Trois histoires courtes sur les Créatures

En GranQarélie, les adeptes de la principale religion du Royaume, le cordonnisme, nourrissent la croyance que le Malicieux ainsi que ses GranDémons ont créé jadis trois sortes de Créatures dans le but de mener les hommes à leur perte: les Chantres, les Monstres et les Spectres.

Voici trois courts récits les concernant.

Lorsque les hommes oublieront que les Créatures parvinrent jadis

à réduire à néant les riches et puissants Royaumes des Anciens Hommes

et qu'arrogants et vaniteux, ils baisseront leur garde et cesseront d'être vigilants,

le Malicieux lancera ses hordes de Chantres, de Monstres et de Spectres sur leurs terres

et ce jour-là, le Bénicieux lui-même ne pourra rien pour eux. 


Épître dit de l'Apocalypse du GranCordon Betsabon,

troisième lune de l'an de bien trois-cents et trente-trois.




Non loin des Terres des Chantres...


Gaélène, allongée au sol, haletante et tremblante, remonta tout à coup sa culotine le long de ses cuisses le plus rapidement qu'il lui fut possible de le faire. Elle se leva ensuite puis se mit à fuir, mais ses jambes se trouvaient si engourdies qu'elle ne fut guère capable que de mettre fébrilement un pied devant l'autre. L'idiot, l’homme au visage déformé par un bec-de-lièvre et qui était resté là à mater la scène libidineusement tout en se secouant, n'eut dans ces conditions aucun mal à la rattraper, et lorsque ce fut fait, il la saisit méchamment par le bras. 

— T'crois vraiment qu't'peux nous échapper comme ça, sottarde ? grogna-t-il de sa voix nasillarde.

L’instant d’après, il tira Gaélène par le bras et ce faisant, il la ramena auprès de l'homme qui l'avait possédée de force.

— On fait quoi d'elle, GranSire ? demanda l'idiot. On la laisse partir ? On la tue ?

L'homme, qui se trouvait de dos, se retourna et Gaélène, exécrée à l'idée d'avoir à nouveau à poser ses yeux sur sa barbe hirsute ainsi que ses cheveux longs crasseux de rouille, figea son regard vers le sol. L'homme s'avança ensuite, doucement, très doucement, puis une fois tout proche, il souleva le menton de Gaélène de sa main pour la contraindre à contempler encore sa ganache infâme. La jeune femme, fière malgré la situation désespérée dans laquelle elle se trouvait, se refusa à lui accorder cette faveur et détourna le regard de côté. Loin d'en être agacé, l'homme sourit.

— Elle sait qui je suis, mon bon Ragon, et ce que je suis aussi ! Il n'est donc pas question de la laisser filer ! gronda-t-il.

À ces mots, l'idiot dégaina de sa poche un vieux couteau abîmé qu'il brandit en l'air tout en s'approchant de Gaélène, mais son maître, d'un geste furtif de la main, lui somma de patienter.

— On l'emmène avec nous ! ordonna-t-il. J'ai laissé ma semence s'épandre en elle, et bientôt peut-être, si le Malicieux le veut, un enfant au sang de Démon grandira en ses entrailles !

Entendant cela, Gaélène agrippa la main et le couteau de l'idiot puis plaça sa gorge tout contre le tranchant de la lame rouillée. 

— Tuez-moi ! supplia-t-elle. Je vous en conjure ! Tuez-moi !

L'idiot, surpris par l'attitude soudaine de la jeune femme, la repoussa d'un geste si violent qu'il la fit tomber à genoux. Son maître, de sa voix rocailleuse, émit alors quelques ricanements affreux avant de s'accroupir puis de passer doucement ses doigts dans les cheveux de Gaélène, encore et encore. 

— Je t'emmène avec moi dans les profondeurs des Orques Malignes, dans mon antre, finit-il par déclarer. Tu m'y donneras un fils ou une fille robuste, puis je te tuerais de ma propre main si tu veux encore mourir ! Et sinon, je te ramènerais à SaintCercle, parole du Sire des Chantres !

Il se releva puis fit un signe de la main à son valet. Celui-ci rangea son couteau dans sa poche avant d'intimer à Gaélène de se lever d'un grognement sourd. La jeune femme s'exécuta, puis tous trois se mirent en route vers les Terres des Chantres, à l'ouest.




Non loin des Terres des Monstres... 

