus à ma rencontre, afin de me faire part de la détresse que leur causait le siège en leur enlevant toute possibilité de négoce avec les marchands de passage, auxquels ils avaient l'habitude d'acheter et de vendre des marchandises. Il leur restait néanmoins les ventes aux membres de notre communauté, pour gagner leur croûte, mais celles-ci ne pourraient se faire que tant qu'ils disposeraient encore de stocks, soit quelques septaines tout au plus. J'ai tâché de les rassurer du mieux que j'ai pu, sans toutefois trop m'en faire pour eux, puisqu'ils sont les membres les plus riches de notre communauté et donc pas les plus à plaindre d'entre les nôtres.
Après-mijour : Assise à la table de mes appartements, face à quelques feuilles griffonnées, j'ai réalisé que si le compromis que j'avais imaginé la veille était parfaitement équilibré et profitable à notre pont comme au Royaume de la Seine, il fallait encore, pour qu'il soit accepté par tous, que je parvienne à faire réaliser à chacun que la guerre présentait des coûts très importants et qu'un risque de défaite loin d'être négligeable existait pour un camp comme pour l'autre. J'ai travaillé plusieurs heures durant à élaborer cette partie de mon discours et j'ai été tellement plongée dans mes réflexions, à cette occasion, que j'en ai manqué le dîner.
Avant-minuit : Mes lectures du soir, dans la salle sacrée, m'ont apprises que notre communauté était la plus faste de la région et sans doute même de tous les pays alentours, et que c'était au commerce que notre peuple devait sa prospérité. En effet, à partir du moment où nous avions aménagé notre tour effondrée en pont sur lequel il était possible de traverser la Seine, les marchands au long cours qui achetaient et vendaient des deux côtés du fleuve s'étaient empressés d'emprunter notre édifice plutôt que de dangereux bacs, moyennant une taxe, évidemment. À la même époque, nous avions également mis en place une contribution à l'adresse des diverses embarcations qui souhaitaient passer d'amont en aval du fleuve, ou inversement, et tout cela mis bout à bout avait apporté de véritables fortunes à notre communauté.
Les marchands qui passaient par notre pont, en outre, s'étaient rapidement mis à approvisionner nos échoppeurs en tout ce qui se trouvait de mieux dans le pays, et ce faisant, ils avaient permis à ces derniers de devenir de très riches négociants. Ils avaient également fait la fortune de nos hôteleurs, en demeurant bien souvent une ou plusieurs nuits sur notre pont, ainsi que celle de nos aubergeurs, en se restaurant dans leurs établissements. Les employés de toutes ces maisons n'avaient malheureusement pas autant bénéficié du commerce que leurs patrons, puisqu'ils étaient très mal payés, la plupart du temps.
5ème jour du mois des marses
Avant-mijour : Pour notre quatrième et dernier jour d'inspection, j'ai invité les trois GranPontes à visiter le niveau inférieur et les niveaux intermédiaires du Pilier-aux-Prières, afin de leur faire passer en revue nos réserves alimentaires.
Avant de commencer, j'ai rappelé à tous que lorsque notre communauté s'était installée au pied de la tour effondrée, deux siècles et demi plus tôt, les hommes avaient été tant accaparés par l'aménagement du Pilier-aux-Affaires et l'érection du Fort-Piliers, que les femmes avaient pris en charge les travaux des champs, les bêtes, le stockage des denrées agricoles ainsi que les affaires religieuses et l'éducation de la jeune génération. Tout cela, bien que fort lointain, avait laissé sa marque sur nos us, par-delà les décennies et les siècles, et ainsi, de nos jours, des femmes, les religieuses du pont, s'occupaient encore de toutes ces tâches, si bien que les réserves de denrées de notre communauté avaient été établies auprès d'elles, du côté du Pilier-aux-Prières.
Abine, une fois mon discours achevé, a mené les GranPontes sur place, dans les profondeurs de notre Pilier, puis elle leur a fait découvrir l'ampleur de nos réserves : des tonnes et des tonnes de blé, de seigle, d'orge, d'avoine, de riz et de quinoa pour les céréales, presque autant pour les fécules, pomme de terre et patate douce, à peine moins pour les légumineuses, pois, haricots et lentilles en tous genres, sans compter les centaines et les centaines de kilos de carottes, de panais, de betteraves, de navets, de citrouilles et de potirons que nous conservions, pour ce qui était des légumes. Ma bonne amie leur a ensuite fait voir nos réserves de viande séchée, de terrine, de poisson fumé et de fromage avant de leur montrer les nombreux pots de confitures et de miel dont nous disposions, puis de leur faire admirer nos réserves de vin et d'alcool, qui étaient particulièrement importantes, ce qui a réjoui le GranPonte Barbaran, autant pour lui que pour ses soldats.
Madlène, que j'avais chargée de faire un comptage des animaux en présence sur le pont et de calculer ce que nous pourrions en attendre comme denrées, nous a ensuite rapporté qu'entre les poules du Pontifat et celles possédées par des membres de notre communauté, nous devrions disposer de plus d'une centaine d’œufs par jour. Elle a ajouté qu'avec les deux coqs qui se trouvaient sur le pont, il nous serait aussi possible d'élever des poussins et de tuer quelques poules de temps en temps. En ce qui concernait la pêche, Madlène a déploré que seule une poignée de pêcheurs ne réalisant que de fort modestes prises travaillaient sur le pont, car notre communauté, en temps normal, se fournissait en poisson à Sèzes, un village situé plus à l'ouest, par-delà la forêt du Bois-Debout. Elle a également regretté qu'étant donné qu'il ne se trouvait ni vaches ni chèvres sur le pont, il nous faudrait nous passer de lait, de beurre et de crème jusqu'aux premiers ravitaillements.
Janivone, à qui j'avais demandé, de son côté, de faire un recensement du nombre d'hommes, de femmes et d'enfants présents sur le pont, a déclaré, après cela, qu'en se fiant aux registres de la communauté qu'elle s'occupait de tenir à l'Ancienne Chapelle, elle était arrivée au nombre de mille-et-neuf-cents bouches à nourrir, soit sept-cents hommes, huit-cent femmes et quatre-cents enfants. Suite à cela, j'ai conclu que d'après les estimations que j'avais réalisées avec les diacresses aux réserves, nos stocks de denrées devraient nous permettre de tenir environ quatre mois, si bien qu'il n'y aurait, a priori, pas de difficultés particulières à nourrir les nôtres en attendant que nos alliés ne nous livrent en denrées, après deux mois de siège, comme cela avait été convenu avec eux.
Le GranPonte Silvinin, une fois le groupe arrivé au niveau supérieur du Pilier-aux-Prières, près de la Haute Chapelle, s'est dit très satisfait de l'état de nos réserves et a félicité le Pontifat pour son admirable gestion. Barbaran lui a emboîté le pas, affirmant qu'il s'agissait là d'un travail épatant pour des femmes, avant que Germion n'ajoute que si nos stocks de denrées étaient importants, le nombre de bouches à nourrir l'était tout autant, et que nous devions ainsi gérer nos réserves avec parcimonie et rigueur sous peine de se retrouver dépourvus plus vite qu'on ne le pensait. Je lui ai répondu que j'y veillerai scrupuleusement, avant de me tourner vers Barbaran et de lui déclarer, avec une pointe de malice qu'il n'a pas relevée, que je tâcherai de faire aussi bien que mes capacités de femme me le permettraient.
Après-mijour : À ma demande, la diacresse Prunine m'a rejointe dans la grande salle de la bibliothèque, où je lui ai fait lire le discours que j'avais préparé pour le Conseil des Quatre du lendemain, avec mes arguments en faveur de la paix, dans la première partie, puis les points saillants du compromis que j'avais imaginé dans la seconde partie. Prunine a parcouru mes notes avec attention, puis elle a déclaré le plus sérieusement du monde que si elle était GranPonte, tout cela la ferait immédiatement renoncer à la guerre. Elle a ensuite attiré mon attention sur quelques améliorations qui pouvaient encore être réalisées, avant d'affirmer que mon travail était remarquable et qu'elle prierait pour qu'il parvienne à faire entendre raison aux GranPontes et à préserver la paix. Je l'ai remerciée très chaleureusement pour son soutien.
Avant-minuit : J'ai encore une fois beaucoup appris de mes lectures du soir dans la salle sacrée. J'ignorais par exemple jusque-là que nous, les cheffes des religieuses de la communauté du pont, devions notre nom de Pontifes, et non de Pontes, à la Grande Pontife Évelène, qui avait trouvé le terme particulièrement adéquat, étant donné qu'il avait été porté par quelques chefs religieux de la civilisation des Antiques Hommes, qui pour la petite histoire, devaient leur nom à ce qu'ils avaient pour fonction d'entretenir un pont sacré dans une ville nommée Rome. Leur chef était d'ailleurs appelé, comme nous, le Grand Pontife. Les Anciens Hommes, par la suite, avaient eux aussi repris le terme, le plus important de leurs dignitaires religieux s'étant fait appeler le souverain pontife durant des siècles et des siècles. Évelène avait alors estimé, en conséquence de tout cela, que conserver cette dénomination serait un pont merveilleux entre nos trois civilisations.
Après-minuit : Je me trouvais si nerveuse et si anxieuse face à l'intervention qu'il me faudrait effectuer en Conseil des Quatre, le lendemain, en présence des trois GranPontes, que j'ai décidé de méditer quelques temps, avant de gagner mon lit, bien consciente que sans mes exercices de détente du corps et de l'esprit, je ne parviendrais jamais à trouver le sommeil. Tout cela m'a fait le plus grand bien, je dois dire, et lorsque je me suis couchée, ma tête se trouvait libérée de tous mes tracas, ce qui m'a permis de m'endormir en un instant.
6ème jour du mois des marses
Mijour : Une certaine gravité pouvait se déceler sur les visages des trois GranPontes, ainsi sans doute que sur le mien, à l'ouverture d'un Conseil des Quatre qui allait être déterminant pour l'histoire de notre pont, puisqu'il allait décider si nous entrerions ou non en guerre contre le Royaume de la Seine.
…