Élioton dormait profondément au pied d'un haut platane lorsque les grognements de Tili, son fidèle malinois, le réveillèrent. Éreinté par plusieurs longues journées de marche en altitude, le berger se contenta de poser machinalement son bras sur le dos de l'animal et de le caresser jusqu'à ce qu'il se tranquillise. Élioton se tourna ensuite sur le côté, puis finit par se rendormir, mais quelques instants plus tard, le bruit soudain d'une rafale de vent le fit sursauter. Au même moment, Tili vint se blottir tout contre lui, tremblant de peur, ce qui interloqua grandement Élioton, car l'animal, des plus téméraires, n'avait pas encore une seule fois adopté un tel comportement auparavant, même confronté à un loup errant ou à un chien sauvage. Il avait même fait fuir un ours une fois, à force de tourner autour de lui et d'aboyer incessamment. Il s'agissait donc avec certitude de quelque chose de différent qui se terrait dans l'ombre, mais de quoi ? Une idée bien affreuse traversa furtivement l'esprit du berger, mais celui-ci se refusa à l'envisager comme crédible. Les Monstres n'existaient pas et n'étaient qu'une légende ! Il en était certain et c'était bien pour cela qu'il n'avait pas écouté tous ces couards du village qui lui avaient vivement déconseillé de venir faire paître ses bêtes dans ce coin si proche des Terres des Monstres !


La gorge serrée, Élioton fouilla dans son sac puis se saisit de son couteau. Il se leva ensuite, s'approcha du feu qu'il avait allumé la veille lorsque la nuit avait commencé à prendre ses droits, puis y préleva un rondin de bois dont une des extrémités était embrasée, tandis que l'autre, à l'écart du feu, avait été épargné par les flammes. Lorsqu'il se releva, il aperçut en face de lui, à quelques pas à peine, une femme étrange, complètement nue et parfaitement immobile qui le scrutait de ses yeux perçants. Élioton, stupéfait, crut d'abord à une apparition, mais dès lors que la créature commença à s'approcher de lui, poussé par l'effroi, il brandit le rondin de bois embrasé vers l'avant. La femme adopta alors une position d'attaque, les genoux fléchis et les bras postés sur les côtés, menaçants. Elle montra également les dents à Élioton en grognant d'une manière sauvage, tel que l'aurait fait un animal ; puis tout à coup, elle recula de quelques pas, se retourna, puis s'éloigna. Élioton eut à peine le temps de se dire qu'il l'avait échappé belle qu'un violent coup lui fut porté à l'arrière de la tête. Sonné, il chuta lourdement au sol, inconscient. Lorsqu'il recouvra ses esprits, quelques minutes plus tard, il repoussa Tili, qui lui léchait le visage, puis il frotta son crâne endolori en grimaçant. Il lui sembla alors percevoir du bruit, au loin. Il cessa tout mouvement, se concentra et distingua deux voix, l'une aiguë et fluette, celle d'une femme, à l'évidence, et l'autre grave et rauque, celle d'un homme. Tout à coup, les paroles cessèrent. Angoissé, Élioton se plaça à quatre pattes, très doucement, en tâchant d'être parfaitement silencieux. Il leva ensuite les yeux et aperçut deux formes étranges se mouvoir au loin. Soudain, un mouton bêla nerveusement, puis un autre. Au même moment, Tili se réfugia entre les jambes du berger, qui ne cessant de fixer l'horizon, aperçut tout à coup l'une des deux formes prendre son envol, puis l'autre l'imiter quelques secondes plus tard. Éberlué, Élioton se leva, s'éloigna de quelques mètres du platane, puis scruta les cieux, et bien que ceux-ci furent assez sombres cette nuit-là, il parvint à distinguer au-dessus de lui ce qui semblait être deux aigles grands comme des hommes, qui tenaient chacun dans leurs serres un mouton. Le berger les suivit du regard jusqu'à ce qu'ils ne se dérobent à sa vue, vers le sud et les Terres des Monstres. Dès lors, il s'affaira à dénombrer ses bêtes malgré l'obscurité et constata que deux d'entre elles manquaient à l'appel. Là où se trouvaient les deux formes étrangers un peu plus tôt, le berger trouva également deux mares de sang. Abasourdi, il ne ferma plus l’œil de la nuit, de peur que les deux Monstres ne reviennent et à la première lueur du jour, il se mit en route avec Tili et le troupeau en direction du nord, bien certain qu'il ferait dorénavant comme tous les autres au village et ne s'approcherait plus jamais de ce coin maudit.  





Non loin des Terres des Spectres...

Ciriline marchait depuis plusieurs heures à travers le GranMarais, progressant aussi rapidement qu'il lui était possible de le faire dans cet environnement sauvage, lorsque tout à coup, la rivière qui marquait la frontière avec les Terres des Spectres, la Lisière, lui apparut enfin. Une fois au bord du cours d'eau, Ciriline s'avança sans hésiter dans la terre vaseuse, puis pénétra doucement dans l'eau, pas après pas, malgré la froideur de celle-ci. Elle procéda de cette manière jusqu'à ce que n'ayant plus pied, elle fut contrainte de nager. Elle se mit alors à gigoter comme une forcenée de ses quatre membres afin de se rapprocher de l'autre rive tout en se maintenant à la surface. Tout cela lui demanda beaucoup d'efforts, et elle crut bien se noyer à l'une ou l'autre reprise, mais elle finit par rencontrer à nouveau le sol de ses pieds. Une fois sur l'autre rive, Ciriline ôta ses vêtements complètement gorgés d'eau afin de les essorer un peu. À cette occasion, elle ne put manquer d'apercevoir une fois de plus - et pour la dernière fois de sa vie, espéra-t-elle - les ravages que la vervénose avait opérés sur son corps. Ses bras, ses jambes, son abdomen, sa poitrine et même son cou et son visage étaient parsemés des tiges vertes ainsi que des baies noires caractéristiques de l'affection. Ciriline, tout en tordant son pullon pour le dégorger de l'eau vaseuse dont son tissus était imbibé, se remémora l'espace d'un instant comme ses seins, désormais tant meurtris par la maladie que l'on n'en apercevait plus les tétons, cachés qu'ils étaient par des grappes de baies noires, avaient été joliment galbés, des années plus tôt, du temps où elle cheminait à Tourbes, insouciante, et vivait chichement de ce labeur. Tout cela, c'était avant, avant qu'un client atteint de la vervénose ne s'ébatte avec elle sans rien lui dire de son infection par la maladie, avant que celle-ci ne se déclare ensuite au niveau de ses cuisses, puis ne se propage doucement à tout son corps, avant qu'accablée et affligée, elle ne fasse ses adieux à ses amis, à ses parents, ainsi qu'à sa fille et avant qu'elle ne se présente enfin aux gardes de la ville qui la menèrent dans le GranMarais, cette vaste zone où tous les vervéneux des Tourbières étaient envoyés en bannissement. Sanglotante, Ciriline se rhabilla en se disant que ses souffrances prendraient bientôt fin, et cette douce idée l'apaisa. 


La jeune femme marcha très longuement vers le nord jusqu'à tomber sur un petit sentier de forêt qu'elle suivit durant la moitié d'une heure. Celui-ci la mena à un chemin plus large qui déboucha sur les abords de ce qui ressemblait à des habitations. Ciriline s'en approcha et remarqua quelques ombres se mouvant au loin avec agitation. Il lui sembla également entendre des cris mais elle n'en fut pas tout à fait sûre. Cette foutue maladie, au stade terminal, faisait tout fonctionner de travers en vous et ainsi, la jeune femme n'y voyait presque plus et n'entendait guère davantage. Elle s'approcha encore en scrutant le sol afin de ne pas trébucher sur quelque obstacle, puis soudainement, en relevant la tête, elle distingua deux silhouettes humanoïdes portant des armures complètement noires, juste en face d'elle, à une cinquantaine de mètres environ. Il s'agissait à n'en pas douter de Spectres, enfin d'après les descriptions qu'on lui en avait faites pour le moins. Ciriline, d'un pas décidé, avança encore et encore, jusqu'à finir par courir et lorsqu'elle se trouva à quelques pas à peine des deux Spectres, l'un d'entre eux lança sur elle un puissant éclair qui l'atteignit à la poitrine avec une force telle qu'elle fut violemment propulsée plusieurs mètres en arrière. Affalée sur le dos, Ciriline râla et suffoqua tout en se sentant heureuse de quitter ce monde avant d'être rendue dingue par la vervénose. Il lui sembla ensuite qu'un des deux Spectres se penchait au-dessus d'elle. Elle plissa les yeux afin de pouvoir mieux le distinguer, mais même de cette manière, elle ne discerna ni yeux, ni bouche, ni visage. Puis ce fut le noir complet. 




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